Les vieux époux

Les habitants du quartier les voyaient souvent faire leurs courses. C’était un couple de vieilles personnes que tout le monde connaissait. Ils paraissaient être d’un autre temps. Ils étaient très courtois et aimables, et disaient toujours un petit bonjour et un mot bienveillant aux gens qu’ils croisaient. Bien qu’ils dussent être mariés depuis très longtemps, des décennies, il n’y avait aucune animosité entre eux. Ils étaient toujours tendres l’un envers l’autre. Personne ne les avait jamais vu se disputer ni s’adresser des mots aigres. Au contraire, ils se tenaient souvent la main tandis qu’ils marchaient dans la rue. Ils trottinaient l’un à côté de l’autre en se parlant avec entrain, et parfois riaient d’une bonne histoire qu’ils se racontaient. Que pouvaient-ils bien se dire qu’ils ne s’étaient pas déjà dit, car ils ne se séparaient jamais ? Mais peu importe ce dont ils devisaient, ils semblaient heureux de l’existence qu’ils partageaient. Les bavards du quartier qui faisaient des commentaires sur tout, disaient d’eux qu’ils étaient fusionnels. 

 

Ils étaient toujours accompagnés de leur chien. C’était un petit bâtard très laid, au corps tout en longueur, au poil blanc gris parsemé de touffes rousses, avec de courtes pattes épaisses, un museau allongé et des oreilles pointues. Il ne ressemblait à rien. Il devait avoir des ancêtres de multiples origines dont certaines caractéristiques s’étaient mélangées pour former ce curieux animal. De plus, il était vieux, toujours essoufflé et avait une voix rauque. Bien qu’il fût vilain et cumulât les défauts, ses maîtres l’adoraient. Ils ne sortaient jamais l’un sans l’autre, ni sans leur chien.

 

La pauvre bête avait bien du mal à marcher sur les trottoirs accidentés. Il s’arrêtait souvent pour reprendre son souffle. Il levait la tête et semblait calculer l’effort à produire pour faire quelques pas de plus. Ses maîtres l’attendaient toujours patiemment. Ils se tournaient vers lui quand la laisse se tendait et l’encourageaient d’une parole. L’animal soufflait comme une forge et se résignait à avancer.

 

Il leur était bien égal d’attendre leur chien. Ils le faisaient bien volontiers pour occuper leur temps. Attendre, il leur semblait qu’ils n’avaient plus rien d’autre à faire dans leur existence. Attendre que le temps passe, attendre que les choses s’effritent. Plus personne n’attendait rien d’eux. Alors, ils profitaient de chaque jour pour faire de petites choses qui leur apportaient du bonheur à tous les deux. Ils n’avaient qu’une peur qui leur vrillait le ventre, la disparition de leur chien. Quand ils y pensaient, ils frissonnaient comme si un vent glacial les avait traversés.

 

Ils mettaient tout en œuvre pour que sa vie soit la plus confortable et la plus agréable possible. Malheureusement, ils ne pouvaient pas faire grand chose contre le vieillissement et la maladie de la pauvre bête. Néanmoins, l’animal était bien soigné, ménagé, cajolé, entouré comme un enfant. Son panier était toujours propre et son coussin secoué tous les jours pour que les débris et les poussières ne l'empêchent pas de dormir. Sa nourriture était préparée avec de bons produits du marché et sa dose de médicaments quotidiens n’était jamais oubliée.

 

Leur existence à tous les trois se déroulait sans heurts. Elle était banale, routinière et simple et ils n’en demandaient pas plus pour être heureux.

 

Mais un jour tout changea. Au cours de leur promenade, alors qu’ils revenaient des courses avec leur panier chargé, ils découvrirent un petit chien abandonné dans la rue. Il était maigre et son poil était terne et rêche. Il ne devait pas avoir mangé depuis longtemps et paraissait affamé. Il était si efflanqué qu’il avait de la peine à se tenir debout sur ses pattes flageolantes. Il se traînait presque par terre. Alors le bon cœur de la vieille femme ne fit qu’un tour. Ni une ni deux, elle jeta un regard à son époux qui semblait hésiter tout de même. Mais lui non plus ne put résister longtemps au besoin de sauver la pauvre bête dénutrie. Il baissa les yeux et hocha la tête en signe d’assentiment. Ce chien avait peut-être des puces ou était malade. De plus, il n’était pas propre. Il avait probablement dormi dehors depuis plusieurs jours, voire des semaines ou même des mois. 

 

La femme posa son panier par terre et en vida le contenu dans un filet qu’elle emmenait toujours avec elle.

 

– On ne sait jamais, disait-elle souvent en l’agitant avec frénésie, on pourrait en avoir besoin.

 

Elle tendit le filet à provisions rempli à son mari. Puis elle attrapa le petit chien qui ne pesait rien et l’installa dans le panier, sans se préoccuper de la présence de puces, de maladie ou de saletés. Il se laissa faire sans réagir.

 

– On va s’occuper de toi, murmura-t-elle en caressant la tête de l’animal. Tu ne peux pas rester comme ça, sinon tu vas mourir de faim et de froid. 

 

Elle se releva en portant le panier où se trouvait maintenant le chien enroulé sur lui-même. Il la fixait de ses bons yeux et agitait doucement la queue.

 

– Regarde, fit-elle à son mari. Il est déjà plus heureux. Nous allons le ramener à la maison et bien le soigner. Et nous chercherons s’il a des maîtres. Le vétérinaire pourra nous aider. 

 

Son mari acquiesça sans mot dire, et ils se remirent en route pour rentrer chez eux. Cette fois, ils tiraient la laisse un peu fort quand le vieux chien qui les suivait faisait mine de s’arrêter.

 

– Dépêchons-nous, disaient-ils, le petit a faim.

 

Ils le soignèrent et l’appelèrent Junior. Il fut examiné par le vétérinaire, vacciné, stérilisé, pucé et toiletté. Les vérifications avaient été faites, il n’appartenait à personne. C’était un chien errant. Désormais, il faisait partie de la famille et il avait une maison. Il n’aurait plus jamais faim ni froid, ses nouveaux maîtres y veilleraient. Parce qu’ils pensaient avoir le sens de l’humour, ils rebaptisèrent leur vieux chien Senior. Mais autant Junior était un petit nom gentil, autant Senior accentuait les défauts de la vieille bête malade et avait une connotation ambiguë.

 

Junior, qui était un jeune chien, se remit très vite de ses carences et s’intégra rapidement. Il prit de plus en plus de place à la maison. Plus il s’accoutumait à sa nouvelle vie, plus il séduisait ses maîtres qui en étaient fous. Au contraire, la cote de Senior était tombée au plus bas. Sa lenteur, qui les amusait autrefois, les exaspérait aujourd'hui. 

 

Ils n’avaient plus beaucoup de temps à consacrer à Senior, s’occuper de Junior était tellement plus amusant ! Les promenades avaient changé du tout au tout. Ils jouaient à la balle avec lui dans le parc. Le jeune chien un peu fou courait si vite et bondissait avec d’autres chiens, c’était si plaisant de le voir plein de vie. Quand ils lui lançaient un bâton, Junior revenait avec son trophée dans la gueule et ils avaient l’impression qu’il riait. Grâce à lui, ils faisaient de nouvelles connaissances, des maîtres qui promenaient leurs chiens comme eux avec lesquels ils bavardaient volontiers. Ils étaient si absorbés par leur petit bonheur qu’ils finissaient par en oublier Senior. Il leur arrivait même parfois de le laisser à la maison et de ne partir qu’avec Junior. Le pauvre vieux chien n’avait plus droit à sa promenade quotidienne.

 

Pauvre Senior ! Il se mit à dépérir de tristesse. Plus ses maîtres l’ignoraient, plus il en éprouvait de l’amertume. C’était à peine s’il avait encore un peu d’appétit quand il voyait sa pâtée dans la gamelle. Il détestait l‘intrus. Pourtant Junior était amical avec lui. Il se ruait sur lui, se couchait entre ses pattes et le humait avec son museau humide, comme s’il cherchait à jouer. Senior n’appréciait pas du tout d’être ainsi ridiculisé, il se raidissait et tournait la tête. Il semblait abattu par la familiarité et le sans gêne de Junior, lui qui avait eu l’habitude d’être le préféré de ses maîtres et avait toujours été traité avec délicatesse.

 

Le temps passa et la tendance s’accentua encore. Ses maîtres ne s’apercevaient pas que Senior se laissait mourir petit à petit. Il n’avait plus goût à rien et même la promenade ne l’intéressait plus. De plus, il commençait à tousser la nuit et les empêchait de dormir.

 

Un jour, ils l’oublièrent dans le parc. Il se traînait si lentement derrière eux qu’ils finissaient par ne plus le voir, mais ne s’en inquiétaient pas. C’était tellement plus amusant de lancer la balle à Junior qui la rapportait toujours, ou de le faire bondir pour attraper une branche. Ils rentrèrent à la maison sans le vieux chien.

 

Ils restèrent un certain temps sans penser à lui et, tout à coup, s’aperçurent qu’il n’était pas là. Le soir était en train de descendre et une fine pluie tombait. Ils réalisèrent avec terreur combien ils avaient négligé leur vieux compagnon. Ils partirent aussitôt à sa recherche avec Junior. Le parc était encore ouvert mais il allait bientôt fermer. Le gardien faisait son dernier tour pour faire partir les retardataires. Ils remuèrent ciel et terre, appelant Senior désespérément. Mais le vieux chien ne se trouvait nulle part.

 

Il faisait nuit maintenant. Le gardien voulait rentrer chez lui. Il les poussa gentiment mais fermement dehors et ferma les grilles.

 

– Votre chien n’est pas là, expliqua-t-il. Vous le chercherez demain, car vous n’allez pas le retrouver dans l’obscurité. Il a dû sortir du parc.

– Vous ne voulez pas essayer ? gémissaient le mari et la femme catastophés, tandis que Junior regardait l’homme avec de bons yeux en quête d’une réponse positive. Vous ne le connaissez pas, il est si lent. Il ne peut pas être sorti tout seul.

 

Le gardien ne céda pas. Il avait sa vie lui aussi, et pas de temps à perdre avec des propriétaires irresponsables. Les réverbères étaient allumés dans la rue, mais le parc était totalement dans le noir. On ne distinguait rien sous les arbres. Ils longèrent les grilles, appelant inutilement le vieux chien. Seul le silence leur répondit. Ils rentrèrent chez eux la mort dans l’âme. Même Junior traînait la patte derrière eux. Il avait la queue pendante et les oreilles basses.

 

Ils ne fermèrent pas l'œil de la nuit. À la première heure le lendemain matin, ils se précipitèrent à nouveau vers le parc. Les grilles venaient à peine d’ouvrir. Ce n’était pas le même gardien, celui-là était beaucoup plus aimable. Il les aida à chercher Senior. Ils le retrouvèrent sous un buisson où le pauvre chien s’était traîné pour se cacher avant de mourir. Il n’avait pas fière allure, tout mouillé, couvert de terre et de débris de feuilles mortes.

 

Un groupe de badauds s’était réuni autour d’eux et commentait la macabre découverte. Ils se demandaient comment il était possible que le pauvre chien se soit retrouvé tout seul dans le parc. Leurs voix pleines de reproches exacerbaient la tristesse des maîtres. Certaines personnes connaissaient le vieux couple. Ils avaient pitié de leur chagrin. Personne ne comprenait ce qui s’était réellement passé. Pendant si longtemps, on les avait vus avec leur vieux chien déambuler dans le quartier. Qu’avait-il bien pu se passer pour que leur cher animal meure ainsi sous un buisson ? Il était vrai que depuis que les vieux époux avaient eu un nouvel animal, ils avaient moins revu le chien si laid. L’avaient-ils abandonné ?

 

Le mari et la femme se sentaient très mal. On les aida à soulever la pauvre bête pour la transporter chez le vétérinaire où il fut pris en charge. Ils rentrèrent chez eux juste avec Junior. Plus jamais ils ne reverraient Senior. 

 

À cette perspective, leur cœur se serra. Ils savaient qu’ils auraient beau avoir tous les regrets du monde, rien n’apaiserait leur peine d’avoir oublié leur vieux chien. Ils ne l’avaient pas accompagné pour mourir. Alors qu’ils se plaignaient parfois qu’on les laisse toujours tout seuls, ils avaient fait bien pire envers Senior ! Leur conduite était inqualifiable. Ils étaient si contents de l’avoir avant, quand Senior était le seul à partager leur solitude. Leur vie ne serait plus la même, ils culpabiliseraient toujours d’avoir été si négligents. Ils n’en revenaient pas de réaliser combien ils avaient été égoïstes et sans cœur. Ils ne se voyaient pas comme ça. Malgré leur désintérêt pour Senior, ils aimaient sincèrement leur vieux chien. Mais ils s’étaient laissés subjuguer par Junior. Ils l’avaient sauvé de la rue, ce qui lui avait donné un prix inestimable à leurs yeux. 

 

Ils s’en voulaient terriblement et cherchaient une idée pour calmer leur détresse. Ils avaient besoin de le revoir.

 

Ils connaissaient un peintre des rues qui vendait des toiles sur le marché. Ils lui demandèrent s’il voulait bien faire le portrait de leur chien. Ils lui donnèrent une photo de Senior. L’artiste qui était un barbouilleur sans talent leur vendit une véritable croûte qu’il leur fit payer le triple du prix. Mais, par miracle et contre toute attente, le chien était assez ressemblant. Il avait un corps tout en longueur, au poil blanc gris parsemé de touffes rousses, avec de courtes pattes épaisses, un museau allongé et des oreilles pointues. Et surtout, son regard était réussi. 

 

Avec leurs yeux humides, ses anciens maîtres le trouvèrent le plus beau du monde.

 

Ils accrochèrent la toile au-dessus de la cheminée dans leur salon. Senior les observait désormais du haut de son perchoir avec ses bons gros yeux. Parfois le soir, quand ils allumaient un feu pour se réchauffer, ils contemplaient le tableau. Junior était assis en rond à leurs pieds sur le tapis. 

Ils voyaient des étincelles dans les yeux de Senior, reflets des flammes ou éclats de lumière sur le vernis de la toile. Mais ils préféraient imaginer qu’il s’agissait de petits signes venus de l’au-delà. Alors ils se prenaient la main car ils savaient que le vieux chien les avait pardonnés. Indifférent à ces moments de recueillement, Junior soupirait d’aise et fermait les yeux avant de s’endormir bien au chaud. Il commençait à vieillir lui aussi.

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