Je suis Anastàzie Hanka. Et je vous parle du ciel.
Je parle aux vivants, parce que moi je suis morte il y a bien longtemps. Parfois, je me demande : «Où sont toutes ces années que l’on nommait ma vie ? Que sont devenus les sourires édentés de Pavlicezk, les chaussettes roses égarées de Naama, les miettes de pain moisies que je donnais aux pigeons près du puits piqué de marguerites ?». Pourtant, je n’ai pas perdu la bague que je n’ai jamais échangée avec Krista. Je n’ai pas perdu non plus nos enfants qui n’étaient pas destinés à naître. Je n’ai jamais construit de mes mains aimantes le moindre orphelinat. J’ai beau fouiller ma mémoire, je ne trouve aucune trace du livre que je n’ai jamais écrit. J’ai simplement écrit un autre livre où les chapitres se nommaient tour à tour «innocence», «joie», «tremblement de terre». Ce qui a existé de moi était bien peu de chose. Mon existence fut courte au pitchi poï, aussi fugace qu’une pincée de sel lancée dans le tchoulent. J’ai vécu mon expérience humaine comme si j’avais traversé le rêve d’un autre. Pourtant, malgré sa fin étouffante, personne n’a le droit de me dire que ce ne fut pas une vie heureuse. J’interdis à quiconque sur terre de pleurer sur mon sort tant qu’il n’aura pas vécu sa propre fin.
Je suis Anastàzie Hanka. Et je parle aux vivants pour qu’ils ne s’inquiètent pas. On meure tous un beau jour, et c’est très bien ainsi. Peu importe la façon surprenante par laquelle on disparaît. Peu importe sa peur ou sa joie au moment de rendre l’âme. La mort n’est qu’une feuille d’automne rendue légère qui se décroche en douceur de sa branche. Le corps lourd de fatigue ne pourra pas monter dans le train. Il restera sur le quai. Mais il laissera tous ses souvenirs de vie partir en voyage. Les regrets, les amours, les délices, tout sera gardé dans le coffre du cœur, le meilleur comme le pire. Et l’on sera surpris de voir que notre meilleur pouvait engendrer le pire et que notre pire pouvait engendrer le meilleur. De cela, on en sourira, et parfois même on en rira, on en rira tellement que nous aurons hâte de traverser une nouvelle vie.
- Dépêche-toi, Anastàzka ! m’a dit mon père ce matin-là.
Le pauvre, il ne parvenait pas à fermer les valises, tellement ses mains tremblaient.
Ma mère était tout au bord du lit, hébétée, immobile comme une statue. Ses yeux brillaient, étrangement fixes. Elle semblait dire adieu à nos tristes meubles. Et puis, elle a décalé une bougie de quelques centimètres et s’est levée.
Dehors, la nuit avait chassé l'été. Il faisait si froid que la bise mordait nos pieds, nos douces mains. Nous avons intégré la file indienne désordonnée de tous nos voisins qui marchaient à grands pas. Les uns doublaient les autres, lesquels ne tardaient pas à être doublés à leur tour. Une chose était certaine, nous n’allions pas prier à la synagogue qui s’éloignait dans notre dos. Nous laissions derrière nous l’Invisible et ses Lois tant aimées.
- Où va t-on ? ai-je demandé à mon père.
- Nous partons en voyage.
- Ah bon ? Où ça ?
- Au grand soleil !
- Tous en même temps ?
- Oui.
- Pourquoi ?
- Parce que nous avons eu un prix de groupe.
Mon père m’a souri. Je crois bien que c’était la première fois qu’il répondait aussi simplement à mes questions.
J’ai encore regardé autour de moi, un peu surprise. Des gens sortaient de partout, l’air ahuri, avec des valises, des marmites, des grands saucissons sous le bras. C’était plutôt joyeux à voir toute cette activité matinale. À part pour les mariages et la Bar Mitzvah, ce n'était pas tous les jours que nous sortions ainsi de notre pitchi poï.
À hauteur de chez Jindrich, le marchand d'articles de luxe et de cartes postales, Ovadia Yosef, notre rabbin, s’est soudain agenouillé pour embrasser la terre. Un petit groupe apitoyé s’est formé alors autour de lui et quelqu’un a dit : et voilà la vie, bonheur est peu de chose, que d’épines pour une rose !
À la sortie du village, nous avons croisé Pavel le rempailleur. Il m’a lancé avec une splendide larme sur sa joue :
- Et alors, ma chère Stàzka, tu viens aussi, c’est merveilleux !
- Et oui, je suis bien heureuse de découvrir le monde ! Et toi, tu es heureux, Pavel ?
- Mais je suis le plus heureux des hommes, puisque tu es là ! Tu vas nous protéger, c’est certain !
- Vous protéger de quoi ?
- Eh, tu sais, dans les voyages il peut toujours arriver bien de choses.
- Comme quoi ?
- Eh, on égare une valise ou son billet de train. Les toilettes sont bouchées. Le chauffage tombe en panne. La locomotive tousse et s’arrête d’un coup.
- Oh, je ne sais pas réparer une locomotive, moi !
- Non, mais tu aideras juste les cheminots à… Bon écoute, tu n’auras rien d’autre à faire qu’à être toi-même. De temps en temps, tu nous souriras et nos cœurs seront aussitôt apaisés. Voilà, c’est tout simple.
- Très bien, je ferai cela. Promis.
C’est dans le coin de l’obscur wagon que je me suis remise à sucer mon pouce. Bercée par les cahots du train, j'essayais de m’imaginer dans le ventre de ma mère. Ou bien je rêvais que le creux de ma main était une plage de sable doré où couraient de petits crabes rouges. Nous étions tous serrés comme des sardines et le wagon commençait à sentir les toilettes. Juste à ma droite, une vieille femme n’arrêtait pas de gémir, de se plaindre du ventre. J’avais beau lui sourire, ses douleurs la martyrisaient toujours. Les gens très patients au début ont fini par lui demander de se taire. Ils lui disaient que tout le monde souffrait, mais souffrait en silence. Ils lui demandaient de rester digne. Mais elle n’y parvenait pas.
Le deuxième jour du grand voyage, l’été est revenu aussi subitement qu’il s’était enfui la veille. La veille encore nous grelottions, maintenant nous étouffions. Des gouttes de soleil filtraient à travers les fentes des parois du wagon. Elles fabriquaient sur nos figures des perles d’argent malicieuses. Certains, qui avaient pleuré en silence toute la nuit, se sont mis à me sourire. Ils semblaient penser que c’était moi qui créais ce prodige de lumière divine. Mais je n’y étais pour rien. Ma mère aussi n’arrêtait pas de me sourire et de me tenir la main, comme si j'étais toujours une petite fille. Les mamans aimeraient toujours avoir leur enfant blotti contre leur sein ou encore dans leur ventre, mais ce n’est pas possible. Un jour, j’espère que ma laideur m’enlaidira moins. Ainsi, j’espère que moi aussi je pourrais devenir mère. Dans l’idéal, j’aimerais avoir sept adorables enfants de Krista. Ils seraient intelligents comme leur père, apprendraient bien à l'école, puis s’en iraient à la grande ville pour devenir des instruits. Le soir, ils m’apprendraient ce qu’ils ont appris et comme ce seraient mes enfants, peut-être que je comprendrais mieux la folie de la vie.
Le troisième jour, la vieille dame qui gémissait sans trêve a commencé à vomir sur ses voisins. Elle délirait de plus en plus. Elle disait qu’elle avait un enfant dans son ventre, un enfant mort. Quand elle retrouvait un semblant de calme, elle s’inventait une mère imaginaire et la priait de venir jusqu’à elle. Elle sanglotait tout doucement : viens me chercher, maman, viens me chercher !
Lorsque nous sommes enfin descendus du train le quatrième jour, la vieille dame ne souffrait plus. Sa mère était sans doute venue la chercher. Comme il fallait faire vite pour rejoindre la rampe, on l’a laissé dans un coin du wagon. Elle était en chien de fusil et semblait dormir comme une petite enfant.
Sur le quai, j'ai été bouche bée de voir que la gare était immense. Si bouche bée, que je me suis évanouie durant quelques secondes. Mon père m'a donné quelques tapes sur les joues et je me suis réveillée. J’étais de nouveau debout dans cette gare, mais dans ma tête mon rêve de voyage dans un sublime pays se prolongeait. Le train roulait toujours.
Autour de moi, les gens grouillaient comme à l’intérieur de la Tour de Babel. Ils déambulaient en tous sens comme s'ils avaient perdu leur ombre sous le soleil cuisant.
Pour nous accueillir, des hommes très bien vêtus tenaient des chiens en laisse. Je n'avais jamais vu de tels chiens, ils étaient très beaux. Chiens et maîtres aboyaient parfois sur ceux qui avaient le malheur de prendre trop leur temps, ou lorsque quelqu’un ne comprenait pas qu’il fallait laisser sa valise sur la rampe.
Moi, je suis allée avec ma mère et mes deux petites sœurs dans la file des femmes. Certaines pleuraient de joie, sans doute heureuses d'avoir été délivrées de la chaleur humaine et des odeurs de crottes qui régnaient dans les wagons.
Derrière moi, à environ dix pas, j'ai aperçu soudain mon père à la dérobée dans la file des hommes. Et là, d’un coup, mon cœur a chaviré quand il a surpris derrière son épaule la tête chérie de mon bien-aimé que j’aimais plus que ma vie. Là, presque devant moi se trouvait Krista. Krista et ses perles de dents, Krista et ses lèvres couleur de framboise, Krista et sa beauté divine. Je me sentais si proche de lui qu’aussitôt j’ai remercié Dieu pour ce jour miraculeux. J’ai remercié Dieu de n’avoir pas oublié Krista. Mon père le tenait par l’épaule. Krista me regardait et me souriait. Il n’avait pas honte de me regarder et de me sourire. De sa main de blanc velours, il m’a fait un petit signe comme pour me dire que tout allait bien se passer. Comme pour me dire que le Ciel avait enfin eu pitié de nous, en nous sortant de la boue du pitchi poï. Alors soudain mon cœur est sorti de ma poitrine et je crois bien qu’il s’est envolé au pays de l’amour comme ma colombe blessée s’était envolée un beau jour pour ne plus jamais revenir.
À un moment donné, un homme très bien vêtu a donné un coup de crosse sur la tête de Pavel, parce que son étoile jaune s'était décrochée de son manteau. Le sang a jailli de sa tempe et cela a commencé à me faire peur. Pavel s’est écroulé sous le choc, mais il s'est relevé bientôt, en me lançant un sourire, une sorte de sourire de clown maladroit. Et il m’a fait comprendre de loin : c’est de ma faute, ne t’inquiète pas, tout est normal !
Et puis, les deux files ont été séparées. Celle des hommes est partie vers la gauche et celle des femmes et des enfants vers la droite.
Mon père et Krista m'ont fait un au revoir de la main, comme s'il partaient aux champs pour moissonner. Ils étaient fiers et beaux à voir. Ils étaient pleins de vie et d’optimisme. Ils donnaient de l’entrain aux retardataires. Comme je ne savais pas quand je les reverrais, j’ai alors fait cette chose insensée dans ma tête : j’ai embrassé Krista sur la bouche. Et puis, j’ai baissé le regard un peu honteuse de lui avoir volé ce baiser.
Ma mère a pris la main de mes deux petites sœurs, et nous avons suivi le long cortège des femmes et des enfants. En quittant la rampe, nous avons bifurqué pour emprunter un chemin bordé de belles palissades vert printemps. Sur celles-ci couraient des centaines de fleurs fraîches multicolores. On se serait cru à l’entrée du paradis. D’autant qu’une musique angélique sortie de nulle part nous accompagnait.
En peu de temps, nous avons rejoint un grand bâtiment gris où se trouvaient les douches, car nous étions très sales et sentions très mauvais.
Dans le vaste vestiaire, j'ai aidé maman à déshabiller mes deux petites sœurs et puis je me suis déshabillée à mon tour avec des gestes très lents. Heureusement, Dieu avait tout prévu, car nous avions deux crochets de porte-manteau rien que pour nous.
Toutes les femmes et les enfants étaient maintenant entièrement nus et nous n'osions pas trop nous regarder. Mais cela nous était difficile, car partout où nos regards portaient la nudité envahissait nos yeux.
Ensuite, maman a fait un parapluie de chaleur avec ses bras pour réchauffer mes petites sœurs qui frissonnaient beaucoup. Puis, elle les a emmenées à petits pas vers la salle des douches. Et moi, j’ai pris mon temps pour plier soigneusement nos affaires et aligner bien droit nos huit souliers sous le banc.
C'est à cet instant-là que le beau soldat aux yeux bleus s'est approché de moi.
Avec sa baguette de musicien, il a soulevé mon menton qui était plongé vers le sol. Puis, il a regardé longuement ma poitrine de son regard brillant, comme si j'étais la plus belle statue de chair du monde. Il a ôté son joli gant en cuir. Et, de sa main de pure douceur, il a pris mon sein droit, qu'il a pesé un instant dans sa paume en fermant les paupières. Semblant subjugué par la lourdeur sensuel de ce sein, il s'est alors emparé du gauche qu'il a commencé à caresser et à pétrir en tous sens. Voyant que j'en avais la chair de poule, il a pincé tendrement mon téton entre ses doigts de pure douceur, et m'a souri. À ce sourire interrogateur, j'ai répondu par un sourire réjouissant, faisant apparaître cette fossette sur ma joue qui rendait mon merci plus précieux. Sur cette offrande de soumission, son sourire s'est élargi plus encore, il a pincé ses lèvres, y a fait glisser sa langue, jusqu'à me provoquer un frais plaisir dans tout le ventre.
À cet instant, j'aurais voulu ne pas voir autour de moi tous ces corps nus qui nous épiaient. J'aurais voulu que ce beau soldat m'emporte avec lui dans un bateau de papier, au loin, très loin, bien au-delà de la rivière Pzeck. J'aurais voulu qu'il voit ma beauté intérieure et qu'il me dise que c'était la plus belle beauté intérieure qu'il n'avait jamais vue de sa vie. Et alors je lui aurais dit : tu es aussi magnifique que Krista ! Oh non, en vérité tu es bien plus séduisant que Krista ! Moi, je m'appelle Anaztàsie, mais tu peux me donner le diminutif que tu veux, pourvu que tu restes dans mes bras pour l'éternité !
Magnanime et distingué, il a fait alors devant moi la plus belle des révérences qu'un prince puisse faire devant une princesse. Puis, il m'a pris la main comme on invite à la danse une demoiselle au bal, et il m'a conduite d’un pas majestueux jusqu'à la salle des douches.
Comme j'étais la dernière à entrer dans ce lieu, il a repoussé délicatement la lourde porte en fer derrière moi. Et, par le petit hublot, il m'a envoyé du bout de ses doigts le plus sensible des baisers.
C'était le premier baiser d'amour que je recevais dans ma vie.
Ce faisant, il s'est éloigné à pas tranquilles. Je pensais ne plus jamais voir son visage, quand il s'est retourné une dernière fois pour m'offrir un sourire de regret. Sur son chemin, il a ramassé une large culotte qui traînait sur le sol, qu'il n'a pas tardé à froisser dans sa main. Juste avant de disparaître par la petite porte du fond, il l'a jetée négligemment sur une haute pile de vêtements. Et il a disparu. Je ne bougeais absolument pas, pas le moindre cil. Il n'était plus devant mes yeux. Mais je le voyais toujours. Il vivait dans mon cœur.
C’est alors qu'une chaude lumière m'a éclairé de l'intérieur. C'était comme si tous les noirs nuages se dissipaient d'un coup dans mon esprit d'oiseau. Je me suis mise à songer que dans l'heure mon corps sentirai moins mauvais, que ma poitrine redeviendrait aussi blanche que le linge de Marizckà la lavandière. Je me suis mise à songer qu'après cette douche bienvenue, je demanderai son parfum à maman et que j'en mettrai dans mon cou, sur mes poignets, entre mes seins.
Et puis soudain, au milieu de la bousculade, des premières griffures, des premiers cris, je me suis mise à rêver au retour de mon beau soldat aux yeux bleus. Il revenait vers moi avec un bouquet de lys. Il n'avait plus ce regard gêné et un peu froid, mais un regard d'amoureux libre, hanté par son seul désir, qui ne peut pas, ne peut plus se détacher du regard de sa bien-aimée. Alors, il approchait sa bouche de la mienne. Irrésistiblement, il approchait sa bouche. Et il posait sa bouche contre mes lèvres. Il les butinait, les goûtait finement, en croquait gentiment les gerçures. Enfin, ne pouvant plus tenir, il m'embrassait soudain délicieusement, frénétiquement, jusqu'à ce que le délice et la frénésie de son baiser m'emportent au paradis.