Hier soir, je me suis endormie sur la paille, avec un chant de louanges pour la bouche de mon bien-aimé. Mon bien-aimé est un ange aux boucles noires qui me fait souffrir sans qu’il le sache. Et c’est tant mieux si mon bien-aimé ignore ma fièvre pour sa beauté, car sa beauté est plus précieuse que ma vie. Mon bien-aimé est mon trésor, mon bien-aimé est le miracle de ma métamorphose. Sans lui, je ne sentirais pas le vin de la tendresse s’écouler sans fin sur ma langue, ni les folles brûlures sur mon ventre. Sans lui, je ne connaîtrais pas la sueur du désir qui perle entre mes seins quand j’aperçois au loin sa silhouette adorée. Sans lui, mon cœur battrait à peine. Sans lui, je crois bien que je ne pourrais respirer.
Grâce à Dieu, mon bien-aimé ne connaît pas ma cachette d'amour où brillent mes yeux pudiques. Depuis le judas de la palissade, je peux admirer en paix ses moindres gestes majestueux, les volutes de sa fumée de cigarette, la décision qu’il prend ou non de partir en chemin. De là, mon bien-aimé ne sait pas qu’il est aimé plus que les anges ne l’aimeront jamais. Cette cachette, c'est la maison impure de mon coeur. Parfois, quand je perds un peu la raison, je me demande : "Quel est donc ton joyeux et douloureux secret, Anastàzie ?". Et je me réponds : "J’aime pour la première fois de ma vie !". Et je me dis encore : "Détourne ton regard petite vicieuse, tu n'as pas à l'aimer sans son consentement."
Toute la nuit sur ma paille, j’ai pleuré de joie en rêvant de mon bien-aimé. Mes larmes roulaient sur ma bouche et je les buvais une à une en pensant que c'étaient les siennes, aussi sucrées que la sauge des prés. Ce rêve n'en finissait pas. Du crépuscule à l'aube, sur la pointe des pieds, mon bien-aimé sortait de sa maison et rejoignait ma couche tiède. Et j’avais les yeux clos, puisque je rêvais de lui. J’avais les yeux clos, mais je le voyais bien vivant venir jusqu’à moi. Il abaissait son front de cygne vers mon visage. Il posait délicatement ses lèvres sur mes lèvres et me murmurait : ô merci Dieu, merci, j’embrasse la plus belle fille de la terre ! Aussitôt, j’en pleurais de reconnaissance. Et je lui répondais, aussi émue que la rose laisse éclore son premier pétale au printemps : je ne suis pas la plus belle fille de la terre, mais je suis bien la fille la plus heureuse de la Voie lactée !
Ce matin, je me suis réveillée à l’aube avec un cœur léger d’oiseau, prêt à rendre grâce à une nouvelle journée de ferveur pour mon bien-aimé. Je me suis habillée et je suis allée m’asseoir dans ma chère prairie pour rêver encore de lui, les yeux ouverts. Tout était splendeur dans la nature silencieuse. Le doux soleil de septembre chatouillait la pointe de mes seins. Le ciel était d’un bleu d’amour. À l’horizon, les hommes faisaient valser leurs faucilles, tandis que les femmes formaient des gerbes d’or échevelées. Tout autour de ce pauvre peuple, les blés poussés par le vent semblaient danser la hora aux sons du cymbalum, de l’accordéon, de la flûte de pan. J’étais si heureuse à cet instant précis que j’ai chanté pour la coccinelle qui avait choisi ma main pour jardin de repos. Des chansons, je n’en retiens aucune à cause des pensées incessantes pour mon bien-aimé. Alors je les invente comme je peux, mêlant aux souvenirs de ma vie des sensations étranges :
Écoute ma chanson, jolie bête à bon Dieu. J’ai recueilli une colombe que j’ai soignée. Cette colombe m’apporte du grain. Avec le grain, je fais du pain. Je donne le pain aux poules. Les poules me font des œufs. Et avec les œufs, que fais-je ? Dis-moi, jolie bête à bon Dieu ? Je fais le Schaleth, le délicieux gâteau aux pommes.
Deuxième couplet, écoute bien. Il est un peu plus triste celui-là.
Mais là-bas, n'y va pas. La neige est rouge, Les anges ont froid. Plus rien ne bouge au fond des bois.
Voilà, c’est tout. Cela t’a plu ?
Une fois finie ma chanson, j’ai compté les taches noires qui ponctuaient le dos rouge de mon infime amie. Et je lui ai murmuré, avec la même douceur que les murmures de mon bien-aimé :
- Moi, j’ai quatorze ans. Soit le double de ton âge, jolie mangeuse de pucerons. Si tu m’aimes un peu, moi je t’aimerai toujours.
À ce moment-là passa Pavlicezk, le vieux meunier, qui ne se lassait jamais de ma joie débordante. Il me disait souvent qu’elle le rapprochait de Dieu comme un aimant. Me découvrant de loin, il en oublia sa démarche lugubre pour de gaies enjambées et, comme à son habitude, il ne tarda pas à me couvrir de compliments :
- Eh ho, Anastàzka ! me lança t-il, ma belle, ma sublime Hanka !
- Eh ho, le monde ! Me voici à vos yeux, lui répondis-je.
- Ô tendresse mélodieuse de nos âmes endormies ! Ô soleil de nos vies ombragées ! Comme tu fais plaisir à voir. Comme tu me donnes de bonheur rien qu’en t’apercevant.
- Merci, tu es très gentil Pavlicezk.
- Mais que fais-tu toute seule dans ce pré ? Que fais-tu de si beau ?
- Je rêve. Je regarde passer le vent entre les lys.
- Tu as donc des yeux si subtils pour voir filer le vent ?
- Oui, car aujourd'hui je ris. Je suis Hanka l'heureuse.
- Et pourquoi, es-tu si heureuse ? Spécialement aujourd’hui ?
- C’est un secret. Veux-tu que je te le dise ?
- Sûrement pas malheureuse. Garde-le bien au chaud dans l’écrin de ton cœur.
- C’est dommage, il est très beau.
- Je n’ai rien entendu. J’ai les oreillons et le tympan perforé. Ce n’est vraiment pas de chance.
- En effet.
- Que Dieu te bénisse, ma chère Ana ! Ô voix d’or de nos moissons !
- Que Dieu te bénisse, Pavlicezk ! Soigne-toi bien !
J’aime offrir le meilleur de ma joie à Pavlicezk. Quelquefois, ses yeux se couvrent de larmes de gaieté rien qu’en me voyant et cela fait grandir plus encore ma joie.
Pourtant, Pavlicezk ne sait pas tout. Il croit tout connaître de moi, mais il ne sait pas tout. Comment saurait-il d’ailleurs que mon vrai prénom n’est pas Anastàzka, mais Anastàzie.
C'est un joli prénom Anastàzie. Malheureusement, on m’appelle rarement ainsi dans notre Pitchi Poï. Lorsque quelqu'un me hèle au coin de la ruelle ou au détour de la prairie venteuse, c'est toujours avec des Stàzka, des Stàzicka, des Anastàzka.
Toute petite, j'étais un peu triste qu'on me surnomme de cent façons différentes. Je ne comprenais pas pourquoi on m’appelait «La meilleure d’entre nous», «Bonté divine», «Doux rayon de miel». On me faisait croire que j’avais plusieurs visages, alors que devant le miroir c’était toujours Anastàzie que je voyais. Et puis, au fil des années, j’ai compris qu’il n’y avait rien à comprendre. Je me suis habituée à être Anastàzie dans mon corps et beaucoup d'autres filles dans ma tête. Je me suis habituée à être Stàzka dans la grand'rue Valdemar. Stàzickia au bord de la rivière d'argent qui serpente entre les bouleaux. Ou encore Anka chez Jindrich, le marchand d'articles de luxe et de cartes postales.
Il faut dire que dans mon shtèïtl, on aime les enfants mieux que les roses, mieux que les prières, mieux que les oreilles d'Aman, les gâteaux pour Pessakh. Il n'est aucun enfant qu'on n'enlace, qu'on n'embrasse au moins sept fois dans une journée. C’est ainsi, c’est la coutume, les baisers remplacent l’argent qui est si dur à gagner. Car l’enfant est sacré dans mon shtèïtl, tout comme le devient le vieillard penché, crachotant, sale, éberlué, qui a oublié tous ses prénoms. Entre les deux, l’enfant et le vieillard, il y a les embrasseurs, ceux qui adorent embrasser parce qu’on les a beaucoup embrassé quand ils étaient petits et qui espèrent bien être embrassés en retour lorsqu’ils seront très vieux. Et puis, il y a les embrasseurs qu’on traite d’insensibles parce qu’ils embrassent du bout des lèvres quand ils offrent un cadeau aux enfants. On leur dit alors à plusieurs reprises : donne-le, donne-le donc ton cadeau ! Allez, lâche-le ! Et embrasse la petite mieux que ça ! Allons, mets-y tout ton cœur et ta tristesse s’envolera !
Comme la pauvreté est notre seule richesse dans mon shtèïtl, les cadeaux pour les enfants se fabriquent uniquement avec des morceaux de bois ou des mots qu’on ne trouve qu’au fond du cœur. À tous les anges nés dans la misère comme moi, on offre sans compter un tas de diminutifs, afin qu'ils escaladent la montagne de la vie tout en douceur. On m'a dit là aussi que c'était une très vieille coutume qui nous était venue à dos de chameau depuis un lointain désert. Je n'ai jamais eu la chance de voir le moindre chameau, ni le moindre désert. Mais je veux bien le croire.
La plupart du temps, je ne comprends rien, vraiment rien, aux histoires qu’on me raconte. Mais j’aime y croire. J’aime imaginer l’infinie hauteur de la tour de Babel, les pluies torrentielles du Déluge. J’aime me blottir dans un petit coin de l’Arche de Noé et attendre patiemment le retour de la colombe avec son rameau d’olivier frais dans le bec. Parfois, en fermant les yeux, je peux voir la mer Rouge qui s’ouvre en deux et les chars des pharaons qui me pourchassent. Je n’ai jamais vu la mer, mais je la devine comme une aveugle verrait le soleil au milieu de la nuit. Je ressens que la mer est un espace sans limite qui me blesse, un espace qui s’étend en moi telle une pierre au fond d’un gouffre. Et de là, elle monte et descend en moi, elle passe comme un galop à travers ma poitrine et plonge son sommeil salé entre mes hanches. Je ne le dis à personne, mais chaque nouvelle histoire que j’entends, même la plus farfelue, est comme un bateau de papier qui me fait voyager sur la rivière Pzeck. Alors, je deviens la minuscule, la minuscule Hanka. J’ai l’impression que mes doigts sont les cinq continents et que le monde entier brille au creux de ma main.
Il faut dire que je suis une fille particulière au sein de mon shtèïtl. Je suis quelqu’un que l'on respecte pour sa rareté. On ne m’appelle pas que Stàzka, Stàzicka, ou Anastàzka. On m’appelle aussi la fleur-naïve du pitchi poï. Tout le monde se plaît à dire que c'est ma chance d’être candide comme une brebis. Que cela me préserve de bien des méchancetés. L’innocence m’a t-on dit est la couleur la plus blanche de la terre. C’est aussi le bouclier d’amour de Dieu. C’est un peu comme si mon esprit vivait dans un lieu clos aux confins du silence, à l'abri des ronciers et des pièges à lapin, pour ne pas être blessée ni ne jamais blesser personne.
En plus d’être l’innocente, j’ai aussi ce qu’on appelle de l’intelligence, mais de l’intelligence attardée. J'entends toute chose, mais lorsque mes éducateurs finissent leur phrase je ne sais même plus ce qu’ils m’ont raconté. Et leurs phrases sont si nombreuses qu’un épais brouillard se forme bientôt dans mon esprit. Je ne sais plus ce qu’on me dit, je ne vois même plus la personne qui me parle. Alors, je préfère lever la tête pour admirer le soleil ou les étoiles.
Toutefois, les instruits font tout ce qu'ils peuvent pour ne pas me laisser au bord du chemin de la connaissance. Ils me répètent cent fois la même chose, de cent façons différentes. C'est comme un très patient concours entre eux. Chacun rêve de brandir un jour vers le ciel sa récompense. Car celui qui parviendra le premier à ôter les ténèbres de mon retard mental se verra offrir un lopin de terre pour cultiver des fèves. Je les laisse toujours faire, toujours dire, car je sais que c’est pour mon bien qu’ils font cela, uniquement pour mon bien.
Pourtant, j'adore écouter certains instruits plus patients que les autres. Je suis émerveillée par leur indulgence, leur ténacité, leur grand savoir, par tous ces bouts d'intelligence qu'ils tentent d'enfouir dans ma cervelle en me regardant droit dans les yeux. Je leur fait croire que je gobe toute leur science, je leur souris et en leur souriant j’oublie aussitôt leurs vérités. C’est ainsi, ma mémoire est comme un seau jeté dans un puits profond où stagnerait l’eau noire des bons conseils. Lorsqu’il en remonte, mon seau est toujours vide.
Ce qui ne facilite pas non plus mon apprentissage, c'est que chez nous, on ne s'exprime pas en ligne droite. Les pensées de l’instruit font au moins sept fois le tour de la Terre avant de vous servir un verre d’eau, ou de vous demander un service. Celui qui sait a beau savoir, il ne répond jamais à vos questions par un simple oui ou un simple non. Il prend un malin plaisir à compliquer la facilité. Par exemple, il trouve étrange que vous l’interrogiez sur une chose aussi bête que : crois-tu qu’il va pleuvoir ? Il pourrait se contenter de répondre oui ou non. Mais non, il fronce aussitôt les sourcils et vous rétorque : «Et pourquoi tiens-tu tant que cela à savoir s’il va pleuvoir ? Il ne te plaît pas le temps comme il est ? Tu te rends compte de l’étrangeté de ta question, mademoiselle ? Ce ne serait pas plus simple de me dire que tu as une idée derrière la tête ? Hein ? Tu as une idée derrière la tête ou pas ? Parce que si tu as une idée derrière la tête, peut-être qu’il vaudrait mieux qu’il ne pleuve pas. Où peut-être bien qu’il pleuve, qu’il survienne même un terrible orage, voire un déluge, je ne sais pas ! Hein ? Y a que toi qui sais ! Alors, tu préférerais quoi ? Aie confiance, dis-moi ! Crois-tu qu’il va pleuvoir ou pas ?».
Un jour, pour m’amuser, j’ai essayé de faire comme eux, de compliquer la facilité. J’ai demandé à Pavel, le roi des rempailleurs qui fabrique des chaises si délicates qu'on a l'impression de s'asseoir sur un lit de fougères :
- Tu connais le mot shmock, Pavel ?
- Comment ça si je connais le mot shmock ? Dans quel sens ?
- Dans le sens que tu veux.
- C'est à dire que ce mot a deux sens.
- Je sais.
- Tu sais quoi ?
- Je sais qu'on dit de moi que je suis un peu shmock. Alors je finis par le croire.
- Ah, mais c'est faux, c'est faux. D'abord, celle qui se sent idiote, c'est déjà qu'elle a fait un grand pas vers l'ingéniosité. Et puis... et puis...
- Et puis, shmock désigne aussi un sexe d'homme, non ?
- Hein ? Mais comment tu sais ça, toi ?
- Je le sais, c'est tout. En fait, je suis peut-être beaucoup moins shmock que j'en ai l'air.
- Mais tu n'es absolument pas shmock, je te dis. Ils sont fous ceux qui disent ça.
- Comme tu es gentil. Puis-je te poser une nouvelle question, Pavel ?
- Tu me donnes chaud, mais je t'écoute ma chère Stàzka.
- Justement, c'est cela ma question.
- Attends, je ne comprends pas bien.
- Qu’est-ce que tu ne comprends pas bien, mon cher Pavel ?
- Eh bien, mais ta question.
- C’est une question toute simple, pourtant.
- Attends, tu es en train de me dire qu’il y avait une question cachée dans ma réponse ?
- Peut-être bien, peut-être pas ! Dieu seul le sait.
- Oh la la, ne me dis rien, laisse-moi deviner, j'adore cela ! Une question cachée dans ma réponse ? Oy vaï !... Une question cachée, es-tu certaine ?
- Oui.
- Ah, sous tes airs de libellule candide, tu es une sacrée maline, ma chère Stàzka.
- Alors, tu as trouvé ?
- Non, désolé, cette énigme me dépasse. Je donne ma langue au chat.
- Justement, comment appelles-tu un chat, Pavel ?
- Ma foi, je l'appelle un chat !
- Ah, tu l’appelles un chat ! Es-tu certain ? Tu ne l’appelles jamais autrement ?
- Mais non ! Pourquoi voudrais-tu que je l’appelle autrement ?
- Alors, moi, pourquoi m'appelles-tu Stàzka alors que je m'appelle Anastàzie ?
- Oh la la, excellente question ! Remarquable question ! Qui demande bien évidemment une réponse à sa hauteur.
- Oui, je préférerais qu’elle soit à sa hauteur.
- Ah, que je t’embrasse shmock étincelante de ma vie. Tu es fine, tu es si fine. Voyons voir, comment pourrais-je bien t'expliquer cela ?
- Oui, comment ?
- Vois-tu, le prénom de naissance c’est un peu comme un nuage de lettres qui se dissiperait avec le temps dans les mémoires. Mais, grâce à la magie de la tendresse, les parents, les oncles, les tatas, les voisins, ont le pouvoir de mélanger ce nuage à d'autres nuages. Et alors, tous ces nouveaux petits nuages enfantent à leur tour plein de doux, drôles ou surprenants surnoms, selon le degré d'amour que l'on te porte.
- Je n’ai rien compris.
- Pas même un peu ?
- Le peu du peu du peu, alors. Et un diminutif, c'est quoi ?
- C'est rien moins que cela. Un diminutif, c'est ajouter à un prénom l'idée de petitesse ou de fragilité.
- Pour le rendre moins fort ?
- Oh non, bien au contraire. Pour honorer d'une voix cajoleuse celui qui a eu le courage de venir nu dans ce monde terrible. C'est donner une caresse éphémère sur son âme pour la rassurer.
- La rassurer de quoi ?
- Pour lui dire qu’elle ne sera pas la seule à se débattre, à pleurer et à souffrir. Que toutes les autres âmes sont logées à la même enseigne.
- Ah bon ! Ce n'est pas désigner un enfant comme une chose ridicule ?
- Oh, grand Dieu, non jamais ! Bien au contraire. C'est parler directement à son cœur pour qu'il grandisse dans la tiédeur et les parfums protecteurs. Un diminutif, c'est la preuve que l'on vous aime fort, sans avoir besoin de vous le dire.
- Alors, cela veut dire que tu m'aimes bien, Pavel ?
- Ma réponse sera au bout de ma réponse, ma chère Stàzka !
- Ma foi, je n'ai rien compris. Mais je te crois quand même.
Si les gens m'aiment autant dans mon shtèïtl, ce misérable shtèïtl que Krista appelle en riant «notre pitchi poï aussi minable qu'une puce», c'est aussi parce que je ne suis pas méchante.
Je suis née comme cela, toute gelée mais pas méchante, par une sinistre nuit d’hiver, juste après notre dernière bûche. Pendant que ma mère poussait pour m'expulser de son ventre glacé, pendant qu'elle se sentait mourir parce que le glaçon que j’étais ne passait pas, Dieu aurait soufflé dans son oreille crasseuse : «Crois-tu que je t'envoie une poussière sans importance, Zdenka ? Alors pourquoi retiens-tu ainsi ton bébé dans tes entrailles ? Ta fille sera une lumière de félicité au milieu du chemin, mais elle sucera son pouce jusqu'à l'âge de quatorze ans. Elle ne sera pas belle, son esprit sera simple, mais elle offrira sa joie à la multitude».
Ce sont les hommes en noir à la barbe savante qui ont tenté de m'apprendre à aimer Dieu, le Créateur de toutes choses au Ciel et sur la Terre. Dieu, je n’ai jamais trop bien su qui c’était en vérité. J’ai beau l’imaginer, je ne le vois jamais au creux de mes mains. Moi, je dis que c'est bizarre de devoir aimer quelqu'un d’aussi introuvable. Que c'est bizarre de devoir fermer les yeux pour espérer voir l'invisible. Je pense que c’est ridicule de vénérer Dieu mieux que l’eau qui vous rend propre, mieux que le pain du shabbat, mieux que le merle qui vous offre son chant. Quand je fais ce genre de remarque, on me traite de gentille. On me dit que je n'ai pas besoin de croire en Lui, parce qu'Il fait sa maison dans les cœurs simples, et, qu'à travers mes yeux, Il se régale de contempler tous les cœurs compliqués qui le cherchent au milieu des orties. De l'aube au crépuscule, Dieu fait tout ce qu'Il peut pour régler les problèmes humains de mon shtèïtl. En plus d’être invisible, Il est toujours imprévisible. Par exemple, Il peut sauver Hovak, le vieux grincheux, d'une cruelle maladie et laisser mourir Michka, le plus doué des violonistes, d'une mauvaise glissade. Il peut rendre généreux Glickl, qui ne possède absolument rien, à part les haillons de sa vie. Et cet autre cupide de Katzoff, Il peut le laisser voler dans le garde-manger de son voisin Jakub comme cela lui chante, et laisser Jakub ne plus chanter des jours entiers parce qu'il a faim. Nous sommes tous si fragiles et si nombreux dans mon shtèïtl qu'Il ne sait plus trop où donner de la tête. Il rend tout le monde un peu fou, car suivre les Lois sacrées d'un être invisible n'est pas toujours chose facile. Ils adorent tellement Dieu dans mon shtèïtl, qu’ils se disputent souvent à cause de Lui, mais finalement ils aiment bien cela, se chahuter les nerfs de leur foi aveugle pour mieux se réconcilier après.
Il faut que je vous parle maintenant de Krista. Parmi ses cinq enfants, Krista est le plus beau des fils du meunier Pavlicezk. Dieu a donné le meilleur de son amour en façonnant Krista avec la plus noble poussière.
Les cheveux de Krista sont d'un noir luisant, pareils aux ailes d’un corbeau qui se ferait surprendre par l’aube ensoleillée. Son front est plein de boucles de fille dont les pointes taquinent ses prunelles d'encre. Son nez fin est pure merveille, et ses narines deux fentes délicates. Ses joues ont l’éclat des coquelicots. Ses dents blanches sont des perles. Et ses lèvres sont aussi vermeilles que les rubans écarlates de Katerinkà Bozena.
Grâce à sa grandeur et à sa taille étroite, Krista ne marche pas comme les autres garçons. Il glisse avec légèreté sur les chemins et le moindre caillou semble faire révérence devant lui pour honorer ses pas.
Lorsque j'aperçois Krista, je ne parviens pas à en détacher mon regard. Il est si splendide que même lorsqu’il disparaît au loin et que je ne le vois plus, toute sa beauté se trouve encore ensevelie dans mes yeux. Toute la nuit jusqu'au matin, je la garde auprès de moi.
Krista, c'est le diminutif secret que j'ai donné à Kristof Pavlicezk pour pouvoir l'aimer magnifiquement bien sans avoir besoin de lui dire.
Aujourd'hui, je ris, je suis Hanka l'heureuse. Car après avoir regardé le vent filer entre les lys, mes souliers ont guidé mes pas jusqu'à ma cachette d'amour d'où je peux observer mon bien-aimé en secret.
À présent, je suis assise sur une pierre bancale derrière ma palissade de bois pourri. Voici deux heures que j'observe la maison de Krista à travers mon trou d'amour.
Sa maison est tout au bout du village. Elle n’est pas en bois, mais en dur. C’est la plus brillante du pitchi poï et aussi la plus cossue. Elle possède des rideaux de dentelles à chaque fenêtre parce que le meunier Pavlicezk est le plus argenté d'entre tous les pauvres.
En attendant la venue de Krista, je rêve que je suis un petit trou de cette dentelle à travers lequel Krista regarde peut-être au dehors.
Comme j’ai trop peur de m'approcher de sa maison, j'envoie l’ombre de mon oreille se coller à sa porte. J'imagine que j’entends chaque pas, chaque froissement, le moindre petit bruit dans son foyer. Une porte claque soudain, et c’est Krista qui vient de la claquer. Des pas bruissent dans le couloir et j’imagine qu’il vient d’enfiler ses chaussures. Ses chaussures font craquer le parquet. Une poignée grince ? Ça y est, je vais le voir. D’une seconde à l’autre, il va apparaître devant moi. Que vais-je lui dire, mon Dieu ? Que vais-je lui dire ? «Bonjour Krista, je suis Hanka l’heureuse car mes yeux peuvent enfin déguster ta beauté !».
Mais aujourd'hui, il ne semble pas être là. Il ne sort pas. Tant pis ! Parfois, il rend tellement triste mon esprit d’oiseau que je me demande si Krista existe vraiment. Si je ne l’ai pas inventé dans mes rêves. Peut-être qu'aujourd'hui encore je suis aussi folle que l’anguille qui file sous les rochers de la rivière Pzeck.
Mais non ! Cette fois, je ne l’ai pas rêvé. Une vraie porte claque. J’entends une voix lointaine et mélodieuse qui prévient : je vais chasser avec Petr et Jiri !
Il va paraître. C’est certain. Krista va sortir de chez lui pour me montrer sa beauté.
Ô Dieu invisible, merci, c’est lui !
C'est Krista !
Plus la peine d’imaginer sa sortie. Il est là devant mes yeux émerveillés.
J’ai le cœur qui en tremble. Je ne sais plus où je suis. Si je suis encore vivante ou morte.
Il se tient bien droit. Il lève la tête pour scruter les nuages qui galopent au-dessus des toits. Il est loin, mais je peux entendre le vent chanter entre ses boucles noires. Cela veut dire que le vent aime aussi les cheveux de Krista.
Il allume une cigarette avec ses mains fines. Autour de lui, durant un bref instant, les volutes de sa fumée semblent danser pour honorer sa beauté divine.
D’un coup, je suis perdue. D’un coup, je me lève et vient plaquer mes mains contre les planches pourries. Je colle mon œil droit dans mon trou d'amour d’où s’échappe mon désir qui brûle mon corps. Mes joues sont en feu. Mes lèvres frissonnent. Mes dents claquent.
J’aimerais dire son nom, le louer, mais ma voix est morte de bonheur. Tous les mots d’amour restent cachés dans ma tête. Je ne parviens pas à en trouver un seul.
Je dois pourtant en articuler au moins un. Pour qu’il sache que je l’aime plus follement que Dieu ne l’aimera jamais.
Allons, un mot, Anastàzie ! Juste un petit mot qui dirait au silence tout ton amour.
J’ose enfin l’articuler. Je balbutie «Krista», sans un son.
Ses deux amis le rejoignent alors avec leurs fusils. Et ils emmènent subitement mon Krista vers l'horizon, à travers la prairie venteuse. Mais aujourd’hui, je ne suis pas triste. Je ne pleure pas. Aujourd'hui, je suis Hanka l'heureuse, car j'ai aimé magnifiquement bien Krista depuis mon trou d'amour.
Moi, à cause de la laideur de mon visage, je n'ai encore jamais connu l'amour. Les instruits me disent que ma beauté est cachée à l'intérieur de mon cœur, et qu'il n'existe pas de miroir assez intelligent dans la tête des garçons pour qu'ils la remarquent. C’est ainsi, je n’y peux rien, aucun garçon n'a jamais cherché à m'embrasser, ni sur les joues, ni sur les lèvres. Ils me font bien des gestes aimables de loin, mais ils évitent de s’approcher de la laideur de mon visage.
Ma seule beauté visible se trouve sous mon tablier. Ma seule beauté visible, c'est ma poitrine. Lorsqu’elle me voit nue dans le baquet, ma mère me dit que j'ai les plus beaux seins d'Europe Centrale. J'ai les seins lourds et voluptueux avec des pointes fières que j'aime embrasser parfois, la nuit, longtemps, très longtemps, lorsque je rêve que je suis dans les bras de Krista. Alors, ma langue devient la langue de mon bien-aimé et je soupire :
- Oh Krista !
Le lendemain de ce jour béni où j’ai osé prononcer le doux nom de mon bien-aimé, nous avons dû faire nos valises en hâte. En moins d’une heure la grand'rue Valdemar allait devenir une rue fantôme où ne s’ébattraient plus que des corbeaux.
Enfin, ce texte est bouleversant, il m'a mis la chair de poule, d'un bout à l'autre, tout simplement..... J'adore!
Ce qui frappe dans ta nouvelle, c'est touchante humanité.
Découvrir le monde à travers les yeux d'Anastasie est une expérience aussi troublante que merveilleuse .
Son regard ramène à la vérité première des choses : la simplicité, la sincérité, l'amour. Il chasse la laideur des hommes pour n'en conserver que l'essence originelle. Tous les êtres qui la côtoient, semblent imprégnés de sa lumière intérieure et même si l'attitude du soldat la conduisant à la chambre à gaz ne peut tromper le lecteur, on ne veut retenir que sa vision à elle.
Il y a beaucoup de délicatesse et de subtilité dans ton écriture. Ton approche originale donne force et profondeur à un sujet grave et souvent traité. C'est bouleversant, j'aime beaucoup.
Quelques remarques de menus détails :
- C’est un peu comme si mon esprit vivait dans un lieu désert : désert évoque un univers rude et inhospitalier. Anastasie vit dans un monde à part, sans laideur, un lieu enchanté. C'est ainsi que je le ressens.
-Mais cela nous était difficile, car partout où nos regards portaient la nudité envahissait nos yeux. Il me semble que tu peux supprimer "mais cela nous était difficile" pour plus de légèreté.
- On meure tous un beau jour : on meurt.
A plus
Je fais abstraction de l'histoire pour me reconcentrer sur le texte :
J'ai remarqué que tu utilisais beaucoup d'adjectifs possessifs. Il me semble que tu pourrais en supprimer certains qui sont moins nécessaires :
- sur ma paille : la paille. Mais il est pertinent de garder "Toute la nuit sur ma paille" qui vient par la suite.
- ne connaît pas ma cachette : la cachette
- "de mes pensées incessantes" : des pensées
- de ma palissade : la palissade
Dans la mesure où tu utilises un verbe pronominal, il me semble que tu peux supprimer les "moi-même".
- "que la rose laisse éclore" : "laissant" ?
- virgule après "la hora"... je ne suis pas certaine.
- "instant-là" : cet instant précis ?
- "mêlant des souvenirs de ma vie et des sensations bizarres" : mêlant aux souvenirs de ma vie des sensations bizarres, mais je ne suis pas fana du bizarre.
- J’ai une colombe que j’ai soignée" : j'ai recueilli une colombe que j'ai soignée ?
- "pour de gaie enjambées" : de gaies enjambées
- "ou des mots qu’on ne trouve qu’au fond du cœur." : ou des mots trouvés au fond du cœur ? Mais c'est peut-être moins fort.
Tu vois, je cherche la petite bête !
Je dois arrêter pour l'instant mais je reviens dès que possible.
A bientôt
- "Je vais vous le décrire comme s'il était juste devant vous et que vous n'ayez jamais eu la chance de croiser un jour la beauté pure." Je crois que tu peux supprimer ce passage puisqu'on rentre ensuite dans la description.
- "Grâce à sa grandeur et à sa taille étroite, sa démarche a l’élégance d’un chat gracieux" : Sa grandeur et sa taille étroite lui confèrent la grâce élégante d'un chat ? peut-être trop écrit ?
- "toute sa beauté se trouve encore ensevelie dans mes yeux, et durant la nuit encore, et jusqu’au matin." Encore est répétitif , Suggestion : point après yeux "Toute la nuit jusqu'au matin je la garde auprès de moi ?
- "mes souliers m'ont guidé jusqu'à ma cachette d'amour " : mes souliers ont guidé mes pas... ?
- "je peux voir Krista sans qu'il me voit." où je peux observer en secret ?
- "Il s'allume une cigarette" : il allume
- "mon désir qui me brûle tout le corps" : le désir qui brûle mon corps ?
Encore quelques suggestions, je reprends demain.
A plus.
Mais pour m'excuser à l'avance, j'ai vraiment cherché la petite bête !
Donc encore quelques remarques et questions :
- " En moins d’une heure la grand'rue Valdemar devint une rue fantôme où ne s’ébattaient plus que des corbeaux." Il me semble, mais c'est très subjectif que si tu écris "en moins d'une heure la grand'rue Valdemar allait devenir une rue fantôme où ne s'ébattraient plus que des corbeaux" tu annonces ainsi un changement de situation que renforce la lettre qui vient ensuite. Qu'en penses-tu ?
- "éberluée" : hébétée ?
- "Ses yeux étaient brillants" : ses yeux brillaient ?
- "Dehors, on avait l’impression que l’été avait disparu durant la nuit" : dehors la nuit avait chassé l'été ?
- "je m’imaginais être dans le ventre de ma mère. Ou alors j’essayais de m’imaginer " : répétition de m' imaginais - je rêvais être... ou j'imaginais que le creux... et peut-être juste une virgule à la place du point.
- "et comme ce seront mes enfants" : ce seraient ?
- "derrière l’épaule de mon père " derrière son épaule ?
A bientôt
En moins d’une heure la grand'rue Valdemar allait devenir une rue fantôme où ne s’ébattraient plus que des corbeaux.
Cela va tellement de soi. C'est exactement ce que je voulais dire. Et, un coup de fatigue là-dessus, je ne parvenais pas à le formuler.
De détails en détails, grand merci, ça s'embellit vachement.
Ah, mais sincère, je suis fan ! Tu précises, tu vas vraiment dans le sens !
Je trouve que la partie "diminutif" est un poil longuette ! Qu'en penses-tu ? Aurais-tu des coupes éventuelles à me proposer ?
Bien à toi !
A part "lors de mes promenades", peut-être, je ne vois pas ce que tu pourrais supprimer. Tout a du sens, rien ne me semble superflu . Les détails aussi ont leur importance, ils permettent de s'imprégner du personnage, de tisser un lien avec lui.
Le sujet de la déportation a été maintes fois rebattu mais c'est l'angle singulier sous lequel tu l'abordes qui fait toute l'originalité de ton texte. Le regard poétique que tu portes sur un aussi dramatique évènement renforce l'émotion, empoigne le lecteur et donne une force intemporelle au récit.
Bravo et merci !
Les maisons d'édition ressemblent à ces grandes coquettes qui se plaisent à être courtisées.
Il est vrai qu'elles reçoivent pléthore de manuscrits mais j'espère que tu feras un jour partie des pépites découvertes.
Bien à toi !
Tu abordes ici des sujets extrêmement délicats (handicap et Shoah), mais vus à travers les yeux d'Anaztàsie ils prennent une ampleur et une force encore plus terribles. J'ai retrouvé du Frank Bouysse chez toi, et crois-moi, c'est un sacré compliment.
L'innocence d'Anaztàsie, l'amour qu'elle éprouve pour la moindre petite chose, pour ce garçon, pour la vie, pour son bourreau, cette gratitude indéfectible et tout cet amour qui règne entre tous, ce courage, c'est vraiment magnifique !
Ta plume n'a rien à envier à qui que ce soit, je pense que tu es un auteur accompli, alors merci d'être venu sur PA et de nous faire partager une aussi belle histoire.
Et pour en revenir à cette "parole d'âme" placée à la fin, oui, elle serait superflue. Et au tout début ? (Même si j'ai conscience que ça enlève toute surprise, mais pas forcément, car rien ne dit comment elle meurt).
Et en parlant de mourir, est-ce que le "e" à la fin du verbe mourir est volontaire dans la phrase qui suit ? "On meure tous un beau jour" (on meurt, non ?)
Merci pour le partage de cette nouvelle. :)