Dévoilement

Les vacances de la Toussaint touchent à leur fin et il m’est impossible de rester enfermée chez moi, malgré la punition pour avoir failli tuer mes camarades, même si ce n’était pas mon intention. J’ai besoin de prendre l’air. J’étouffe. Je me sens creuse. 

Assise dos à un tronc d’arbre dans la forêt, genoux repliés, avant-bras posés dessus, regard dans le vide, je tente encore de digérer les révélations de ma mère. Quand je pense qu’elle m’a menti tout ce temps… Elle m’a finalement avoué faire partie d’un escadron de sorciers chargé de faire régner l’ordre dans le monde magique et agit dans l’ombre, rien que ça ! Elle ne travaille donc pas au service administratif de la police municipale. Quelle vaste blague… Et moi, je n’ai rien vu durant toutes ces années. Si elle ne m’a jamais aidée avec mes pouvoirs jusqu’à présent, c’est parce que notre lignée est trop puissante et qu’elle avait peur de ce que je pouvais devenir. Elle a préféré essayer de les contenir en me cachant la vérité, plutôt que de m’apprendre à les maîtriser. Bravo, c’est très réussi. Ma vie n’a été jusque-là qu'une illusion. La rage stagne en moi et mes yeux sont secs d’avoir trop pleuré.

Si mes pouvoirs se sont emballés, c’est uniquement la faute de ma mère qui n’a jamais voulu aborder la sorcellerie avec moi. « J’attendais que tu sois une adulte responsable pour que tu saisisses l’ampleur de tout ce que ça implique. » Une idée de génie. Je sais qu’elle fait de son mieux et qu’elle imaginait détenir la bonne solution. N’empêche, je me sens trahie, incomprise. Même un démon est venu s’amuser à mes dépens et profiter de mon ignorance. Je m’adresse à Eligol, bien qu’il ne soit pas là :

— Quand je pense que tu savais tout ça… Toi aussi, t’es un menteur !

— Je suis surtout un démon, tu t’attendais à quoi ?

Je sursaute et me redresse instantanément en pivotant. Je me retrouve nez à nez avec mon complice d’Halloween et mon cœur rate un battement. Nous restons un moment à nous détailler. Il porte les mêmes vêtements qu’à notre rencontre, tandis que j’ai troqué ma petite robe par un jogging large qui cache les cannes qui me servent de jambes et un sweat à capuche masquant mon absence flagrante de poitrine. Il m’adresse un sourire contrit, mais ne peut s’empêcher de blaguer.

— T’es nettement moins sexy que la dernière fois, princesse.

Je le frappe de mon poing sur l’épaule en fronçant les sourcils.

— Pourquoi t’es là ? Il ne me semble pas avoir effectué le moindre rituel. Je n’ai pas envie de te voir.

— Mmh… Si tu l’dis. Mais toi, tu me manquais.

Je roule des yeux et brasse l’air de mes mains avant de faire demi-tour et de m’en aller, la boule au ventre. Des émotions contradictoires m’assaillent et je ne sais plus quoi penser. Entre la joie qu’il soit là et la colère que j’ai contre lui, j’ai peur que mes pouvoirs partent encore en vrille. 

— Attends ! Je plaisante, enfin, pas vraiment, je me suis bien marré avec toi. C’était fun. Mais… je suis aussi venu te présenter mes excuses.

Je me retourne pour le contempler. Les pouces dans les poches, il donne des coups de pied dans le vide et sa figure grimace en fuyant mon regard.

— Un démon qui s’excuse ? Permets-moi d’être surprise. Ce ne serait pas un de tes tours pour me duper ?

Je m’avance pour me dresser face à lui et scrute ses iris. Aucune malice ne s’y cache. Quand il me fixe droit dans les yeux, j’ai l’impression de ne plus pouvoir bouger. Je ne parviens plus à avaler ma salive et je respire à peine. La mélodie lascive de sa voix s’infiltre par tous les pores de ma peau.

— Sache que je ne t’ai pas menti. J’ai juste omis d’ajouter quelques… détails.

Je retrouve mes fonctions cérébrales et ricane. Il ne peut jamais rester sérieux bien longtemps.

— Comme celui où tu connais ma mère et où elle t’a jeté un sort pour que tu ne puisses plus venir dans ce monde et encore moins t’approcher de ma famille ?

— Oui, comme celui-là… Mais ce n’est pas parce qu’un maléfice m’empêchait de vous rejoindre que je ne pouvais plus vous observer.

— Tu es une sorte de voyeur, en somme.

Il émet un rire subtil et hausse les épaules, sans cesser de me fixer. Un léger brasier irradie dans mon ventre.

— On peut le prendre comme ça. Disons que je m’intéresse à vous, pour les raisons que tu connais. Tu m’as juste donné la possibilité de revenir grâce à ton rituel. J’ai sauté sur l’occasion de m’amuser un peu, je l’admets. Mais j’avais aussi envie de te revoir.

Mon air étonné le fait sourire. Il empaume ma joue et me caresse la peau de son pouce. Une bouffée de chaleur s’étend, semblable à celle ressentie durant la fête, et m’assèche la gorge.

— Ce que ta mère ne t’a sûrement pas raconté, c’est que je venais jouer avec toi quand tu étais petite. Je voulais voir de quoi tu étais capable, si tu étais bel et bien comme mon Isobel.

— Pardon… Tu… Quoi ?

Je bégaie, ne sachant comment encaisser cette information. C’est plutôt étrange et je n’en garde aucun souvenir.

— Elle a eu peur que je t’entraîne vers l’obscur, c’est pour ça qu’elle m’a banni. Moi, je ne désirais que ton bonheur, aussi bizarre que ça puisse paraître. Oui, j’aime torturer les âmes, mais ça ne m’empêche pas d’avoir conservé mes sentiments humains.

Je recule pour mettre de la distance entre nous et sa main retombe mollement. Toutes ces confidences en si peu de temps me tournent la tête. Je ne sais pas quelle attitude adopter avec lui.

— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

— Que j’ai l’impression qu’une part de ton ancêtre se trouve aujourd’hui en toi. Crois-moi, elle était très puissante et respectée. Elle possédait ce genre d’aura qui attire les gens vers elle.

J’avale de travers et tousse. Tout le monde me repousse. En plus, lorsque je retournerai au lycée, personne ne se souviendra de rien. Un sort d’oubli a été prodigué. Je continuerai d’être la paria, mes harceleurs poursuivront leurs moqueries et je n’aurai personne pour parler de ce qui m’est arrivé.

— Tu te trompes. Je n’attire personne.

— Faux. Mais tu leur fais peur. Ils préfèrent te rejeter pour que tu ne deviennes pas la femme forte que tu es, pour que tu ne les surpasses pas. De vos jours, les humains écrasent ceux qui ont le plus de potentiel et qui ne le voient pas, ceux comme toi. Maintenant que je peux aller et venir dans ton univers, je te protègerai. Nous avons une connexion, que ta mère le veuille ou non. Je le ressens, et je suis certain que toi aussi.

Il marque un temps d’arrêt et j’assimile ses informations. Il a probablement raison, même sur ce qui semble nous lier. L’effet qu’il a sur moi est inhabituel, c’est comme si je le connaissais depuis toujours. Il reprend :

— En tout cas, sache que si les souvenirs de tous ces imbéciles sur la magie se sont effacés, le reste…

— Tu veux dire que…

— Ma présence à tes côtés subsiste dans leur mémoire. Et ils sont aussi conscients de l'exacerbation de leurs petits travers, car ce ne sont pas tes pouvoirs qui ont engendré ça, mais les miens. En revanche, il est fort probable que plus personne n’évoquera ce qui s’est passé lors de cette soirée d’Halloween. J’ai hâte de voir leur tronche quand ils vont débarquer au lycée.

— Tu comptes rester dans le coin ?

Un sourire se dessine sur ses traits et ses iris changent de couleur. Il enclenche quelques pas vers moi et se penche vers mon oreille.

— Ça te ferait plaisir ?

Un frisson me saisit et ma respiration se bloque de nouveau. Il joue avec une de mes mèches de cheveux et ses lèvres caressent ma joue. Ma bouche s’entrouvre, désireuse d’en avoir plus. Je déglutis avec beaucoup de mal et fais pivoter mon visage vers le sien. Serait-ce si dérangeant d’embrasser un démon ? L’attirance que j’éprouve pour lui enfle, et je me demande si c’est à cause du fameux lien qu’il évoque.

— Tu n’es plus interdit de séjour sur Terre ?

Je me mords la lèvre, en attente de la réponse qui tarde à venir. Son souffle se mélange au mien et ses pupilles se dilatent. Le brasier en moi irradie dans chaque parcelle de mon corps qui n’espère qu’une chose, que ce démon rompe le peu d’espace qui nous sépare.

— J’ai eu une petite discussion avec ta mère, et nous avons conclu qu’il ne servait à rien de m’empêcher de passer dans le coin. Par contre, si je ne me tiens pas tranquille avec toi, je vais me faire allumer…

Il se lèche les lèvres, effleurant les miennes par la même occasion, et s’écarte de quelques centimètres, à mon plus grand regret. Mon feu intérieur prend une douche froide.

— Bien que je t’avoue que ça va être difficile de m’éloigner de toi, maintenant que j’ai le droit d’aller et venir. Quand tu auras envie de me voir, tu n’auras qu’à m’appeler, comme tu l’as fait tout à l’heure. Je t’entendrais.

— Tu t’en vas ?

— J’ai des devoirs qui m’attendent, même si je préfère de loin ta compagnie.

— Ce n’est pourtant pas les femmes qui doivent manquer autour de toi. Je ne suis qu’une gamine, en plus.

Il secoue la tête de gauche à droite en se prenant le front. Voilà, je l’exaspère, comme les autres. En même temps, mon absence de confiance m’empêche de croire ce qu’il me dit.

— Isobel, tu es la plus belle créature qui soit. Tu ne t’en rends pas compte, car ici, personne n’y voit clairement. Et si tu n’es pas bien vieille existentiellement parlant, tu as en toi les vies de tes ancêtres, et leur puissance. Tu es beaucoup plus de choses que ce que tu imagines.

Il dépose un baiser sur mon front et s’y attarde un peu. Je ferme les paupières pour profiter de cet instant et du bien-être qui me submerge.

— À demain. Je viendrai te faire un coucou devant ton école, histoire de leur montrer que tu n’es plus seule.

Lorsque je rouvre les yeux, Eligol a disparu, mais il me laisse un nouvel espoir.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
arcadius
Posté le 13/12/2023
Salut,

J'aime bien cette conclusion, en particulier les propos d'Eligol sur "l'écrasement du potentiel", cependant cela a un gout d'inachevé, cela donne envie d'une suite.

Il y a un bémol, je trouve illogique la "stratégie" de la mère d'Isobel, il me semble évident qu'un enfant avec des pouvoirs va les expérimenter tôt ou tard. Or sans un minimum d'encadrement, cela ne peut que dégénérer. Les deux pistes qui me viennent pour améliorer cela :
- baser l'histoire sur l'impatience de l’héroïne face à une mère qui ne fait que repousser le moment de lui apprendre à se servir de ses pouvoirs.
- pour rester proche de ce que tu décris avec "Elle a préféré essayer de les contenir", utiliser le principe d'un blocage complet que la mère aurait mis en place en attendant que Isobel soit adulte, mais qui aurait sauté à cause de sa grande puissance. Cela expliquerait mieux le fait qu'elle mette "si longtemps" à réagir, ne s'attendant pas à sa que sa fille puisse faire de la magie (il suffit de supposer que la disparition du verrou n'est pas simple à détecter). Cela demanderait aussi quelques ajustements au début où Isobel expliquerai qu'elle a réalisé avoir hérité des pouvoirs des ses ancêtres alors que cela a "sauté une génération" (avec la même idée finale que sa mère lui ment, mais là elle aurait prétendu n'avoir pas du tout de pouvoir)
Vous lisez