Cela faisait presque trois semaines que j’avais repris mon existence en main et j’avais plus ou moins réussi à étouffer les velléités d’incarnation de ma noire compagne. J’en étais soulagé, c’est vrai, mais je dois admettre qu’il ne se passait plus grand-chose dans ma vie. Un peu comme avant quoi.
Ce matin du 25 juillet, vêtu de ma robe de chambre fétiche grise avec des liserés bordeaux ; le modèle comédie baroque de chez Descamps (et alors ? J’aime bien les marques, j’ai le droit), et un bol de café fumant sur les genoux, je contemplais le triste paysage qui s’offrait à moi à travers l’unique fenêtre de mon unique pièce ; un mur gris craquelé et constellé de fientes par des générations de pigeons chiasseux.
Je me demandais très sérieusement s’il ne me serait pas plus profitable de foutre le camp à l’autre bout de l’univers pour voir si j’y étais ?
Est-ce que j’ai vraiment ce que je mérite ? C’est donc ça mon destin : vivre dans ce studio pourri, bas de plafond où la lumière n’entre jamais ?
J’ai entendu un petit bruit et je me suis retourné. Tom, mon voisin de palier venait comme à son habitude de me glisser mon courrier sous la porte. J’ai renoncé à mettre une serrure sur ma boite aux lettres et puis c’est devenu un rituel avec Tom. De temps en temps je laisse les deux portes ouvertes et on boit le coup sur le palier. C’est un chic type ce Tom. Plus pauvre que moi si c’est possible. Mais aujourd’hui, j’étais trop fatigué pour frapper à sa porte. J’ai ramassé le courrier ; facture, facture et… facture.
Les Assedic ! Putain ! Heu pardon, purée ! J’avais complètement oublié d’envoyer ma feuille d’actualisation ! Avec le pot que j’avais, à tous les coups, j’allais me faire radier. Je devrais me réinscrire et je ne verrais pas l’ombre de mon argent avant des mois. Filer fissa rue Bergère.
Bouge, bouge !
40 minutes plus tard, je débarquais dans le hall vétuste de l’immeuble en pierre de taille abritant les Assedic de Paris. Un ticket au distributeur, c’est déjà ça de pris comme disait la jeune mariée. Appuyé contre le mur de granit jauni j’en profitais pour reprendre mon souffle. Heureusement, il y avait peu de monde. En été et plus particulièrement au mois de juillet, la plupart des intermittents étaient, soit à Avignon pour le festival, soit en vacances. Certains, même, arrivaient à concilier les deux.
Il y avait, juste devant moi, un type au crâne rasé et irrégulier qui tenait un sac de sport à la main. Il semblait agacé et ne cessait de passer d’un pied sur l’autre. Malgré le peu de monde, il fallut quand même patienter une bonne demi-heure avant de voir la file se rapprocher du guichet. Le chauve bouillonnait d’impatience et avait entamé une gigue infernale, ne tenant plus en place. Arrivé devant l’Hôtesse d’accueil, il commença tout de suite à l’injurier. Ces putains d’Assedic avaient, selon lui, perdu des feuillets que lui avait remis un employeur et, bien entendu, c’était à lui de se débrouiller pour pallier leur incapacité. Bien évidemment l’employeur avait disparu et se trouvait dans l’incapacité de fournir le document en question. À cause de cette « tracasserie administrative », son dossier était bloqué depuis trois mois. Il n’en pouvait plus et fit clairement comprendre qu’ils avaient intérêt à régler sa situation, et dans la journée même, car il ne tolérerait plus de retard dans son dossier. La jeune hôtesse lui adressa un drôle de sourire qu’un homme dans sa situation ne pouvait que mal interpréter. Son visage passa du rouge au blanc et il demanda à l’hôtesse si elle se foutait de sa gueule. Celle-ci lui demanda de se calmer et de s’asseoir. On l’appellerait bientôt dans un bureau et on verrait ce que l’on pourrait faire.
- Je veux qu’on règle mon cas immédiatement ! hurla l’homme sans cheveux.
Et pour appuyer ses dires, il sortit une batte de base-ball de son sac de sport, et s’approcha d’un guichet derrière lequel se tenait, ou plutôt se terrait, une employée toute tremblante. Il ajusta sa prise.
- Vous y tenez à cet ordinateur ?
L’hôtesse se dressa sur son siège.
- Ne soyez pas ridicule, monsieur.
Réponse qu’elle analysa plus tard comme étant peu appropriée en la circonstance. D’un coup parfaitement ajusté, l’homme à la batte fracassa l’écran de l’ordinateur devant lui. L’élégance du mouvement et la violence de la frappe auraient eu de quoi séduire le plus blasé des managers de base-ball. Il allait s’attaquer à un second appareil lorsque qu’un grand costaud en costume noir s’interposa entre l’ordinateur et la batte en essayant de calmer les esprits. S’il avait eu l’intention délibérée de manger de la purée avec une paille pendant des mois, c’est exactement ce qu’il fallait faire. La batte faillit en outre lui enlever un bon morceau de nez. Vu que ça commençait à chauffer velu devant moi, je me suis dit qu’il serait plus judicieux de mettre ma déclaration dans la boîte aux lettres réservée à cet effet. J’avais l’intention de demander une petite avance sur mes allocations, mais je pensais trouver des gens peu réceptifs à mes petits soucis financiers. L’instant d’après, un deuxième ordinateur rendait son âme électronique. Le déplumé avait définitivement disjoncté, et commençait à s’en prendre au matériel humain et plus particulièrement au directeur d’antenne. Ce dernier, accouru un instant plus tôt alerté par les cris, était à présent juché sur un comptoir sautillant tant bien que mal afin d’échapper à une batte de base-ball qui cherchait à lui écraser les pieds. Il avait, lui aussi, comme son employée, commis une erreur de jugement et avait voulu prendre de haut le forcené. On ne résonne pas un forcené avec des chiffres.
Tout en remontant le Bd des italiens vers République, j’espérais ne jamais en arriver à cette extrémité, tout en sachant pertinemment que j’aurais été de toute façon incapable de réagir aussi violemment. Pourtant, je pouvais comprendre ce comportement. Je le dis haut et fort (d’autant plus fort qu’il n’y a personne dans la rue), j’avais parfois, moi aussi, envie de tout casser !
Ce que l’homme au crâne rasé avait fait, je l’avais déjà imaginé des centaines de fois. J’avais d’ailleurs couché tout cela sur papier. Sous forme de scénario, de synopsis, de nouvelles, etc. Mais des fois, je faisais ça en live dans mon esprit. Ça me prenait comme ça. Grâce à mon imagination qui ne me quittait jamais, même la nuit, je m’inventais en direct des histoires dans lesquelles j’ignorais la peur et où je faisais même preuve d’un sang-froid extraordinaire dans les situations les plus critiques. Avec deux trois répliques bien pesées (j’ai dans ces moments-là un sens de la répartie implacable), je ridiculisais mon adversaire avant de l’expédier à terre d’un Mawashi Gerri ou d’un fouetté retourné. Un seul coup suffisait, mais j’étais capable d’enchaînements terribles s’il y avait plusieurs adversaires. Comme le docteur Justice. Vous ne connaissez pas le docteur Benjamin Justice ? Dans Pif gadget. Médecin volant, attaché à l’OMS et judoka 6ème dan mélangeant les techniques du judo mais aussi les atémis du ju-jitsu et du karaté. Son grand truc, c’était le « Kiai! » le cri qui paralyse. Eh bien moi, pareil. Aussi fort. Et ça se passait en général devant une assistance… féminine de préférence. Il ne s’agissait pas de vulgaires bagarres de rue. Attention, c’était de la chorégraphie. J’avais déjà mis à terre des centaines de voyous et il ne se passait pas un jour sans que la vie me donne l’occasion d’exercer cette faculté mentale si particulière. Ce don, je l’exerçais aussi avec talent quand il s’agissait de séduire une femme. Là aussi, je repoussais les limites de mon imagination. Mes approches étaient inattendues, surprenantes, mon discours toujours original. Je faisais beaucoup rire les femmes avant qu’elles ne se pâment de bonheur dans mes bras (dans la réalité, aussi, elles se marrent mais pas pour les mêmes raisons). Mais « draguer » bêtement une femme était à la portée de n’importe qui. Moi, je me créais des difficultés supplémentaires. Elle était mariée, étrangère de passage, extrêmement riche et courtisée ou dangereuse espionne. Je devais alors redoubler d’ingéniosité et je finissais invariablement par la séduire et si cela ne suffisait pas, alors je m’arrangeais pour lui sauver la vie. Au fond, j’étais un romantique.
Pour l’heure, je devais taper ma famille encore une fois. Un jour, je leur rembourserai tout au centuple, plus les intérêts. J’offrirai une maison à mes parents, une voiture à mes frères et tout ce que souhaitera ma sœur. J’adore ma sœur. Pourtant, elle me battait quand j’étais petit, mais elle m’a toujours dit que c’était pour mon bien. Je pense plutôt que c’était pour son bien à elle. Ça la détendait. J’étais son punching-ball personnel. Je n’ai jamais su dans quelle mesure ça m’avait fait du bien, mais j’étais devenu irrémédiablement non violent. Même si parfois je sentais quelque chose bouillonner en moi. Une rage sourde qui, je le croyais, pourrait un jour tout emporter et moi avec. Comme l’homme à la batte ! J’avais toujours ressenti ce genre de choses devant l’injustice par exemple ou la cruauté gratuite. Dans ces moments, je sentais une boule monter dans ma gorge et je me mettais à chialer. Je ne pouvais pas contrôler. Le champion de Base-ball avait choisi, lui. La violence dans toute sa splendeur. C’était beau, c’était grand.
Un jour, je leur montrerai à tous…
La vie continuait sur le même rythme ronflant et j’en étais presque à regretter la compagnie de ma sombre compagne. Elle essayait bien de reprendre contact de temps en temps, mais il suffisait que je me tienne écarté d’une source lumineuse et que j’évite de sortir quand il y avait trop de soleil et je réussissais à la contenir. Ce n’était pas pratique, mais en faisant gaffe, je ne m’en sortais pas trop mal.
Vous sentez le coup venir ? Ben moi aussi à vrai dire, mais malgré tous mes efforts je n’ai rien pu faire.
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Tartinelli, m’avait obtenu un rendez-vous avec un metteur en scène. Il s’agissait d’une création dans un théâtre reconnu et dans le subventionné. Ce n’était pas trop mon réseau, mais pourquoi pas. On serait plutôt bien payé et on était que cinq sur scène. Le temps aidant, j’avais un peu mis de côté ces histoires abracadabrantes que j’avais vécu les semaines précédentes et je marchais d’un pas léger, plein de confiance. J’avais un projet en vue. C’était le commencement d’un début d’évolution possible vers une nouvelle aventure.
Je marchais dans la rue d’un pas léger et plein de confiance. Je l’ai déjà dit ? Excusez-moi, mais ce n’est pas si souvent que je me sentais plein de confiance et je dirais même que c’était suffisamment rare pour le souligner. Nous étions fin août et le temps était passablement pourri, avec des gros cumulus qui plombaient le ciel. Un temps idéal pour moi. Derrière les nuages, le soleil faisait tout ce qu’il pouvait pour remplir son rôle et essayer de briller, mais il avait du mal à percer. Un peu comme moi au niveau du boulot, pour vous donner un exemple qui ressemble à une analogie. D’un côté, ça m’arrangeait vu qu’avec ce temps, je ne risquais pas de croiser mon ombre au coin de la rue, mais en même temps, une météo comme ça au mois d’août, même si celui-ci tirait vers le début de septembre, ça ne faisait pas sérieux. Bref, ça faisait un moment que je n’avais pas été contacté par mon ombre et j’en étais tout doucement arrivé à me demander si elle n’avait pas tout simplement capitulé. C’est ce que j’aurais fait moi à sa place.
J’en étais là de mes pensées quand soudain, telle la mer rouge sur le passage de Moïse, les nuages s’écartèrent, et laissèrent passer les rayons flamboyants d’un soleil éblouissant, synonyme pour moi du commencement des emmerdes.
Est-ce que vous avez déjà eu la sensation d’être partagé en deux ? De faire de la dichotomie, comme on dit dans les milieux où on a un dictionnaire sous la main ? Vous voyez ce que je veux dire ? Imaginez qu’on a réussi à vous séparer en deux et qu’on vous oppose à vous même. Vous y êtes ? Ben, vous avez de la chance parce que moi…
Bon, imaginez maintenant que dans cette dichotomie paradoxale, l’autre partie de vous-même vous échappe complètement. Un peu comme quand vous êtes très, très, très bourré. Genre la méga biture. Vous savez, quand vous avez le sol qui se dérobe sous vos pieds et que vous avez l’impression de tomber vers l’avant ? Dans ces cas là, vous cherchez à rééquilibrer le mouvement en battant des bras dans l’autre sens pour compenser. A noter qu’avec le Cointreau ou le Triple sec, c’est l’inverse. Vous croyez que vous tombez en arrière. Alors vous vous jetez vers l’avant et vous vous faites mal. Mais très mal. Moi je m’étais jeté dans une vitre par exemple. Et bien là, pareil. Il y avait moi, le Denis normal qui, je le rappelle au risque de me répéter, marchait d’un pas léger et plein de confiance, et d’un coup d’un seul, pouf, un autre Denis tout noir et carrément furieux qui se met à m’engueuler et qui envahit tout mon espace. Je ne savais pas que j’avais cette dimension quand j’étais en colère. C’est que je pourrais vraiment me faire peur. D’ailleurs, je me suis fait peur. Et je me vois gesticuler et éructer comme un… un je ne sais pas quoi vu que je ne connais pas de chose qui éructe, et moi, comme un couillon, de me mettre à mon tour à suivre le mouvement et à gesticuler et à éructer de façon désordonnée. Et puis encore d’un seul coup d’un seul, plus rien. Le noir total. Comme quand on est très, très, très bourré et qu’on tombe dans un coma éthylique. Enfin j’imagine parce que je n’ai jamais bu jusqu’à ce point. Sauf une fois, mais j’avais douze ans ça ne compte pas. Donc le noir total. Mais contrairement au coma, il n’y a pas de perte de conscience. Je sais exactement où je suis, tout en l’ignorant totalement… ça peut paraître contradictoire, mais en réalité ça l’est. Je sens que ça va être difficile de vous expliquer ça avec des mots simples. J’essaye de bouger mes membres, mais je n’ai plus de densité ni de consistance. Je suis dans du coton très cotonneux ou de la ouate en mouvement. Je serais tenté de dire de la ouate qui se dilate, mais je n’ai même pas envie de faire de l’humour de bas étage. Je me sens très au-dessus de tout ça. Etrange comme sensation. Je ne connaissais pas. C’est nouveau. Je regarde autour de moi et je ne reconnais rien. Peut-être aussi parce qu’il n’y a rien. Où suis-je ? Mais à peine ai-je formulé un début de commencement de question que je m’aperçois que je connais parfaitement la réponse. Je nage en pleine dichotomie. En fait, JE suis la dichotomie. Je suis impondérable et volatile. Comme en apesanteur. Ça doit ressembler à ça de se promener dans l’espace. Ou alors quand on est très, très, très mort. On ne ressent ni froid, ni chaleur, ni faim, ni regrets, ni remords, ni envie de pisser. Rien. D’ailleurs, l’évidence me frappe instantanément : je ne suis rien. Attendez ! Je pense donc je suis, ça sert quand même de connaître ses classiques, et si je suis, donc, j’existe. Donc, je ne suis pas rien. Puissant résonnement. Pour l’instant, je sais qui je suis et ça me suffit amplement. Je suis Denis. Je sais que c’est moi… et pourtant je ne suis pas tout à fait moi. Il y aurait largement de quoi péter un plomb, mais je suis serein, détendu, calme. Du coup, j’erre. Dans cette solitude ouatée, j’erre et j’attends. Quoi ? Je ne sais pas encore. Mais je suis confiant. Je profite de ce temps qui parait infini pour ne rien faire. Mais vraiment ne rien faire. Pas comme lorsqu’on a un grand coup de flemme ou quand on est fatigué et qu’on a envie de se reposer. Non. Là, je ne fais vraiment rien. Ne rien faire à ce point là, je ne pensais pas que c’était possible. En plus, je ne culpabilise même pas de ne rien faire. C’est la normalité. Par contre, ça tourne à plein régime au niveau mental. Ça cogite, ça cogite, ça cogite. Mais sans le mal de crâne qui va généralement avec. De la bonne cogitation, saine, équilibrée, qui fait dans le fondamentale mais sans excès. Et puis d’un coup, il y a mon écran noir qui passe en technicolor. Et avec les couleurs viennent le son, les odeurs, les sensations, tout le toutim quoi. La totale. Je passe du concept « rien » au concept « tout ». Je regarde autour de moi, et je reconnais la rue. Je regarde ma montre, mais mon bras est bizarre. Il est tout noir. Et pas que mon bras. Tout mon corps. A ce moment là, je suis attiré par un gars qui me semble vaguement familier. Il est de dos. Il a un peu la même attitude que moi. Le type se remet en mouvement et je décide de le suivre. Enfin, je décide… est-ce que j’ai vraiment pris une décision ? Je n’en suis pas sûr. Mais toujours est-il que j’enquille derrière lui. Je n’ai aucune idée d’où il a l’intention d’aller, mais je sais que je dois le suivre et ne pas le perdre de vue. J’ai l’impression que ma vie en dépend. C’est un peu excessif, c’est vrai, mais c’est ce que je ressens à cet instant. Donc, me voilà en train de suivre ce type. Mais pas discrètement. Je le suis de près, de très près. Je suis comme qui dirait littéralement collé à ses pas. Je me calque sur le moindre de ses mouvements. Je fais corps avec lui. D’un coup, j’ai une appréhension. Il va s’en apercevoir ! Ce n’est pas possible autrement. J’essaye de prendre de la distance, mais rien n’y fait. Il tourne à droite, je tourne à droite. Il s’arrête, je m’arrête. Il regarde en l’air et moi, connement, j’en fais autant. Et qu’est-ce que je vois en l’air ? Rien. Juste le ciel et puis un beau soleil tout brillant à son zénith. Tiens, il fait beau ? Parce que tout à l’heure, il y avait des nuages et je pensais même qu’il allait pleuvoir. Il n’y a vraiment plus de saison. Enfin, je préfère qu’il fasse beau. Je me sens plus nette. Comment ça, je me sens plus nette ? Qu’est-ce que je raconte, moi ? Et pourquoi je parle de moi au féminin ? Et mon gars qui est au-dessus de moi maintenant. Il me marche dessus. Ben, comment il a fait ? Il est énorme en plus ! Il s‘est arrêté, je vais en profiter pour lui parler. Faudrait déjà que j’arrive à l’atteindre. Je m’approche de lui, mais il se carapate. J’insiste. Le truc, c’est que je n’arrive pas à le rattraper. Il marche devant moi et puis d’un coup je me retrouve sur son côté droit et puis sur son côté gauche et en l’espace d’un instant, je me retrouve devant lui. Je ne me souviens pas de l’avoir dépassé. Il est insaisissable ce mec ! Mais je l’aurai. Il s’arrête de nouveau. J’en fais autant. Il se penche et me regarde en souriant. Je le connais ce type. Ce visage, cette petite moustache à la d’Artagnan ?
Alors c’est ça, être vivant ? ! C’est sûrement ça ! Oui, je crois que je suis incarnée. JE. Ça me fait tout drôle de dire : « JE ». Je suis une personne ; je peux marcher, je peux toucher, je peux avoir des sensations, je sens le froid, le vent. Pour la première fois, les choses qui m’entourent ont une consistance, un volume. J’évolue à présent dans un univers à plusieurs dimensions. Je marche sur un sol que je peux sentir sous mes pieds. Je remplis pleinement ce corps que jusqu’alors je reflétais. Le monde qui m’entoure est dur, épais, volumineux. La matière. La matière est tout. Tout autour de moi est solide. Comme le rebord de cette fenêtre sur laquelle je m’assois. Je sais que c’est une fenêtre car je l’ai appris dans les encyclopédies. Comme beaucoup d’autres choses. Je suis dans une petite cour intérieure avec deux escaliers qui partent vers la gauche. De l’autre côté de la cour, derrière une vitre, s'affaire une créature. Je sais ce qu’elle est. C’est une femme. Ce qui n’était jusqu’à présent qu’un concept est devenu une réalité. Elle est assise derrière un objet sur lequel elle fait courir ses doigts à toute vitesse. Je ne peux pas m’empêcher de la contempler. Elle est absorbée par son activité et, par moments, rejette en un geste gracieux une de ses mèches par-dessus son oreille droite. Elle lève le visage de son clavier et regarde machinalement par la fenêtre. Elle me voit et son visage change d’un seul coup. Quelle étrange métamorphose. Ses traits se modifient ; ses paupières se contractent légèrement, sa bouche s’élargit, ses joues remontent, ses lèvres sont tirées en arrière et vers le haut, son front devient lisse. Mais le plus spectaculaire, c’est son regard. Il brille, comme si on avait allumé une lampe à l’intérieur. Je crois savoir ce que c’est. J’ai déjà vu Denis faire cela. On appelle ça un sourire. C’est un signe de contentement que se font, parfois, deux personnes pour exprimer qu’elles sont heureuses. Je déforme mon visage de la même manière pour entrer en communication avec la femme. Elle a alors un petit gloussement, baisse les yeux et se replonge immédiatement dans son occupation. Elle doit avoir 22 ou 23 ans selon les normes de sa race. Des cheveux mi-longs, châtain clair. Un petit nez mutin en trompette et une petite fossette sur le menton. Elle relève les yeux dans ma direction, très rapidement cette fois-ci, et se remet au travail.
Des pas résonnent dans la cour et un homme d’une trentaine d’années apparaît. Très sûr de lui, un casque intégral à la main et une sacoche en cuir marron dans l’autre. Il se dirige droit vers moi et me tend sa main.
« Vous êtes Denis ? »
Sans hésiter, je réponds : « Oui ».
Ah ! Non ! Non ! Ce type est vraiment gonflé ! Il va trop loin, là ! Il usurpe mon identité, comme ça, sans sourciller. Il va à mes rendez-vous à ma place. Et puis quoi encore ! Cette situation ne peut plus durer. Je dois faire quelque chose pour l’arrêter. Attends ! Attends ! Ne t’emballe pas. Jusqu’où va-t-il va aller ? Jusqu’à quel point va-t-il réussir à se faire passer pour moi ? L’autre type lui sert la main sans sourciller.
- Patrick Vincenti. Le metteur en scène. Vous êtes le premier, les autres ne vont pas tarder. A cet instant, on entend claquer la porte et deux autres hommes entrent rapidement. Une jeune femme en imper avec un sac à dos entre à leur suite. Et bien, les voilà. C’est parfait. Il consulte sa montre. Pile à l’heure. J’aime quand tout se passe bien comme ça. C’est bien, c’est très bien. C’est même de bon augure. Non ? Qu’est-ce que vous en pensez ?
- Oui, sûrement. C’est bien d’être à l’heure.
Réponse à la con. On voit bien que tu n’es qu’un pâle copieur. Moi, j’aurai répondu un truc du style : « avant l’heure c’est pas l’heure et après l’heure c’est plus l’heure »… enfin, quelque chose d’un peu plus intelligent et amusant histoire de détendre l’atmosphère.
- C’est ce que je dis toujours. La ponctualité nous révèle beaucoup de choses sur les gens.
Un des deux hommes, le plus grand, administre une grande bourrade à l’interlocuteur de mon usurpateur et les deux tombent dans les bras l’un de l’autre. Le deuxième, un garçon de taille moyenne avec des pattes en arc de cercle s’approche des deux en rigolant.
- Alors, c’est pas bientôt finit, les deux pédés !
Vincenti s’écarte et frotte la tête du plus petit.
- Tu dis ça parce que t’es jaloux. Messieurs, Je vous présente Denis.
- Salut.
- Le grand avec la veste en cuir de frimeur, c’est Jacques…
- S’il te plait ! répond Jacques en prenant un air faussement sérieux. Ce n’est pas une veste de frimeur, c’est une veste Karl Lagerfeld. Sur ces mots, il ouvre ostensiblement sa veste pour que l’on puisse constater la marque. Et quand on porte ça… on n’a pas besoin de frimer.
- … lui, c’est Jean-Pierre.
L’homme aux pattes cerclées pousse un grognement que l’on peut traduire par quelque chose du style : salut !
- Et la demoiselle au fond, c’est… c’est Carole, n’est-ce pas ?
La dénommée Carole écrase sa cigarette dans un pot de fleur et fait un petit sourire à l’entourage.
- Nous attendons encore une personne, enchaîne Vincenti. Elle aura un petit peu de retard, mais elle m’a prévenue. Je crois que le mieux, c’est d’y aller.
Vincenti sort un trousseau de clé de son blouson et ouvre une porte en verre. Je suis mon plagiaire dans une salle de taille moyenne, pas très éclairée, mais assez chaleureuse. Je me demande si c’est le lieu des répétitions ou si c’est juste pour la lecture. Les autres entrent et installent des chaises autour d’une petite table en bois. Le décor est pour ainsi dire planté. Il s’avère que le grand au blouson de cuir qui fait frimeur, est un gros déconneur toujours en train de sortir des vannes. Il a l’air de particulièrement bien connaître le metteur en scène ce qui, visiblement, agace le petit avec les pattes. Les trois hommes doivent déjà faire partie de la distribution. Carole, elle, ne dit pas un mot. Elle a sorti un texte de son sac à dos et s’y est plongé. Elle a déjà mis du Stabylo Boss sur ses répliques et commence visiblement à les apprendre. Apparemment, elle non plus ne vient pas pour l’audition. Je suis donc le seul. Jacques adresse un petit sourire à ma copie et se plonge à son tour dans le texte. Vincenti lui remet un manuscrit dactylographié attaché par un trombone métallique. J’essaye de jeter un coup d’œil sur le rôle en question, mais la lumière est telle que je me trouve projeté en diagonale contre le mur du fond d’où je ne distingue pas le manuscrit.
- Le rôle de Paul.
- C’est quel genre de personnage ?
Vincenti lève les yeux vers l’usurpateur, puis se replonge dans son agenda.
- C’est peut-être trop tôt pour en parler ?
Pas du tout, au contraire. Vincenti ferme son agenda d’un geste sec. Je suis ravi que tu me poses la question. J’aurai même été déçu si tu ne l’avais pas posé.
Son visage se fend en un grand sourire sans qu’on puisse deviner si c’est du lard ou du cochon. Vincenti se frotte le menton, et plisse ses yeux comme s’il allait chercher loin dans son esprit.
- Le personnage est assez ambigu. Vincenti fait craquer ses doigts ce qui a pour effet de faire sursauter Carole. Cette manie semble l’agacer au plus au point, mais elle n’ose pas l’interrompre. Le personnage de Paul est double. Eh ben là, mon pote, tu vas être servi ! Il est à la fois sincère et fourbe. Il aime les gens mais ne cesse de leur jouer des tours sans forcément s’en rendre compte. C’est un personnage très riche et très complexe. Mais je préfère ne pas trop en dire pour garder la fraîcheur de la première approche. Ne considère pas cette lecture comme une audition. S’en est une, bien sûr, mais ne focalise pas sur cet aspect de la chose. Ne pense surtout pas à bien faire, mais amuses-toi avec le texte. N’hésite pas à changer de ton, d’intonation, d’intention, même si elle te paraît aller à contre sens du texte. Je ne cherche pas la lecture parfaite avec toutes les intentions en place. Je veux de la folie. Je veux entendre ce texte chanter.
- C’est une comédie musicale ?
- Non, je veux dire par-là que je veux l’entendre vivre, je veux l’entendre vibrer, je veux de la richesse dans l’interprétation. Tu vois ce que je veux dire ?
- Si tu veux de la richesse dans mon interprétation, ironise le dénommé Jacques, commence par me payer ce que tu me dois du dernier spectacle. Et il éclate de rire.
- Merci, Jacques. Je n’en attendais pas moins de toi. Mais maintenant, je vous demanderai d’être un petit poil sérieux, ne serait-ce que pour aider Denis. Ce n’est pas facile pour lui, alors… Ah ! Voilà Henri ! Assieds-toi, Henri !
A cet instant, nous voyons arriver une sorte de colosse, vêtu d’une gabardine de couleur crème et d’un chapeau à la Bogart. Il doit bien faire dans les deux mètres, une véritable force de la nature. Il serre la main à tout le monde et engloutît la mienne… la sienne… enfin, la nôtre dans sa large paume. Mon doublon et moi, nous reconnaissons tout de suite en lui un homme chaleureux et sympathique. C’est comme une évidence. Quelque chose passe tout de suite. La présence d’Henri me rassure, je peux me détendre. En même temps, je ne peux pas être plus détendu que je ne le suis à cet instant, vu que je suis allongé sur quasiment toute la surface du mur. En fait, la première partie de mon corps d’ombre ; celle qui va de mes pieds à mon bassin, s’étale horizontalement telle une nappe sombre des pieds de la chaise jusqu’à la plinthe du mur alors que l’autre moitié de mon corps se répand à la verticale jusqu’à toucher le plafond. Je suis plié en deux, quoi. Dans d’autres circonstances, j’aurais pu trouver ça amusant. Mon ersatz jette un œil sur le texte et commence à lire pour lui-même les premières répliques de Paul. D’où je suis, maintenant, j’ai une vue panoramique sur le texte. Cela semble bon. Très bon, même. Le metteur en scène donne encore quelques indications et la lecture commence. A la fin de l’audition, il est midi. Vincenti dit qu’il a encore quelques personnes à voir et qu’il rappellera tout le monde avant la fin de la semaine. Je suis furieux. Mon succédané a complètement pété les plombs pendant la lecture. Pour la première fois, son comportement a été différent de ce que j’aurais fait moi-même. Tout avait pourtant bien commencé ; il suivait les conseils du metteur en scène qui lui avait demandé de faire fi de toute psychologie par rapport au personnage. Mais il y a faire fi et faire fi ! Il a lâché les lions, comme on dit dans le métier. Non seulement il a chanté quelques passages du texte, mais il a globalement fait n’importe quoi ; comme prendre une voix de fausset - qui avait fait éclater de rire le petit avec les pattes - où prendre un accent de banlieue lors d’un passage dramatique. Du n’importe quoi puissance dix ! Ou bien encore dire une tirade en bégayant ce qui avait eut pour effet de troubler la pauvre Carole. C’était fini et bien finit. De la façon dont Vincenti avait dit qu’il allait nous rappeler, avec cette moue en travers des lèvres, il ne fallait pas être devin pour deviner que c’était cuit. L’imposteur avait fait foirer mon audition. Perdu dans mes pensées, je ne vis pas arriver le grand Henri qui nous administra une tape amicale dans le dos.
- C’était très bien, Denis. C’est bien Denis, ton nom ?
Non, c’est mon nom à moi, mais tout le monde s’en fout.
- Oui. Tu as trouvé ça bien ?
- Oui, je t’assure. C’était audacieux de ta part de faire toutes ces propositions pour une première lecture.
- Merci.
- Tu as fait ce que te dictait ton cœur. C’est bien. Allez, salut ! J’espère qu’on se reverra.
Henri fait un geste de la main et s’engouffre sous le porche, les épaules légèrement voûtées pour laisser passer sa carcasse sous la porte d’entrée. Je me retrouve seul dans la rue avec mon clone.
Tu as tout foiré ! Pauvre résidu de simili imitation de sous prolongement de moi-même ! Pauvre truffe ! Duplicata !!
Il faut que je trouve une solution et vite, sinon, il va pourrir ma réputation dans tout Paris. Déjà quelle est à faire. S’il continue sur sa lancé je vais vite être célèbre avant d’être connu. Ce n’est pas bon. Pas bon du tout. Mais avant, je dois passer chez mes parents. J’ai dit que je boufferai avec eux et puis ça fait un moment que je n’ai pas vu ma sœur et mes nièces. Au moment même où j’ai cette pensée, voilà que l’autre empapaouté prend les devants et se dirige vers le métro, prend la direction de Saint-Lazare et va acheter un billet pour Achères.
Avec mes thunes. Il est gentil, mais moi je fraude d’habitude !
Comment fait-il pour savoir où je désire me rendre avant même que j’ai décidé de m’y rendre ? Ça, c’est incompréhensible ! Ça m’énerve ! Mais bon, je n’ai toujours pas le choix et je lui emboîte le pas malgré moi.
Arrivé chez mes parents, rebelote. Il se comporte avec mes proches comme s’il les avait toujours connus. Le voilà d’ailleurs qui discute allègrement avec ma sœur. Il est gonflé. J’essaye d’intervenir, mais que dalle.
Eh ! Soeurette ! C’est moi, Denis. Je suis là, juste à côté de toi, près de toi, sur toi. Tu ne me vois pas ?
Merde ! Je suis transparent ou quoi ? Pendant un moment, il me passe une idée vraiment bizarre en tête. Je suis devenu un ectoplasme transparent. Est-ce que ce n’est pas ce que j’ai toujours désiré au fond ? Ben, là, je suis servi. Je vois l’imposteur s’asseoir dans le canapé et j’en fais autant. Il connaît toute ma famille. Il embrasse ma mère, serre la louche à mes frangins et eux, il le traite comme s’il était de la famille. Ça ne va pas se passer comme ça ! Je tente de m’adresser à ma sœur, mais je ne peux pas bouger. Et lui, il boit un verre, détendu. Mais moi je suis en colère ! Je ne veux pas boire un verre tranquillement ! L’imposteur se plaint qu’il y a un peu trop de lumière dans la pièce. Mon frère se lève et va actionner les persiennes. Je vois ma famille disparaître lentement au fur et à mesure que les lattes pivotent. Qu’est-ce qu’il leur fait ce salaud ? Il efface ma famille. Ma sœur devient très floue. J’ai l’impression de l’entendre à travers une porte très épaisse. Et puis elle disparaît. Elle devient aussi inconsistante qu’une ombre ou bien c’est peut-être moi. C’est forcément moi. Tout mon univers se dissous comme du sucre dans un café très chaud. Je réintègre mon néant personnel.
Je ne suis qu’une ombre.
Je suis en train de courir dans la rue. En fait je suis en train de courir après un type. Il a dû me piquer un truc. Il faut que je le rattrape. La vache, il courre vite l’enflure. Il s’arrête pour reprendre son souffle. Je m’arrête aussi. Il n’a pas l’air de me fuir. Le voilà qui reprend sa course au petit trot. Moi aussi. Pourquoi je lui file le train et qu’est-ce que je fous là, moi ? Je passe devant une horloge qui indique 19h45. Déjà ?? Mais qu’est-ce que j’ai foutu de mon après-midi ? J’étais chez mes parents et puis d’un seul coup, plus rien. Je n’ai aucun souvenir du reste de la journée. Je suis juste en train de courir et je ne sais pas pourquoi. 19h45 ! Merde, je suis en retard pour la représentation. Et puis là, tout me revient. L’imposteur, l’audition, mes parents, et les stores qui se ferment. Lui, je vais lui dire ma façon de penser. Après la représentation, je rentrerai directement chez moi... enfin chez lui… chez nous et je mettrai les choses au point. Et lui, qu’est-ce qu’il fait ? Il hèle un taxi ! Mais il va me péter toutes mes thunes, ce con !
Hé ! Je ne suis pas Rothschild, bonhomme ! Mets un frein à tes largesses ou on ne va pas être copain !
Il s’en fout royalement. Je monte avec lui dans le tacos et je me recroqueville dans un petit coin où j’existe à peine sous la faible lumière du plafonnier. J’en profite pour me dévisager. C’est très étrange. Ça me ressemble, ça il n’y a pas de doute. Ça parle comme moi, ça marche comme moi, ça plaisante comme moi, c‘est mon double version canada dry, mais ce n’est définitivement pas moi. Ce mec m’imite presque parfaitement, mais je ne saisis pas le but de l’opération. Pourquoi un inconnu se ferait-il passer pour moi ? Quel intérêt ? Les gens qui me connaissent vont bien s’en apercevoir. Alors à quoi ça sert tout ce binz ? Je continue ma filature forcée. Les choses autour de moi commencent à devenir un peu plus floues. Tout devient diaphane, irréel. Il y a mon univers qui se dilue. Encore quelques minutes et nous voilà devant le théâtre du Châtelet. Mon double monte dans les loges et se dirige vers les costumes. Sans hésiter, il empoigne le mien et l’enfile comme s’il avait fait ça toute sa vie. Je vois Hlupák arriver dans mon dos... enfin, dans le sien. Merde, je commence à m’identifier. J’ai besoin de toute ma concentration pour affirmer qu’il n’est pas moi. Hlupák s’adresse à l’autre enfariné sans faire la différence. Décidément ce mec est très fort. Je laisse faire, je suis curieux de voir comment il va s’en sortir. Il descend sur le plateau et se met comme moi, derrière le rideau, à écouter le public rentrer. Le spectacle commence. Il rentre en scène au bon moment, dit les bonnes répliques. Il a de la ressource, c’est certain. Mais je l’attends au tournant. Il va bien commettre une erreur et à ce moment, je serais là, juste à côté de lui pour le confondre. Mais pour l’instant c’est tous mes potes qui me confondent avec lui. Pas grave. C’est la fin du spectacle. Il se dépêche de se changer et descend dans la rue en quatrième vitesse. Il attend devant la porte de l’entrée des artistes. Quelques secondes plus tard, Hélène, une des figurantes, sort et se dirige vers le métro. Il s’approche d’elle. Je crois qu’il a l’intention de lui adresser la parole. Hé, hé ! Je jubile doucement. C’est sa première erreur au gars. Hélène, elle est intouchable. En fait, personne ne sait qui elle est vraiment. Elle arrive après tout le monde et elle repart avant tout le monde. Une fille très secrète. Très belle aussi. Elle m’a toujours plu.
Cette fille, je n’ai jamais réussi à lui adresser la parole. Il faut dire que je n’ai jamais essayé non plus. Aucun des figurants n’a essayé. Le pire, c’est qu’elle n’a jamais vraiment rien fait pour nous dissuader. Pas besoin. Elle incarne la dissuasion. Elle dégage un truc qui te fait te sentir tout con. Tu n’oses pas lui parler. Ton inconscient te suggère de passer ton chemin si tu ne veux pas te ridiculiser à vie. Alors on se contente de graviter dans son espace et de respirer le même air qu’elle, mais pas plus. C’est le genre de fille qui navigue dans la stratosphère alors que toi tu barbotes dans les sous-sols. Et l’autre imitation qui s’approche avec un sourire en travers de la tronche. Il va se prendre une grosse veste. Qu’est-ce que je dis, une veste. Lui, il va repartir avec la garde robe au complet. Je m’approche pour mieux profiter. Le voilà qui lui fait un coucou. Elle s’arrête, lève la tête et me reconnais… le reconnais. Elle lui fait un gentil signe de la main. Pas de quoi s’affoler. Elle est aimable c’est tout. Il s’approche encore un peu plus. Et le voilà qui lui sort un baratin comme quoi, il l’admire, que c’est une comédienne époustouflante, qu’il a toujours eu envie de le lui dire, qu’aujourd’hui il lui était arrivé un truc étrange et qu’il avait besoin de partager avec une personne qui pourrait le comprendre et il était sûr qu’elle le pourrait. Enfin il lui bourre le mou tant et plus, et je vois ma belle Hélène, que j’admire en effet plus que tout, rougir sous les paroles indécentes de mon ersatz. Ce qui m’exaspère le plus, c’est que tout ce qu’il lui dit, c’est exactement ce que je lui aurais dit, si j’avais eu un peu plus de courage. Et lui, il balance toutes mes répliques comme s’il en était l’auteur. Voilà mon Hélène qui rougit de plus belle. Elle lui dit qu’elle est touchée, qu’elle croyait que les gens ne l’appréciaient pas. Elle se sentait un peu isolée au milieu de cette distribution et… et… et elle devient intarissable. Sans même sans rendre compte, les voilà tous les deux dans un café en train de parler comme de vieux amis de tout et de rien. Et lui, il est aux anges. Hélène est à ses côtés, en train de prendre un verre. Le faux Denis lui prend la main et là, j’ai un choc. Sous les lumières crues de ce café parisien, ma main, ma propre main, prend la main d’Hélène ou plutôt une version plus sombre de la main d’Hélène, mais dont je peux sentir le contact. C’est chaud, c’est doux. En cet instant, je communie avec elle. J’oublie tout. Et puis à ce moment, il y a une panne de courant et je ne suis plus.
Je ne suis plus.
Difficile à expliquer comme sensation, puisque radicalement, ça n’en est pas une. Impossible de savoir le temps que cela a duré, vu qu’il n’y avait aucune notion de temps. Cela a forcément duré un temps, mais il aurait pu aussi bien s’agir de quelques secondes comme d’une éternité. Et puis la lumière est revenue, et moi avec. Pendant ce court/long instant de non existence, j’ai fait l’expérience du néant. Eh bien je vous le dis, le néant, ça craint. Imaginez, le « rien » et multipliez-le par l’infini. Et vous serez encore loin de la réalité. Je n’avais encore jamais ressenti une telle absence de moi-même. C’aurait pu en être presque reposant, si j’en avais eu conscience. Mais de conscience, que nenni. A vrai dire c’est surtout la sensation de retour à la lumière qui m’a le plus impressionné. C’était comme une naissance instantanée. Il n’y a rien et puis d’un coup, l’existence vous accueille. Simplement.
Cette nuit-là, j’ai vécu une expérience inoubliable. A la lumière tremblotante de dizaines de bougies, j’ai fait l’amour à l’ombre d’Hélène. Dans tous les coins et les recoins, au plafond, sur le sol, sur tous les murs, l’amour de face, en biais, biseauté, avec des reflets changeants, des reflets d’argent, à plusieurs Denis et à plusieurs Hélène. Fantastique ! Grandiose ! Jusqu’au moment où l’autre enflé a décidé d’éteindre la lumière et de souffler les bougies. « Mais non, laisse allumé ! »
Pouf ! Plus rien.
Plus… rien.
Rien !