Lorsque j’arrivai à mon rendez-vous, Geneviève en était à son troisième apéro. Ma sœur se leva pour m’accueillir mais retomba pesamment sur la banquette avant d’avoir achevé son geste. Elle eut un petit rire, puis sans transition se mit à pleurer. Je pris ma sœur dans mes bras et je la berçais doucement. Avant d’arriver, je m’étais demandé si je devais ou non lui raconter l’épisode de la salle de bains. Mais vu les circonstances je décidai d’attendre un petit peu. Au grand jour, avec ma sœur à côté de moi, dans ce grand café parisien grouillant de monde, je n’étais moi-même plus très sûr de ce que j’avais vu, ni entendu la veille. Je savais que corps et esprit étaient intimement liés et que parfois lorsque l’un était trop surmené, c’était l’autre qui faisait office de fusible. Je faisais peut-être du surmenage. Mon esprit m’envoyait tout simplement un message. Une alerte qui s’était manifestée sous une forme spectaculaire. Je devais me reposer, prendre du recul comme me disait mon psy, enfin Tartinelli. Peut-être même que je lui en toucherais deux mots. Je regardais attentivement ma sœur. Son visage était écarlate et ses pupilles, sous l’action de l’alcool, s’étaient rétrécis jusqu’à devenir deux petits points noirs et brillants. Je me servis un grand verre d’eau que j’avalais lentement, en respirant bien entre chaque gorgée. Geneviève hoquetait doucement et s’attaquait maintenant à la nappe pour sécher ses larmes. Pour qu’elle se retrouve dans cet état, c’est que les choses devaient être grave. Mais chez ma sœur, « grave » pouvait aller du simple au pire. Je me disais qu’il valait mieux que je commande maintenant avant que ma sœur ne m’explique ses déboires. Cela pouvait peut-être prendre du temps. Le serveur fut remarquable de patience pendant que ma sœur choisissait son repas, entre deux hoquets, puis s’éclipsa aussi doucement qu’une ombre. J’eus un petit frisson et je demandais à ma sœur de tout me raconter en détail. Geneviève était rentrée de voyage, une semaine auparavant. Elle venait de passer quinze jours de vacances au Maroc dans un club pour célibataire. Avant d’aller plus avant, il faut préciser que la vie amoureuse de ma sœur Geneviève était une pure catastrophe. Un peu comme la mienne, mais en pire. Ça doit être de famille, je ne sais pas. Elle avait le don d’attirer à elle les plus beaux spécimens de fripouilles que la terre n’ait jamais portés. Elle était comme un aimant et se retrouvait invariablement dans des histoires absolument incroyables qui se terminaient toutes en sa défaveur. Elle s’était fait cambrioler une dizaine de fois par des ex mais elle n’avait jamais pu le prouver. Elle en était à un point de sa vie, où elle aurait tout donné pour vivre une histoire d’amour simple avec un homme simple qui n’aurait pas derrière la tête de la dévaliser ou pire. Là-bas, au Maroc, elle avait enfin rencontré l’amour et la passion en la personne d’un charmant garçon plus jeune qu’elle prénommé Omar et qui était prof de planche à voile. Très rapidement, Omar et Geneviève avaient eu envie de faire l’amour ce qui, chez deux personnes normalement constituées et qui s’appréciaient mutuellement, constituait un aboutissement logique. Ce qui l’était moins en revanche, ce fut les moyens employés pour mettre en œuvre la chose en question. En effet, la religion d’Omar lui interdisant de commettre l’acte charnel avant d’être marié, ils avaient décidé, avec cette magnifique insouciance que l’on aime voir parfois chez les jeunes enfants, de légitimer leur partie de fesses en l’air. Voilà pourquoi ma sœur arborait maintenant à son doigt un anneau en fer blanc qui la déclarait mariée à un citoyen Marocain. J’avais bien senti qu’il y avait baleine sous rochers, mais là elle avait décroché le pompon, elle avait gagné la queue du Mickey ! De plus, elle venait sans conteste, d’établir une première dans la double catégorie « bourde absolue » et « inconscience caractérisée avec coup de pied au cul qui se perdent ». Le serveur apporta ma commande, une soupe aux queues d’écrevisses ce qui eu pour effet de lui faire penser à Omar. Ma sœur repiqua une crise de larmes. Elle regrettait son geste et se sentait piégée. Heureusement, j’avais un bon copain avocat et je lui passais un coup de fil pour vérifier si ce mariage était valable en France, car j’avais un doute. Mon pote me certifia que ce mariage serait valable, s’il était validé ici. Sinon, ce n’était qu’un bout de papier sans valeur. Ma sœur était rassurée. Deux trois verres plus tard, elle était plus que rassurée. Elle était enthousiaste. Et à la vitesse où elle avalait ses verres, elle n’allait pas tarder à déborder de joie.
Après avoir mis ma frangine dans un taxi, je rentrais dans mon petit chez moi à Clichy, rue Gaston Paymal. Paymal. Choix logique pour un artiste. J’habitais dans une rue assez calme et mon studio donnait sur une cour intérieure relativement isolée du bruit. Ma sœur m’avait saoulé avec ses histoires. Je pensais au bon bain que j’allais prendre en rentrant. Une petite soupe et peut-être un bon DVD avant de m’endormir. En passant devant un réverbère, je fus interpellé par quelqu’un.
- Vous avez l’air fatigué ?
Je me retournai, surpris.
- Qui me parle ?
- C’est moi.
- Moi ? Moi ? C’est qui, moi ?
Mais je savais pertinemment à qui j’avais à faire. Mon ombre s’étira et glissa le long de la paroi de l’immeuble près duquel je venais de m’arrêter avant de prendre une ampleur absolument inimaginable. Dans le même temps, une voix claire et pure résonna dans mon esprit.
- Moi !
Et merde ! J’avais vaguement espéré que tout ceci ne fut qu’un mauvais rêve, une sorte d’hallucination dû à la fatigue ou je ne sais quoi d’autre, mais elle était là, bien présente, s’étalant sur le mur de façon ignoble et démesurée. J’avoue que le tableau était assez impressionnant et j’en restai comme deux ronds de flans. La zone sombre qui correspondait à ma tête touchait presque le haut d’un bâtiment de six étages.
- Je me demandais…
- Quoi ?
- Je peux vous toucher ? Je veux dire, c’est quel genre de substance, une ombre ? Vous avez une consistance particulière ou bien, il n’y a rien ?
Je m’approchai du mur. L’ombre était partout. J’avançai la main et je sentis un contact. Mais pas celui de la pierre. Non, c’était quelque chose d’autre. J’approchai encore et de façon très naturelle, je me fondis dans la masse obscure. L’ombre était autour de moi, contre moi, en moi. Je m’y sentis immédiatement bien. Comme si j’avais réintégré le cocon dont j’étais issu. Je fermai les yeux. Quelque chose de charnel et d’envoûtant se dégageait de cette opacité moelleuse. C’était vraiment très agréable. Mais le plus impressionnant, c’était cette impression de grandeur. Quand j’ouvris les yeux, j’eus un choc. C’était vertigineux. Je voyais tout mon quartier. Je le voyais aussi nettement que si j’avais été moi-même sur le balcon du sixième étage. A l’endroit où se trouvait ma tête. Sauf que j’étais aussi grand que l’immeuble. Les gens en bas étaient minuscules. J’aurai pu les écraser sous mon pied.
- Génial ! Comment faites-vous pour ?…
- Pour prendre cette forme ? Rien de plus simple. Je m’étire et c’est tout. Je peux prendre pratiquement toutes les formes que je désire. De la plus petite à la plus grande.
- Non, je veux dire… pourquoi est-ce que j’ai l’impression que je suis aussi grand que vous ?
- De la même façon que je fais partie de vous, vous faites partie de moi.
Ça commençait à devenir intéressant et des perspectives nouvelles commençaient à pointer le bout de leur nez.
- Vous pouvez glisser sous une porte ou quelque chose comme ça ?
- Je peux faire ce que je veux. Je n’ai pas de limite. Votre corps en fait est ma seule limite. Je ne peux pas m’étirer à l’infini, mais j’ai une bonne marche de manœuvre. Qu’est-ce que vous avez fait de votre journée ? Il y a eu des nuages tout l’après-midi et je n’ai pas pu me matérialiser.
L‘ombre reprit des proportions normales et je retrouvai instantanément ma petite taille et toutes les peurs et les angoisses qui allaient avec. De nouveau je me sentais minable, pas à ma place. Déçu de la vie, quoi.
- Je n’ai rien fait de spécial. J’ai passé un casting pour une série.
- Ça doit être quelque chose de se sentir vivant.
- Ouais. Enfin, il y a des jours, je préférerais ne pas être venu au monde.
J’étais redevenu Denis le grognon, Denis le timoré, le mal dans sa peau. Je fis un pas hors de la lumière, et l’Ombre commença à se dissiper.
- Un instant !
- Quoi encore ?
- Est-ce que vous pouvez revenir sous le réverbère, je me sens un peu diminuée.
Je revins me placer sous la lumière. L’Ombre reprit son assurance et son arrogance coutumière.
- Venu au monde. Expliquez !
Et rebelote. Ma parole, si ça continuait comme ça, j’allais me changer en encyclopédie.
- Avant d’exister, on naît. La naissance, c’est le commencement de la vie. Enfin pas tout à fait. On existe déjà dans le ventre de sa mère.
- Et avant, qu’est-ce qu’il y a ?
- Heu… les avis sont partagés. Ecoutez, vous savez, je ne suis pas capable de tout vous expliquer.
- Pourquoi ?
- Pourquoi ? Parce que j’ai mes limites. Ça s’appelle l’instruction. Et puis là, je suis crevé, fatigué. J’ai à peine dormi la nuit dernière. Je veux juste rentrer chez moi, me faire ma soupe et aller me coucher.
Soudain, je sentis un regain de vitalité s’installer en moi. Je me sentis d’un coup tout ragaillardi. Plus de trace de fatigue, plus de mauvaise pensée. Pigé. L’Ombre me filait son énergie. J’avais l’esprit clair et en alerte. Comme si j’avais pris de la coke, quoi. En même temps, je dis ça, mais je n’en ai jamais pris. Non, c’est vrai !
Mon ombre et moi nous causâmes toute la nuit, jusqu’au petit matin. Dans la foulée, je ne vis pas passer les semaines qui suivirent. Au début on se marrait franchement bien. Enfin surtout moi, je pense, car je n’étais pas sûr qu’elle fut capable d’éprouver quoi que soit. Pendant qu’elle me harcelait de questions existentielles, je testai de mon côté ses capacités. En fonction de l’intensité de la source lumineuse, soleil ou lampe, je variai mes déplacements, proches ou éloignés de la source, de telle sorte que mon ombre s’étende plus ou moins loin de mon corps physique. Je la projetai ainsi littéralement sur tous les supports que je trouvais, la faisant grossir, rétrécir, s’allonger et s’étirer au maximum de ses capacités. Comme je pouvais me matérialiser à n’importe quel point où elle se trouvait, je pouvais passer d’un endroit à un autre en quelques secondes. Je me souviens d’un type. J’avais projeté l’ombre de ma main derrière lui et je lui avais tapoté l’épaule. Quand il s’était retourné il n’y avait personne. Cela lui avait provoqué un choc, mais quand la chose s’était reproduite plusieurs fois de suite, il avait commencé à sérieusement flipper et à gigoter dans tous les sens. Hilarant. Dégueulasse, mais hilarant. En étirant mon ombre au maximum, j’avais réussi à me projeter jusqu’au 6ème étage d’un immeuble en verre d’où il était impossible de grimper. Je n’avais pas choisi cet immeuble par hasard car l’appartement du 6ème était occupé par mon ex et son nouveau mec. Il était tous les deux en train de se bécoter quand je cognai à leur fenêtre. J’avais tout de suite accaparé leur attention. Plus courageuse que lui, elle s’était approchée de la vitre et regardait sans comprendre vers l’extérieur. Il n’y avait rien. Peut-être un oiseau qui s’était cogné contre la vitre ? Je vais t’en foutre des oiseaux qui se cognent, moi. Est-ce qu’un oiseau est capable faire un rythme de salsa sur une vitre ? La panique chez mes deux tourtereaux. Quelle rigolade !
Je me marrais bien, mais mon ombre de son côté ne me lâchait pas non plus. Elle était avide de connaissance. Elle voulait tout savoir sur tout. Insatiable. Quand je ne savais pas un truc, j’allais sur Internet pour me renseigner. Je me documentais sur des sujets qui me dépassait complètement et qui n’avait, jusqu’alors, jamais suscité mon intérêt. Mais le truc qui la passionnait le plus, c’était le concept de l’existence. Elle voulait tout connaître sur le sujet. Ça avait l’air de l’intriguer profondément. La vie, la conscience, la personnalité. Je lui lisais des traités de philosophie épais comme ça et où il n’y avait pas d’images comme disait un humoriste bien connu. Elle absorbait tout ce qu’elle pouvait. Une véritable éponge. Et dotée d’une mémoire incroyable. Une mémoire partagée, car ce qu’elle absorbait, je l’absorbais également. C’était un enrichissement commun. On était devenus très potes mon ombre et moi. A tel point que j’avais laissé un peu de côté ma carrière, oui, je sais, moi aussi ce mot me fait rire. Au lieu de ça, je passais mon temps dans les bibliothèques à nous instruire.
Après neuf semaines de ce régime-là, on en savait mille fois plus sur les choses de la vie. Là où j’aurai dû me méfier c’est quand elle a commencé à parler de passer de la théorie à la pratique. J’avais retrouvé une vie à peu près normale. Bien entendu, je n’avais parlé à personne de ma sombre compagne. C’était un secret que j’essayais de garder, mais il devenait de plus en plus difficile pour moi de le faire. Elle se manifestait de plus en plus souvent et à des moments incongrus et bien souvent gênants. Quand j’étais aux toilettes par exemple. Pas moyen pour moi d’être tranquille au petit coin. Elle se matérialisait et me demandait ce que je ressentais à ce moment précis. Allez expliquer ça avec des mots simples. J’en étais arrivé à aller faire pipi dans le noir pour être tranquille. La perception des choses. C’était devenu son cheval de bataille. Elle était obnubilée par ça. Ça la rendait carrément maboule. « Et comment ça fait quant tu te coinces le doigt dans une porte, oui, on se tutoyais maintenant, qu’est-ce que tu ressens, est-ce que c’est chaud le lait bouillant, est-ce que c’est froid la neige, est-ce que ça sent bon le macaron, est-ce que ça a bon goût ? » Pire qu’un mouflet surdoué ! J’avais besoin de faire des breaks vous imaginez. Alors, j’ai commencé à aimer le noir. Moi qui étais un angoissé de l’obscurité, un grand flippé des coins sombres, je commençai à les rechercher systématiquement. La nuit, était devenue mon amie, mon alliée. C’était le seul moment où je pouvais me retrouver avec moi-même. Dans le noir ou dehors quand il n’y avait pas de soleil. J’ai même commencé à adorer les temps pourris. J’étais devenu accroc à la météo et j’en arrivais à prier pour que le soleil disparaisse carrément de notre système. On m’aurait annoncé que notre soleil avait explosé et c’était transformé en super novae ou en naine blanche que j’aurais applaudi des deux mains. Et puis elle est devenue carrément impossible. Comme le soir où une bande de copain que je n’avais pas vu depuis longtemps était venu voir le spectacle. On avait fait une bringue à tout casser et je ne me rappelle plus des détails, mais toujours est-il que je m’étais retrouvé avec Hlupák, qui s’était probablement incrusté, dans ce bar vers Pigalle. Impossible de me souvenir comment on avait atterri là. Au premier abord, il avait l’air sympa ce bar avec ces petites lumières et son ambiance cosy. J’étais affalé sur le comptoir, Hlupák à mes côtés. Je regardais autour de moi. C’était nettement moins chaleureux à l’intérieur. Des murs à l’aspect pisseux, le parquet qui collait sous les pieds, des traces de graisse sur le comptoir. Ce n’était pas vraiment la classe. Il était assez tard et il y avait peu de clientèle. Des hommes seuls pour la plupart. Mais pouvait-on vraiment qualifier de « clientèle » la dame d’un certain âge en tenue plus qu’évocatrice qui nous louchait dessus. Si c’était un bar, c’était un bar à quoi ? Je ne trouvais pas de réponse satisfaisante et allai m’éclipser quand une main ferme et manucurée à la truelle se posa sur mon épaule. Je me retournai et eus un choc. Imaginez un peu un énergumène de la taille de David Douillet mais avec des nichons. Il ou elle (je ne sais pas), me demanda du feu pour sa cigarette (qu’il ou elle, décidemment j’avais du mal à choisir), pinçait délicatement entre des doigts qui avaient dû tenir un volant dans une autre vie. Mais n’étant pas fumeur, je ne pouvais pas accéder à la requête de l’hybride pomponné qui se tenait devant moi. La « chose » me demanda alors de lui offrir un verre de champagne en battant des faux cils et avant que j’aie pu répondre quoi que ce soit, elle avait fait un signe au patron du bar qui s’approchait d’un pas pesant. Une autre grosse bestiole était en train d’entreprendre Hlupák qui n’avait plus les yeux en face des trous. Je dévisageai le patron. L’adjectif patibulaire avait certainement dû être inventé pour lui. Le nez aplati et les pommettes saillantes semblaient indiquer un accident récent ou une pratique assidue de la boxe anglaise. Je préférai ne pas avoir de confirmation sur ce dernier point. Il s’arrêta devant moi, les mains sur les hanches.
- Qu’est-ce qu’il va prendre, notre ami ?
Il m’avait demandé ça, comme s’il me proposait sa main dans la gueule. J’étais gêné. Son expression me disait clairement que j’avais intérêt à consommer sans rechigner. Du coup je commandai le verre de champagne pour la chose et un coca pour moi. Je bus mon verre à la vitesse de l’éclair pendant que mon travelo sirotait tranquillement son verre de champ’. J’avais besoin de retrouver une contenance, d’autant que miss Rambo commençait ces minauderies. Je donnai un grand coup de coude à Hlupák pour lui faire comprendre qu’il valait mieux ne pas s’éterniser dans le coin.
- Vous recherchez quelque chose d’exotique ?
- Non, juste la sortie.
Le patron me regarda comme si j’avais pissé sur son paillasson. La chose sourit, dévoilant une rangée de dents carnassières et me demanda avec la voix de Stallone si je n’avais pas envie de faire des folies avec mon corps.
- Je crois que j’ai été assez fou pour ce soir…
Elle est où la sortie, déjà ?
- Tu cherches une fille ? demanda le patron. Tiens, regardes autour de toi, t’as l’embarras du choix.
Je jetais un coup d’œil sur les « filles » en question dont la plus féminine était sans conteste celle qui se tenait à côté de moi.
- Je pense que j’ai surtout l’embarras, là.
Gros flop de ma part. Je ne comprends pas pourquoi les gens n’apprécient pas mon humour.
- Tu plais beaucoup à Sabrina, tu sais ?
Ma copine camionneuse, mit un doigt dans sa bouche et passa sa langue tout autour.
- Merci, mais ce n’est pas pour ça que je suis là.
Bon, il faut vraiment que je me tire !
- De toute façon je suis marié, alors.
Gros rire de la clientèle. Le patron se tenait les côtes.
- Je comprends. Tu penses bien qu’il n’y a que des gens honorables ici.
Re-gros rire de la clientèle. Le patron me regarda salement.
- Ecoute petit, toi et ton minet, vous faites désordre sur mon comptoir. Alors calte ! Ça fait cent soixante euros pour les quatre verres.
- Quoi, cent soixante euros ?! Mais je ne les ai pas !
Je regardai désespérément Stanislas en espérant qu’il allait trouver une solution miracle pour nous tirer du pétrin dans lequel on s’était fourré, mais il n’avait d’yeux que pour sa partenaire, une fausse blonde avec des fossettes et des faux seins. J’imaginais mon Stanislas en Philéas Fog, accroché à l’imposante poitrine avec des envies de tour du monde en 80 jours. On était frais.
- Alors on dirait que tu vas avoir quelques ennuis, petit gars.
L’espace se réduisit dangereusement autour de moi. C'était plus que n'en pouvait supporter l'Ombre. Elle glissa jusqu’en bas du pilier où elle se tenait retranchée, remonta le long du comptoir d'où elle émergea, grandie, énorme, furieuse. Mû par une force étrange, je sentis mon bras s'envoler vers le patron du bar et mon poing se refermer durement sur le col de celui-ci, pendant que de l’autre bras j’administrai une manchette à la chose au moment où celle-ci dégainait un petit cran d’arrêt de son sac à main. Hlupák avait fait un lâché de sein et me regardait comme si j’étais le messie incarné. D'un geste parfait, je décollai le patron du sol comme s'il n'était rien et l'amenai à moi. Je plantai mes yeux dans les siens. L’espace d’un instant, je surpris mon reflet dans la glace en face de moi. C'était mon visage, mais avec quelque chose en plus. Quelque chose que je n'aurais jamais cru posséder, mais que je reconnaissais pourtant. Au fond de mes yeux ; de la détermination. Une volonté farouche de dominer. Mon visage se rapprocha de celui du tenancier. Même ma voix avait changé. Elle était sans concession.
- Je trouve ça un peu abusif comme tarif. Tu vois quelque chose à redire à ça ? A moins que tu ne tiennes ni à ta tête, ni à ton bar.
Le patron avala sa salive en même temps que ses illusions. Il me regarda d’un air incrédule avec un mélange de crainte et d’incompréhension. Rien qu’à son regard, je pouvais deviner le cheminement de sa pensée. « Comment ce gringalet anémique avait pu se changer en cette brute au regard farouche et à la force colossale ? Il n'avait pourtant pas sorti de boite d'épinard de sa poche ? »
J’augmentai la pression sur son col. A bien y réfléchir, il tenait à sa tête et à son bar.
- Non, c’est effectivement un peu cher. Mais pour vous, c’est cadeau.
- Merci. Je vois que vous êtes dans un bon jour, on peut peut-être annoncer une tournée générale ? Non, c’est pas une bonne idée, ça ?
- Oui. Tournée générale ! C’est la maison qui offre.
J’étais sorti en tremblant de tous mes membres. Mais c’était plus d’excitation que de peur. Ce que je venais de faire quelque instant plus tôt dans ce bar me dépassait complètement. Parce que ce n’était pas moi qui avais soulevé ce type du sol sans tenir compte un instant de la plus élémentaire loi sur la gravité. Non. L’ombre s’était manifestée et avait pris le contrôle de mes mouvements. C’était grisant et en même temps un peu flippant. Car je n’avais pas « décidé » de choper ce mec par le col. L’ombre avait agi sans mon consentement. Elle avait utilisé mon corps pour exprimer SA volonté. Et ça, ce n’était pas bon du tout. Et mon autonomie, là-dedans ? Qu’est-ce qui allait encore lui passer par la tête à mon ombre ? Si elle pouvait me manipuler comme ça, elle pouvait me faire faire ce qu’elle voulait. Ce soir là, je décidai de mettre de la distance entre elle et moi. Après tout, ce n’était pas mon problème. Je pouvais très bien continuer à vivre comme ça et c’est exactement ce que j’avais l’intention de faire. Ça, c’était ce que je voulais faire… moi. Sauf que je ne savais pas du tout comment mettre en pratique ce que j’avais décidé. Elle avait trouvé le moyen de m’utiliser et elle n’allait certainement pas se priver de recommencer. Depuis qu’elle avait éprouvé un substitut d’existence à travers mon corps, cela l’avait motivée. Oh ! Certes, ce n’était pas vraiment une réelle sensation d’existence, plutôt une ressemblance. Et cela sembla lui suffire… pendant un petit moment. Mais je sentais bien que ça n’allait pas durer. Et puis un jour elle s’enhardit et commença à me mettre dans des situations délicates comme la fois où elle me fit faire, malgré moi, une pantomime ridicule lors d’une soirée dans laquelle elle m’avait littéralement manipulé comme un pantin ou cette autre fois encore où, je ne sais par quelle sorcellerie, j’avais décidé… « Décidé ? » de faire du saut à l’élastique, un saut particulièrement spectaculaire du pont de Ponsonas situé dans la vallée de l’Isère près de Grenoble.
Il faisait chaud, il faisait beau. Et puis un gros nuage éclipsa le soleil…
L’Ombre perdit son emprise sur moi au moment précis où elle s’élançait dans le vide. Faut-il encore le préciser ; la perte de ses sensations coïncidait avec la reprise des miennes. C’est pour cette raison que pendant toute la chute - une putain de dégringolade de 103 mètres à près de 100Km/h - je hurlais comme un dément croyant que ma dernière heure était arrivée. Mon cœur était resté coincé dans ma gorge et ma tête s’était vidée d’un seul coup me laissant dans un état d’incompréhension totale. Je ne ressentais qu’une seule chose. Le vent dans mes cheveux, sur mon visage, dans mes yeux. Je savais que je tombais, mais je ne savais pas comment et pourquoi. Je voyais le sol se rapprocher à une vitesse vertigineuse et imaginais que j’allais m’écraser. Je fermais les yeux, pensant voir défiler ma vie entière en quelques secondes. Puis l’élastique se tendit, ralentit ma chute et après un bref moment de flottement en bout de course, j’entamais mon premier rebond. Entre la montée et la redescente, il y eut un moment incroyable où j’avais eu l’impression de flotter. Les derniers rebonds étaient tellement doux qu’ils avaient finit par me désorienter car je ne savais plus si je montais ou descendais. Une voix me demanda d’attraper la corde entre mes jambes et on finit par me faire atterrir en douceur sur un grand tapis bleu. Je commençais à reprendre mes esprits et je maudissais intérieurement mon ombre car je comprenais maintenant avec quelle facilité elle pouvait me manipuler. On me déséquipa de mon baudrier et de mes jambières et je finis par remonter sur le pont plusieurs minutes après, les jambes tremblotantes. Un couple m’enlaça me félicitant pour mon audace. Je n’avais aucune idée de qui il pouvait bien s’agir. Certainement des gens avec lesquels l’ombre avait sympathisé. L’homme m’étreignit et me tapa dans le dos comme si j’étais un vieux camarade d’armée pendant que sa femme m’embrassait sur les joues les larmes aux yeux en me répétant : « Tu l’as fait ! Tu l’as fait ! » Mais je savais bien que moi je n’avais rien fait. C’était SON œuvre. SA volonté était telle qu’elle avait réussi à me faire « participer » à ce truc de dingue. Si je mets des guillemets, c’est que je ne sais toujours pas dans quelle mesure cette décision de faire ce saut émanait de ma propre volonté ou de celle de l’ombre. Je suppose que c’était un mélange des deux car pour être totalement objectif, même si en temps normal, je n’aurais pas participé à ce genre d’expérience extrême, quelque part au fond de moi, j’en avais toujours eu envie. Mais je n’avais jamais passé le cap. L’ombre, elle, n’avait pas hésité un seul instant. Et cela lui avait visiblement plus, car elle se mit à multiplier les expériences. Elle me faisait faire des trucs extravagants auxquels je n’aurais jamais imaginé participer. De toute évidence, ça ne la dérangeait pas de me mettre dans des situations périlleuses. Elle prenait tous les risques avec son corps de substitution, qui ne l’oublions pas était le mien. Et si, clairement, elle se foutait royalement des répercutions possibles, ce n’était pas mon cas. Certes, toutes ces expériences m’enrichissaient sans aucun doute et au delà du danger et de la peur, je ressentais des choses merveilleuses et intenses que je n’aurais jamais cru pouvoir ressentir, mais il était temps que je mette un frein à ses extravagances et que je reprenne le contrôle de la situation et de mon libre arbitre qui, depuis quelques temps, en avait pris un sérieux coup dans l’aile. Oui, mais comment faire ? Comment faire pour l’empêcher de se manifester et de prendre possession de mon corps. Jusqu’à présent, il faut le reconnaître, je n’avais pas été très efficace dans ce sens. J’avais remarqué que sa « présence » était beaucoup plus forte lorsque je me rapprochais d’une source lumineuse. Plus la source était puissante et plus sa volonté était forte. Et dans ces moments là, je ne pouvais rien faire d’autre qu’accepter son autorité.
Si elle puisait sa force dans la lumière, alors j’allais embrasser le néant, devenir un « homme de l’ombre », un putain d’ermite, un fantôme, un être de la nuit.