Dimanche

Notes de l’auteur : TW : Crise de panique ; transphobie ; mention d'agressions racistes
CW : Consommation de cannabis

Si Pixie devait répondre à la question : « Mais pourquoi tu appelles Samuel "canard" ? », il lui suffirait de le filmer en train d'arriver dans le salon, cheveux ébouriffés et tee-shirt mis n'importe comment, pour aller s'assoir devant la télé.

Un canard.

La première fois qu'iel l'a vu, c'était à travers la webcam d'Alex. À ce moment-là, à part un joli sourire et des abdos délicieusement dessinés, Sam n'avait pas vraiment de caractéristiques détonantes. Puis iel l'avait vu en vrai, lors d'un repas avec Mylène, une ou deux semaines après le retour d'Alex chez ses parents. En 2020.

Iel avait été complètement sur le cul. Parce que oui Sam est bien foutu et il a un très joli sourire. Mais alors, son truc, c'est qu'il est hyper mignon. Pas juste joli à regarder, non. Mais gentil, adorable, qui aime faire des câlins. Alors qu'on ne dirait pas comme ça quand il marche dans la rue ou qu'il fait ses livraisons de junk food.

Alex et Corentin ont une théorie : Samuel a été si longtemps dans le placard qu'il a une dose XXL de choupitude à délivrer, toute celle qu'il a gardé en lui depuis ses onze ans.

Bref...

Pixie prépare un plateau avec café, verre d'eau pour les médocs, et deux tartines de Boursin. Iel hésite mais finalement personne n'a touché aux lapins en chocolat hier, autant les manger ce matin. Iel se prépare aussi une théière. Franchement, flemme de faire plus ce matin. Même s'il est déjà onze heures.

— Bien dormi mon canard ?

Sous son plaid, Samuel lea regarde d'un air peu réveillé.

— Tu crois qu'on peut regarder la suite de Heartstopper même si les deux autres ne sont pas réveillés ?

— T'es arrivé à suivre ?

— Bien sûr ! Et je veux la suite ! Merci pour le café.

Comme Samuel, en plus d'être bien foutu et mignon, est aussi extrêmement poli, il se contente de choisir une autre série qu'ils ont déjà tous vue, un épisode de Queer Eye. Pixie n'aime pas beaucoup l'émission, surtout le côté très intrusif de certains animateurs, mais ça se laisse regarder.

— À ton avis, fait-iel au bout d'un moment. Sur qui Corentin a un crush ?

— Dans Queer Eye

— Non dans Heartstopper.

— Bah, sur tout le monde, comme d'habitude, fait Samuel. Avec une préférence quand même pour Nick. Parce qu'il ressemble à Alex. Et sur Tao, parce qu'il te ressemble. Dans le côté un peu flamboyant...

— Un peu ?

— Beaucoup.

— Embrasse-moi pour te faire pardonner.

Les lèvres de Samuel ont le goût ce café et de chocolat. Pixie se cale contre lui, sous son bras, lui piquant au passage une partie du plaid. Si iel pouvait rester là jusqu'à la fin de la journée...

 

#

 

— T'es déjà allé voter ? Vraiment ?

Alex cherche un caleçon propre dans son armoire. Il était pourtant certain d'en avoir vu dans le linge qu'ils ont ramené du Lavomatic hier... Et qui est resté devant la porte de la salle de bain en attendant d'être rangé. Forcément.

Au bout du fil Mathieu lui répond :

— J'ai eu du mal à dormir cette nuit. J'ai encore des quintes de toux à cause du pollen. Alors quitte à être réveillé. Les parents iront après le café cet après-midi.

— Merci de te déplacer pour moi.

— Ben j'y suis aussi allé pour moi. J'avoue, je ne savais pas quoi mettre dans l'enveloppe mais finalement... Tu sais que ta pote m'envoie régulièrement des vidéos de vulgarisation politique ?

— Qui ? Mylène ?

— Non, Pixie.

Purée, c'est vrai qu'Alex oublie toujours la grande histoire d'amour de Pixie et Mathieu autour du jeu de basse de Flea. On a connu relation plus bizarre, mais pas de beaucoup.

— En tout cas, y'a manif à Strasbourg ce soir.

— Fais gaffe à toi !

— J'ai un pote qui habite au centre-ville. Si y'a du grabuge on saura où aller. Ça va ? T'as l'air épuisé...

— Semaine de merde. Je te raconterai. Je crois que mon petit-déjeuner m'attend.

En effet, alors qu'il a enfin trouvé un caleçon propre, une odeur de crêpes arrive à ses narines. Il va accompagner Pixie voter tout à l'heure, mais pour l'instant, il enfile juste un tee-shirt et file au salon. Pixie et Samuel forment un tas informe sur le canapé, et Corentin prépare ses fameuses crêpes dans le coin cuisine, vêtu en tout et pour tout d'un tablier.

— Je ne veux aucune réflexion, fait-il sans même détourner son attention de la poêle. C'est une idée de Sam. Mais dès qu'il faudra m'assoir, j'irai enfiler un bas de jogging.

Un fou-rire s'étouffe sous le plaid du canapé.

Corentin lève les yeux au ciel : 

— Je sais pas ce qu'ils ont mis dans leur café ce matin, mais Samuel est intenable.

Alex sourit et se penche par-dessus le dos du canapé pour dire bonjour à ses deux amants préférés, sans compter Corentin. 

— Sam, tu es encore en l'air ?

La soirée d'hier a laissé Alex sur les rotules, et cela lui a fait beaucoup de bien. Même si sa descente après la scène orchestrée par Pixie a été délicate. D'ailleurs iel a insisté pour dormir avec lui et le surveiller pendant la nuit. Mais du côté de Samuel, c'était comme s'il avait fumé toute la weed achetée la veille. Alors qu'il en a pris juste une taff entre deux morceaux de pizza. Et il n'a pas dû en reprendre ce matin, Alex ne sent rien du tout. D'ailleurs le paquet a été soigneusement rangé et la table du salon nettoyée.

— Ça va, fait son copain. Je sais pas, j'ai juste envie de rigoler aujourd'hui. Et de te faire un gros câlin.

 

#

 

Le micro est branché et le visage de Théo apparaît sur l'écran.

Sa barbe est encore plus fournie que la dernière fois qu'ils se sont vus, et ce n'était qu'il y a trois semaines.

— Ça va, c'est efficace la T, dis donc, fait Corentin.

Il est allongé sur son lit, la fenêtre ouverte pour aérer. On est en milieu d'après-midi. Alex est allé accompagner Pixie à son bureau de vote, et Sam est toujours à moitié endormi devant la télé.

— Au bout de six ans, franchement, heureusement. Ça va toi ?

— Ça va. Je hais toujours le RER et l'Île de France en général.

— On vous invitera un de ces quatre dans notre nouvelle coloc, mais pas tant que Momo est en plein ramadan. Parce que hors de question de sortir le barbecue en ce moment.

— T'es toujours avec cette andouille ?

C'est devenu une blague entre eux, depuis le temps.

— Oui.

— Tu l'aimes toujours ?

— Oui.

— Tu...

— Et je suis toujours monogame, oui.

— Un jour j'y arriverai.

De l'autre côté de l'écran, Corentin voit une ombre qui s'approche derrière Théo, et un énorme doigt d'honneur qui apparaît. C'est Momo. Qui re disparaît sans un mot.

— Dis-lui que je l'aime aussi.

— Tu aimes tout le monde, Corentin.

— Oui mais y'a des niveaux d'amour. Genre Momo il est peut-être quatorzième, c'est un super bon score.

— Liste-moi les treize premiers alors.

— Sérieux ?

Théo fait mine de prendre des notes. Corentin est déjà prêt à lui répondre quand la porte de sa chambre s'entrouvre.

— Corentin, je crois que ça va pas.

Sam se tient dans le couloir, le visage en larmes, en train de trembler. Il a l'air d'avoir vomi. Non, se dit Corentin en se levant, il a vraiment vomi. Il s'excuse rapidement auprès de Théo et coupe la communication. Il rappellera. Ça va pas du tout.

 

#

 

— Ça va, ça s'est bien passé...

Alex et Pixie remontent sur les bords de la Marne. Il y a du monde parce qu'il fait beau*, mais on sent quand même une petite tension dans l'air. Pixie se serre contre lui. Il est à peu près sûr que si les gens ne regardent pas de trop près, ils passent pour un couple tout ce qu'il y a de plus hétéro. C'est quand même con et très frustrant.

— Je devrais être habituée. Je reçois mes documents d'allocs et mes fiches de salaire sous ce nom-là. Mais l'entendre quasi hurlé au milieu d'une salle avec plein d'inconnus, franchement. Je m'habituerai jamais.

— Tu devrais peut-être retenter de changer de prénom. Si tu le souhaites.

Pixie soupire.

— La première fois, la nana qui avait mon dossier a affirmé que comme j'avais déjà un prénom épicène, c'était pas la peine. Alors que si j'avais été un vrai mec qui voulait juste s'appeler genre Marc-Antoine au lieu de [deadname], elle aurait sans doute accepté. Puis tant qu'on est obligé de choisir F ou M sur ses papiers, de toute façon...

— On passera par une asso. On demandera à Mylène d'organiser un blocage de mairie, et on enverra Sam leur faire des yeux de Chat Potté.

Pixie rigole :

— Là oui, ça pourrait fonctionner.

Il faut reprendre par les rues d'un quartier quasi pavillonnaire avant de pouvoir rejoindre leur appartement. Dommage que les magasins soient tous fermés, Alex aurait bien ramené quelque chose d'un peu festif à manger. Genre des chips, ou des TUCs, voire des Apéricubes. Avec une bouteille de Crémant.

Pour "fêter".

Mais ils devront se contenter de bière et d'une commande en livraison, ou alors il doit bien rester des trucs dans le réfrigérateur.

— Hm, faut qu'on accélère, mon chéri, fait alors Pixie.

Iel regarde son portable : il y a un message de Corentin.

Le sang d'Alex se glace immédiatement.

 

#

 

Pixie ne se sent pas vraiment d'attaque, mais iel n'a pas le choix. Pendant qu'Alex prépare du thé et a retrouvé une préparation de gâteau au chocolat dans un placard, iel change à nouveau les draps de son lit — le plus grand de l'appartement —, aère, puis se met en quête d'un pyjama propre et douillet pour Samuel.

Celui-ci était en larmes dans la baignoire, avec un Corentin au bord de la panique, quand ils sont rentrés une demi-heure plus tôt. Il a fallu de longues minutes, des exercices de respiration, deux douches et une tasse de tisane au CBD pour arriver à le calmer.

Une fois le lit fait, Corentin et iel transfèrent Sam au milieu des coussins.

— Tu te sens un peu mieux, mon canard ?

Sam hoche la tête lentement. Il a toujours l'air vaseux. Pixie lui caresse doucement la joue. Ça lui fait mal de le voir comme ça, et ça lea panique complètement de savoir qu'iel est très très près de le suivre.

— Je vais aller prendre une douche et me changer. Tu restes avec Coco, et s’il y a le moindre problème, Alex est tout proche, d'accord ?

 

#

 

Les garçons se préparent rapidement.

Quand Alex arrive dans la chambre avec un gâteau encore tout chaud et une thermos de thé pour Sam, Corentin fonce sous la douche. Pixie est à la cuisine en train de préparer le côté salé de leur repas improvisé.

Le jeune homme se glisse à côté de Sam qui a l'air un peu plus réveillé maintenant, et en tout cas plus calme. Il se glisse sous son épaule et Alex le laisse poser sa tête sur sa poitrine.

— Sam, je peux te poser des questions ? Tu n'y réponds que si tu en as envie, d'accord ?

— Ok.

— Est-ce que tu as pris plus de médicaments que d'habitude ce matin ?

— Non.

Samuel se serre un peu plus contre lui.

— Est-ce que c'est l'herbe d'hier qui n'est pas passée ? Ou tu as fumé de nouveau aujourd'hui ?

Nouvelle négation.

— Cette nuit, tu étais allé très loin dans la scène et...

— Y'a des agressions.

Samuel pousse un long soupir. Pixie est à la porte et monte sans bruit sur le lit. Corentin lea suit de près. Les volets sont fermés, la porte est fermée, ils sont coupés du monde.

— J'y ai pas assisté mais certains livreurs... Je pense toujours que je pourrai tomber sur des mecs qui savent que je suis gay et qui pourront me tabasser pour ça. Mais j'ai des potes, ça fait deux ans que je les connais pour certains, eux, ils ont pas besoin d'être outés pour s'en prendre plein la tronche. Et demain, demain ce sera pire.

Nouveau soupir.

— Qu'est-ce que je ferai s'ils s'en prennent à Pix, ou à Momo, ou à Souleymane. Et puis Ahmed. Et même la patronne. Je pourrai rien faire. Et ensuite ils viendront pour nous et j'ai tellement peur.

Alex ne sait pas quoi répondre.

À côté d'eux, Pixie pleure et Corentin semble tout aussi désemparé.

Puis Pixie renifle une fois, fort, et sort une bouteille de bière du sac ramené par Corentin.

— Allez, il est dix-huit heures, pour l'instant personne ne sait. Alors on va se saouler...

— Samuel est privé d'alcool, fait Alex, ce qui fait presque, presque sourire le garçon concerné.

— Et on va manger du gâteau au chocolat. Corentin va nous installer l'ordinateur ici, on va se mater des films débiles jusqu'à la fin de la nuit, et on va vivre !

 

Au moins jusqu'à demain.

 

 

Dimanche 24 avril 2022 - 18h - France

Deux heures avant le résultat des élections présidentielles.

 

 

*Ceci, vu le temps qu’il fait en ce dimanche matin, est une œuvre de fiction.

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez