Dîner en famille

Dîner en famille

Le réfectoire était meublé de grandes tables pour une dizaine de convives. Bella, Paddy et Livingstone invitèrent les enfants à se joindre à eux pour le dîner. Calixt se servait avec parcimonie de brocolis reconstitués en espérant que personne ne le forcerait à en prendre une seconde cuillère, lorsque le colosse aux pointes en acier et aux lunettes de mouche tira la chaise voisine de celle d’Oxan. Les yeux écarquillés, elle se tassa autant qu’elle put contre Tancred. Pendant ce temps, l’homme-tuyaux se laissa tomber sur le banc à côté de Calixt. Celui-ci battit des cils avec appréhension en fixant la gigantesque main posée à côté de la sienne.

– Alors, les amoureux, dit le géant aux pointes de sa voix de basse en souriant à Paddy et Bella, vous nous aviez caché cette jolie famille !

Son acolyte s’esclaffa, enchanté par la blague :

– « Les amoureux », ah ah ! Trop drôle !

– Et vous, c’est pour quand, votre premier bébé ? répliqua Bella du tac au tac. Il serait chou avec ses petits clous, ses cheveux décolorés et ses dents en argent.

Apparemment peu susceptibles, les deux arrivants rirent de plus belle en se tenant les côtes, sous les regards sidérés des Sailor.

Quand leur hilarité se fut calmée, l’homme aux pointes pressa un point sur le côté de son genou. Calixt le vit avec stupeur attraper sa cheville et enlever sa jambe qu’il posa à côté de son siège. Puis, avisant la bouche béante et les yeux ronds d’Oxan, il pencha vers elle ses petites optiques noires.

– Je suis un robot mutant, lui dit-il avec un sourire carnassier.

– Ah bon ? laissa tomber l’adolescente dans un souffle, avant de s’apercevoir que tous les adultes riaient. Vous me faites une blague ?

– « Vous » ? Waouh ! C’est la première fois qu’on me dit « vous » de toute ma vie…

– Ah, euh… pardon. Mais je pense que je vais avoir du mal à vous tutoyer. En fait, je… enfin, vous me faites un peu peur.

Elle avait viré au rouge et le dévisageait d’un air gêné, la tête renversée en arrière tant il la dominait. Calixt la trouvait très courageuse d’avoir osé cet aveu. Lui n’aurait jamais pu ; il aurait préféré partir en courant. Cependant, à bien y regarder, les traits de l’homme ne reflétaient aucun signe de méchanceté ou de fausseté tandis qu’il dévisageait Oxan. Un tremblement sur sa joue semblait même indiquer qu’il s’efforçait de ne pas rire, juste pour le plaisir de donner quelques émotions à sa jeune voisine.

– Ça ne va pas durer, intervint Paddy en rajustant son catogan. Je t’assure qu’il n’y a pas de quoi avoir peur, Oxan. Les enfants, voici Diego Zaltan, le plus grand crétin du WOW, et son frère siamois Karl Rosenburg, également adepte de l’humour idiot.

Nouvel éclat de rire des « frères siamois ».

– C’est bizarre, lança la voix haut perchée de Teddy, vous êtes frères et vous n’avez pas le même nom ?

– Non, c’est pour plaisanter, Teddy, expliqua Bella dans l’hilarité générale. Ce ne sont pas des jumeaux. Ils sont juste inséparables.

– Ils sont copains, comme nous ! conclut fièrement Livingstone en assénant une bourrade enthousiaste au garçon qui faillit décoller de son banc.

Quelques instants plus tard, les plats circulaient de mains en mains et tous mangeaient de bon appétit. Les adultes, y compris Bella, ingurgitaient des portions impressionnantes.

– Alors, demanda Karl. Comment trouvez-vous notre cisilduc ?

– On ne s’ennuie pas ! lâcha Ulys comme un cri du cœur.

– Vous n’avez plus peur ? Vous avez vu qu’on était mignons comme tout ? interrogea Diego en frôlant ses pointes de la paume.

– C’est vrai que vous êtes moins effrayants quand vous rigolez.

– Vous devez bien vous poser des questions sur ce rafiot. Allez-y, demandez, on vous dit tout !

– Combien y a-t-il de filles à bord ? voulut savoir Oxan qui suivait des yeux une jeune femme aux cheveux bleus.

– Avec toi, ça fait dix-huit, compta Bella.

– Depuis combien de temps vivez-vous sur le WOW ? interrogea Tancred.

– À peu près un an, pour moi, répondit Karl. Et toi, Diego, ça va faire trois ans, c’est ça ?

– C’est ça, confirma celui-ci. Nous sommes des bleus comparés à ceux-là.

– Moi, ça fait neuf ans, dit Paddy.

– Et moi six, dit Bella, mais le plus ancien, c’est Livingstone. Il fait partie de l’équipage depuis plus de dix ans.

Livingstone approuva de la tête, très fier.

– Il était le premier des hors-mondes, après Skull, ajouta Bella en posant amicalement sa main sur celle du gros homme.

– Des hors-mondes ? releva Tan, intrigué.

– Nous avons tous plus ou moins quitté notre planète parce que nous ne pouvions pas y rester, raconta Paddy. Aujourd’hui, je ne crois pas me tromper en disant que la plupart d’entre nous appartiennent plus à ce vaisseau qu’à leur monde d’origine ou à n’importe quel autre. En plus, comme il y a « worldless » dans le nom du cargo, ses premiers membres d’équipage se sont auto-baptisés « hors-mondes ». C’est resté.

– Question suivante ? lança Diego.

Comme personne ne prenait la parole, Calixt s’entendit aborder dans un quasi-murmure le sujet qui lui serrait le cœur depuis le début du repas :

– Qu’est-ce qui est arrivé à ta jambe ?

De l’autre côté de la table, Tan et Oxan lui adressèrent des regards de reproche. Calixt se recroquevilla, craignant d’avoir commis une de ses indiscrétions si peu appréciées à bord du WOW. Mais le géant répondit sans hésiter :

– Un chantier, il y a deux ans. Sur je ne sais plus quelle planète d’Orion, je crois. On devait démolir un vieil immeuble. Le gars qui pilotait une des grues a fait une fausse manipulation ; une poutrelle métallique de plusieurs tonnes est tombée sur ma jambe. Complètement écrasée, la guibole ! Rien à garder.

Il racontait l’épisode si sereinement que Cal en fut impressionné. Lui-même sentait les larmes lui monter aux yeux en pensant à ce que Diego avait dû endurer.

Ce dernier poursuivit :

– Darwin, le type avec le manteau noir, celui qui vous a un peu chahutés au déjeuner, vous voyez ? Il est médecin. Il m’a sauvé la vie en m’amputant au genou et en m’évitant de me vider de mon sang.

Malgré le ton léger, tous les enfants grimacèrent et même Paddy eut un frisson.

– J’ai touché un gros dédommagement de la part de l’entrepreneur. Quelques mois plus tard, continua l’homme aux pointes, le cisilduc s’est posé sur un caillou où ils sont très calés en médecine. Je me suis payé une prothèse de haute qualité. C’est le top du top ! Comme une vraie jambe !

– Alors pourquoi vous l’enlevez, euh… pourquoi tu l’enlèves pour manger ? demanda Oxan qui n’avait pas l’air de trouver ça logique.

Un grand sourire moqueur s’étendit sur la figure de Diego.

– Pour faire peur aux morveuses, ma petite !

Oxan se composa une mine vexée, mais rit pourtant avec les autres.

– Tu as eu mal ? interrogea Calixt, toujours très troublé.

– Pour ça aussi, Darwin a fait ce qu’il fallait. Il m’a administré tellement de médicaments, que j’avais l’impression de voler comme un papillon !

Quand plus personne ne regarda vers eux, Diego se pencha par-dessus la table et ébouriffa les cheveux de Calixt de son immense main. 

– Eh, ne t’en fais pas pour moi, mon grand, lui murmura-t-il, je n’ai vraiment plus mal.

Calixt lui adressa un sourire reconnaissant. Malgré les optiques noires, il sentit une connexion s’établir avec le géant, comme s’ils se comprenaient. Plus encore : comme s’ils se reconnaissaient. Une bouffée d’émotion se répandit dans sa poitrine et en un instant, il oublia tous ses a priori.

– Je confirme, dit Karl avec une mine faussement exaspérée en posant sa main sur celle de Diego. Il est en pleine forme !