Piccola Luce resserra son étreinte. Raffi, un peu nerveux, se racla la gorge.
- Hum. Je… Nous continuons ?
Il sentit le sourire de son amie avant d’entendre son léger rire.
- Bien sûr, Signore Raffi.
Elle se détacha du garçon puis secoua sa courte chevelure bouclée. Son chapeau s’envola. Elle rit de son rire aérien. Puis, après l’avoir récupéré souplement, elle tourna le regard vers le village. Le coucher du soleil tapissait le ciel d’une myriade de couleurs orangés où se dessinaient les silhouettes des maisonnettes. En tendant l’oreille, on pouvait percevoir une chanson guillerette par des sons de trompettes et de tambours. Luce virevolta vers le garçon, sourire aux lèvres et œil espiègle.
- Je crois que la fête nous appelle, Raffi !
Ce dernier redressa son chapeau, dépoussiéra et réajusta sa trop longue veste, fit tournoyer quelques instants sa canne, et se mit en marche. Luce bondit avec un cri enthousiaste et gambada en direction du village d’où émanait la musique. La route terreuse était vide, comme si tous les habitants s’étaient donnés rendez-vous à la fête villageoise.
- Oh, j’ai hâte de revoir du monde ! s’exclama Luce sans apercevoir la fugace grimace de son ami.
Ils suivirent le chemin tortueux, où quelques poules semblaient prendre du bon temps en gloussant joyeusement. Au bout de quelques minutes, ils finirent par croiser d’étranges créatures, en réalité, des villageois dissimulés sous des masques.
- Une fête déguisée ! s’écria Luce.
Ils discernaient maintenant, à quelques ruelles de là, une foule colorée. La rumeur enivrante de chants, instruments, bavardages et pas enflait. Signore Raffinato avait dorénavant une grimace accrochée à ses lèvres qui ne le quittait plus.
- Raffi ! Souris !
- Mais… il y a beaucoup trop de monde…
Luce remonta sa moue boudeuse avec un regard pétillant.
- Raffi… soupira-t-elle.
- APPROCHEZ, APPROCHEZ, coupa une voix de stentor, LE DÉFILÉ VA COMMENCER !
- Ce n’est pas de ma faute ! répliqua Raffi.
- Ah oui ? Alors de qui ?
Ils avançaient dans la foule de plus en plus dense et devaient presque crier pour se faire entendre.
- Je n’arrive pas à me sentir bien parmi tout ce monde. Je ne respire plus !
Luce croisa les bras, les sourcils froncés, la moue boudeuse bien installée. Raffi serrait ses poings tremblants d’anxiété. Ils se fixèrent durant une minute, bousculés par les passants.
- Pour une fois qu’il y a des couleurs, tu veux partir, bouda Luce.
- Ça se trouve ils ne les voient même pas.
- Alors, justement, on devrait leur ouvrir les yeux.
- Et moi j’étouffe pendant ce temps.
- Tu n’es pas en train d’agoniser.
- Qu’est-ce que tu en sais ?
- Je le vois.
Raffi déglutit. Une sueur glaciale coulait le long de ses tempes brûlantes. Tout son corps frissonnait. Et à l’intérieur, il se sentait oppressé, incapable du moindre mouvement.
- Mais… répliqua tant bien que mal Signore Raffinato.
Une rosée de larmes se déposa devant ses prunelles. Luce était déjà repartie à l’aventure. Raffi était remué de chaque côté par des visages blancs, des costumes criards de rouges, oranges et bleus. Il n’arrivait pas à se rattacher à un semblant d’humanité à cause des masques dissimulant les regards ou les sourires. Et les voix venaient de partout. Elles hurlaient, chantaient, papotaient, riaient… il n’apercevait même pas les bouches. Autour de lui, les plumes, les feuilles, les longues traînes, le frôlait, le faisaient sursauter, lui rappelait sa soudaine solitude. Où était passée Luce ? Elle ne l’avait donc pas attendu ? Ses yeux déambulaient dans la foule étouffante à la recherche de boucles blondes, d’un chapeau bleu, d’un regard tendre, d’un sourire rassurant… Le cœur de Signore Raffinato se compressa. Et toutes ces personnes qui le ballottaient, le percutaient allégrement. Le garçon renifla en passant sa main dans ses cheveux mouillés de sueur.
- Luce ! croassa-t-il soudainement.
Son amie ne l’avait quand même pas abandonné ? Les couleurs des déguisements se ternissaient progressivement. Elles pâlissaient comme son visage livide. Les couleurs disparaissaient pour redevenir grisâtres.
- LUCE ! s’époumona-t-il, apeuré.
Il remarqua sa canne qui perdait sa splendeur azure. Raffi crispa son corps entier et ferma ses yeux. Il ne voulait pas revoir le monde en gris. Pas encore.
- Mais, Luce… souffla-t-il la voix pleine de trémolos.
Une larme quitta son nid et s’écoula lentement sur sa joue. Il frotta ses paupières avant de les rouvrir lentement. Les couleurs s’étaient encore estompées : Raffi referma précipitamment ses yeux avec un gémissement. Une autre goutte perla.
Une sensation de chaleur se glissa entre sa solitude gelée. Une main se faufilait entre ses doigts recroquevillés.
- Pa...pardon, chuchota Luce au creux de son oreille.
Signore Raffinato hocha la tête, incapable d’un mot ou de revoir le gris. Son amie l’attira loin de la foule grouillante. Ses pieds la suivaient péniblement en trébuchant, mais il n’osait rouvrir les yeux de peur d’affronter l’absence de couleurs. Quand le bruit ne fut qu’une lointaine rumeur, Piccola Luce reprit la parole, d’une voix mal assurée et brisée :
- Je suis désolée. J’ai honte. Je t’ai oublié, j’ai oublié de t’écouter, et je n’ai suivi que ma volonté de colorer le monde. Et… je n’ai pas pensé qu’aimer, c’est comme arroser une fleur pour que cela pousse. Sinon, l’amour fane, avec ses couleurs. Je… je suis vraiment désolée.
Luce serra les doigts de son ami avec un hoquet.
- Pourquoi tu ne dis rien ? Pourquoi tu ne me regardes pas ?
- Je… commença le garçon d’une voix rauque, les couleurs s’effaçaient. J’ai peur de tout revoir en gris, et… d’oublier comment c’était avant.
- Oh Raffi ! C’est de ma faute ! Je t’en supplie, rouvres les yeux, je t’aiderai à les faire réapparaître !
Le garçon poussa un soupir tremblant. Soudain, Luce, les yeux écarquillés d’effroi, observa frénétiquement les alentours. Rien n’avait changé d’apparence mais…
- RAFFI ! Je… les couleurs. Mon monde se ternit. Raffi, je t’en supplie, dis quelque chose. Je t’en supplie, Raffi.
Au bout d’une poignée d’instants, ce dernier inspira et affronta la réalité. Le paysage n’était pas monochrome, mais les teintes grisâtres. Signore Raffinato bloqua son regard sur Luce. Debout, les bras ballants, les cheveux écrasés sur son crâne, le chapeau au sol, les yeux en raz-de-marée, elle était défaite.
- Luce, tout va bien.
Celle-ci secoua la tête, lasse.
- J’ai passé tout ce temps à tenter de colorer la vie des autres, et voilà que la mienne se décolore. A quoi cela à servi ?
- Luce !
- A rien.
Signore Raffinato attrapa le sac de son amie et renversa le contenu sur la route caillouteuse. Il choisit au hasard, parmi des nounours, des bouteilles pétillantes, d’étranges médicaments, des feuilles volantes ; un paquet de chewing-gum rose pour en tendre un à Luce. Lentement, elle le porta à sa bouche et mâcha tout aussi lourdement. Raffi retourna le sachet et lut « espoir à mâcher ». Il sourit. Il remit tout dans le sac puis se releva.
- Luce. Les couleurs sont dans ton cœur : il faut simplement qu’il batte pour les projeter. Écoute donc ton cœur. Écoute… et regarde… le paysage se colore à nouveau.
Les yeux du garçon piquaient. Le bleu se ravivait, le jaune s’éclairait, le rouge s’enflammait, le violet s’intensifiait, le vert se vivifiait, le rose éclatait, le brun s’allumait, l’orange s’embrasait. Piccola Luce inspira, expira, respira, souffla. Elle fit battre ses cils, émue. Elle leva ses prunelles brillantes vers Raffi.
- Les couleurs reviennent.
Elle sauta dans ses bras tel un agile chat.
- Je suis encore désolée, murmura-t-elle. Je ne recommencerai plus. Et dorénavant, avant de vouloir colorer des inconnus, je ferais attention à toi, pour ne pas que la grisaille te menace. Promis, Raffi.
Elle avait retrouvé son aplomb et enveloppait son ami de ses petits bras. Lui, droit comme un poteau, frémissait. Un énorme sourire illuminait son visage humide ; après tout, pour avoir un arc-en-ciel, il faut du soleil et de la pluie.
Tu décris exactement l'amour qu'on voudrait vivre, magique, léger et total à la fois.
C'était une merveilleuse aventure, je la vois bien adaptée en animé ou dans un superbe album à offrir à quelqu'un qu'on aime... fort!
Oh, ça serait génial ! J'ai fait quelques esquisses de Luce et Raffi, mais rien de bien concluant XD