Dixième fragrance : Le Goût de l’Aventure

Keya courait. Elle courait plus vite qu’elle n’avait jamais couru de toute sa vie. Plus vite encore que lorsque le Datureur l’avait poursuivie. Bon d’accord, peut-être pas aussi vite car elle n’y voyait rien et qu’un musée n’avait pas vocation à être vide. Les collections exposées la forçaient à s’arrêter brutalement et parfois même à faire demi-tour. Tout comme cette nuit-là, elle n’avait pas la moindre idée d’où aller. Son sens de l’orientation ne s’était pas amélioré et lorsqu’elle essayait de se remémorer les repérages qu’elle avait faits en compagnie de Saule et Valériane, ils s'évaporaient comme de la buée sur une vitre. Pour ne rien arranger : Saule avait conservé le plan du musée. De toute manière, elle aurait été incapable de le déchiffrer. 

 

Serré contre son torse, le terrarium émettait une faible lueur qui rendait sa carapace de verre peu discrète. Keya n’avait qu’une peur : trébucher et faire voler l’artefact en mille morceaux. Évidemment, Euphorbe n’avait pas jugé utile de les prévenir que l’objet en question était non seulement imposant mais fragile. Elle remerciait mentalement Salim pour tous ses entraînements visant à renforcer ses bras. Ils la mettaient au supplice mais ils allaient tenir bon... Enfin, elle l’espérait.

 

Mais où est cette satanée fenêtre, bon sang !? Le conservateur va finir par me rattraper ! En plus, je fais un bruit d’éléphant ! 

 

La jeune fille n’était en effet pas un modèle de discrétion. Pour sa défense : le plan n’aurait pas dû se dérouler ainsi.

 

Arrivée devant la salle suivante, elle eut la désagréable sensation d’être déjà passée par là mais comment en être sûre dans cette obscurité cauchemardesque ? Elle avait déjà buté contre un certain nombre d’objets sans pour autant parvenir à les identifier à cause de leurs maudites bulles de protection aussi efficaces que douloureuses pour ses articulations. Elle ne savait pas si elle devait suivre son instinct ou revenir sur ses pas. Le temps ne jouant pas en sa faveur et la deuxième option risquant de la livrer au conservateur, elle s’engouffra dans la pièce. Alors qu’elle se remettait en marche – ou plutôt, en course – un bras attrapa brusquement son poignet et les doigts de son bras libres se crispèrent désespérément autour du terrarium dont la chute était inévitable.

 

— Je te tiens ! 

 

❁ 

 

Quelques jours plus tôt, le trio s’était rendu à la Casa de Nóloc, l’attraction touristique de Port aux Palmiers. Les habitants réglaient leur accès au musée non pas en boutons de fleurs mais en graines de légumes très communs sur Terre, comme les carottes ou les navets. Keya en avait déduit que le coup de l’entrée était dérisoire. La différence avec son monde s’arrêtait là : la Casa de Nóloc ressemblait en tout point à un musée terrien si bien qu’elle se demanda si elle n’était pas rentrée chez elle. Il y avait une file d’attente où des agents de sécurité vérifiaient les sacs des visiteurs, une billetterie sobre et sans âme, des agents d'accueil en uniforme aux sourires pincés, des panneaux indiquant les toilettes et les issues de secours. Elle savait désormais que Chloris avait créé Bienheureux à l’image de son île d’origine pourtant, elle ne put s’empêcher d’être déçue. Tout ça était bien trop… ordinaire.

 

— Ce musée a été pensé pour accueillir des humains ou ça se passe comment ?  

 

Saule pouffa devant sa mine déconfite. 

 

— Disons que des normes sont nécessaires quand on met à disposition des objets aussi rares. Certaines personnes pourraient être mal intentionnées, n’est-ce pas ? ironisa Valériane. 

— Tu dis ça comme si c’était notre faute !
— Ce n’est pas moi qui ai accepté cette proposition louche sans réfléchir.
— Mais…
— Allons, ne vous fâchez pas pour si peu. Ce qui est fait est fait ! Plus vite nous nous chargerons de cette besogne et plus vite nous en serons débarrassés, tempéra Saule.
— C’est sûr que de la part d’un voleur, on ne pouvait pas attendre mieux.
— Ouch, moi qui essayais d’être gentil…

 

Keya aurait pu deviner que ce musée n’avait rien d'extraordinaire à la vue de sa façade. Il s’agissait d’un bâtiment peu imposant qui n’était pas creusé dans la roche contrairement aux auberges. D’un blanc cassé ennuyeux, il était réhaussé mollement par un motif jaune madras qui habillait le bas des murs comme les franges d’un pantalon hippie. Les fenêtres étaient en vieux bois, certaines encadrées grossièrement par des briques grisâtres et d’autres barricadées par des planches en bois ou une grille. Le résultat était ainsi complètement dissonant. Le seul élément notable était la porte d’entrée ou du moins ce qui l’entourait : une superbe arche en pierre sculptée à la main – il n’y avait pas besoin d’être un connaisseur pour le voir – dans du marbre couleur vert d’eau. Elle encadrait la porte d'entrée, qui ressemblait étrangement à celle d’un château fort, et une fenêtre au-dessus, bien plus grande que toutes les autres. Des feuilles et des fleurs avaient été taillées à l’intérieur du marbre et deux gargouilles représentant des animaux hybrides – un savant mélange de chauve-souris et de serpent – étaient postées fièrement de chaque côté de la grande fenêtre. Encore une fois, Keya fut presque déçue de ne pas les voir bouger.

 

La billetterie passée, l’intérieur du musée réussit tout de même à la surprendre : des bateaux miniatures déferlaient en abondance sur le plancher de la première salle. Il y avait plus de modèles que Keya ne pouvait en nommer : de la pirogue au vaisseau de guerre, certains arboraient trois voiles, d’autres dix et des plus imposants encore auraient rendu jaloux un mille-pattes tant leurs rames étaient nombreuses. Keya découvrit à ses dépens que les maquettes étaient recouvertes de sphères invisibles comme celle qui les protégeait du vent à la frontière de l’île. Telles des boules à neige, elles étaient dures comme du verre et elle s’y cogna le nez en tentant d’observer l’intérieur d’un majestueux drakkar.

 

— Tu essayais de faire quoi là ? Flairer l’artefact ? Très directe ta méthode, se moqua Saule entre deux fous rires. 
— Pas du tout, idiot ! Je voulais voir ce modèle de plus près !
— Un peu de tenue tous les deux, dois-je vous rappeler qu’on est censés être DISCRETS ?

Keya eut le sentiment de se faire gronder injustement et bouda un certain temps, ne prononçant plus un mot, même face aux vannes incessantes de Saule qui tentait de la dérider. Elle ne répondait pas non plus à Valériane qui s’en accommoda facilement, ce qui la vexa d’autant plus. Son silence s’inclina cependant devant la salle suivante. Elle était en tout point semblable à la cabine d’un bateau pirate : une carte de navigation gigantesque tapissait le mur, d’autres cartes plus petites étaient entassées sur une table où un encrier et sa plume semblaient avoir tâché le bois depuis l'éternité. On pouvait distinguer des petites croix sur la carte et Keya était persuadée qu’elles indiquaient l’emplacement de trésors. Un lit était défait dans le coin de la pièce comme si quelqu’un venait d’y dormir. Enfin, plusieurs lames étaient alignées sur le mur d’en face : la plupart d’entre elles étaient émoussées, les cicatrices de leurs combats brillant comme des médailles.

 

— Comme tu l’auras compris, ce musée est dédié à la navigation, lui expliqua Valériane. 

— Cette chambre a l’air si… réelle.

— Je te confirme qu’en tout cas que cette pièce d’or l’est ! 

 

Du pouce, Saule envoya un objet rond et doré valser dans les airs pour le rattraper dans sa main, tout fier de lui. 

 

— Mais… Où as-tu trouvé ça ?! Et… Comment as-tu fait pour ne pas te cogner ? s’exclama Keya, vexée de plus belle. 

 

En réponse, le jeune voleur lui adressa un clin d'œil. 

 

— Je suppose que personne ne s’est dit que quelqu’un serait assez stupide pour fouiller les vestiges d’une vieille pirate, qui plus est, d’une Terrienne, répondit Valériane. 

 

Elle a dit « terrienne » ou j’ai rêvé ? 

 

— Nóloc est le terme que nous utilisons pour parler des navigateurs Terriens, reprit cette dernière, lisant son visage comme un livre ouvert. La légende raconte que les plus doués d’entre eux étaient capables de se frayer un chemin entre les mers de la Terre et celle de Bienheureux. Elle est née avec Madame Tsching, la plus grande pirate que la Terre ait connue. Insatiable, elle terrorisait les mers de ton monde et aurait fini par conquérir les nôtres. Ce musée était autrefois une maison qui servait d’étape aux navigateurs terriens que les habitants de Port aux Palmiers n’avaient pas osé déloger. Et la chambre que tu as sous les yeux est celle que Madame Tsching occupait. Personne n’y a touché depuis sa mort, enfin, sauf pour la dépoussiérer.

 

— Légende ou pas, intervint Saule, je sais reconnaître de l’or quand j’en vois ! Ça vaut cher ça Keya, hein, dis ? 

— Euh, j’en sais rien, on paye plutôt en euro dans mon monde.  

— L’euro ? C’est quoi ?

— Laisse tomber, j’ai la flemme de t'expliquer.

— Rooooh ! geignit le voleur, déçu.

— Quoiqu’il en soit, tu vas gentiment remettre cette pièce à sa place ou je te dénonce, reprit Valériane, implacable. S'il est impossible de savoir si ces affaires ont réellement appartenu à Madame Tsching, je trouve ça très bas de voler un musée.

— Parce que ce n’est pas ce que nous nous apprêtons à faire peut-être ?

— J’ai déjà donné mon avis sur ce sujet et je fermerai les yeux sur un larcin, pas deux.

— Tyran, rouspéta Saule tout en remettant la pièce dans la veste où il l’avait trouvée. Et si c’était ça qu’Euphorbe recherche ?

— Je n’ai rien senti de particulier, le corrigea Keya. Et puis, je vois mal comment une pièce de monnaie humaine lui appartiendrait. 

 

Le garçon haussa les épaules et partit pour la salle suivante. 

 

L’ennui doucha l'enthousiasme de Keya aussi vite que celui-ci était apparu. La suite de l’exposition s’articulait autour de la construction des différents bateaux, offrant ainsi une documentation plus technique qui ne l'intéressait guère. De toute façon, elle ne pouvait pas en apprendre grand-chose : elle était incapable de lire les écriteaux. Le sort que Valériane lui avait jeté à son arrivée l’avait rendue capable de communiquer à l’oral mais pas de lire. La mage lui avait répondu qu’elle préférait qu’elle apprenne à lire par elle-même et qu’elle n’utiliserait donc pas son herbimoire pour l’aider cette-fois. Telle une enfant à une soirée pour adultes, Keya traînait des pieds et se retenait de poser la question : « Quand est-ce qu’on rentreuuuuh ? ». Elle ne pouvait même pas compter sur Saule pour la distraire, celui-ci avait poursuivi sa visite en solitaire.

 

Heureusement pour elle, le centre de la Casa de Nóloc s’ouvrait sur un adorable jardin extérieur. Elle put s’accouder paresseusement à la rambarde pour y admirer des arbres vêtus de ravissantes fleurs d’un orange vif. Le soleil inondait délicieusement son visage et elle en oublia presque sa mission : trouver l’artefact. Les fleurs étaient belles mais ne dégageaient pas de parfum particulier : elle nota dans un coin de son esprit que la mille-souhait ne se trouvait pas ici non plus. Keya n’avait pas senti de magie depuis le Repère des Lathrées. Elle ne savait pas exactement ce qu’elle était censée flairer cependant, sa première expérience avait une odeur de miel et sa dernière celle de la barbe à papa. Elle décida que le sucre serait sa boussole. Comme pour répondre à ses pensées, une douce fragrance lui chatouilla les narines.

 

Elle la mena vers Valériane qui l’attendait – non sans taper impatiemment du pied – devant l’entrée de la dernière salle. Celle-ci était de loin, la plus grandiose : le clou du spectacle. Un seul objet y était exposé mais il se suffisait à lui seul. Trois mâts étaient parés de six voiles noires dressées telles des chauve-souris géantes. Impressionnantes, elles ne servaient pourtant qu’à sublimer la créature devant elle : un gigantesque dragon de la couleur de l’onyx. Dépourvu d’ailes, son corps s’enroulait telle la queue d’un serpent autour de la partie avant du navire et sa gueule ouverte, ornée de moustaches imposantes, semblait prête à fondre sur son adversaire. La figure de proue était à la hauteur de ce bateau pirate, légendaire, comme sa capitaine : Ching Shih, aussi connue sous le nom de Madame Tsching.

 

— Impressionnant n’est-ce pas ? 

 

Keya était en effet sans voix mais le navire de légende n’en était pas responsable. La noix de coco. Cela sentait la noix de coco. L’odeur du fruit emplissait l’air. Pas un cocotier n’était visible et le musée interdisait les boissons et la nourriture. Pourtant, Keya la sentait comme si elle était en train d’en déguster une directement à la paille. Plus elle s’en approchait, plus le doute s’amenuisait. L’odeur la menait tout droit vers l’intérieur du bateau de Madame Tsching.

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Banditarken
Posté le 10/05/2025
Hello hello
J'avoue avoir été assez déconcertée par le début de ce chapitre, me demandant si la confusion venait d'un manque de mémoire ou non. Dans l'idée pourquoi pas, j'ai juste un peu de mal à saisir ce qui justifie cette construction ^^ je n'arrive pas trop, personnellement, à lui trouver un sens particulier.
Et sur ce chapitre, j'avoue aussi avoir été un peu "déçue" par Keya, qui apparaît puérile dans plusieurs de ses réactions. Ça ne lui ressemble pas trop, je trouve...
Hâte, toutefois, de voir où ce larcin va conduire la petite équipe,
A bientôt 🖖
Em Sharm
Posté le 11/05/2025
Hello,

Eh bien, vraiment navrée que ce chapitre t'ait tant déplu.

A bientôt.
Banditarken
Posté le 11/05/2025
Coucou
En soit, il ne m'a pas déplu, c'est surtout une incompréhension sur l'ensemble. Ça ne veut pas dire que c'est mal, ton histoire est, jusque là, bien construite, avec des personnages attachants qui, de plus, ont une bonne dynamique. Mais sur ce coup, j'ai l'impression que les personnages ont été un peu "tordus" pour donner la dynamique. Enfin, c'est un peu confus mais voilà.
Hormis cela, ton chapitre a les qualités qu'avaient les précédents, que ce soit dans le rythme et la fluidité de l'écriture.
Je ne voulais pas te blesser, j'aurais dû souligner autant le positif dans le commentaire précédent, je suis vraiment désolée.
Em Sharm
Posté le 12/05/2025
Coucou,

Je te remercie pour ton retour.

Tu n'as pas du tout à t'excuser, c'est bien de pouvoir aussi dire ce qui nous déplaît. C'est juste que, comme tu es une lectrice assez fidèle de Keya, j'étais un peu déçue que ce chapitre ne t'ait pas satisfaite aha. En plus, j'ai trainé des pieds à l'écrire parce que cette partie me soûlait donc voilà. 😂

Je vais essayer de répondre à tes interrogations du coup :

- Le flashforward : l'idée m'a été soufflée par un proche de commencer par le cambriolage afin de casser la linéarité du récit. Je trouvais ça ennuyeux de tout faire dans l'ordre, trop plan-plan on va dire. Cela m'a donc motivée de commencer par le larcin afin de teaser un peu la suite. 😉
- le côté puéril de Keya, et même, de Saule : j'avoue avoir mis l'accent sur certains traits de caractère des personnages (la susceptibilité de Keya, le côté taquin de Saule, l'attitude froide de Valériane...) afin de créer un comique de situation. J'essaierai peut-être de retravailler cette partie à la réécriture afin qu'elle fasse moins enfantine.

J'espère que ces éclaircissements dissipent un peu l'incompréhension que tu as ressenti lors de ta lecture.

Merci encore d'avoir pris la peine de développer ton retour en tout cas, tes remarques me sont précieuses (même si j'ai parfois du mal à les prendre sur le moment 😅).

À bientôt je l'espère,
Em 🌸
Banditarken
Posté le 13/05/2025
Bah, c'est pour ça que je me suis permise de re-répondre, parce que c'était un peu sec de ma part, effectivement. Et puis, on sait tous qu'il y a parfois des chapitres plus durs à écrire que d'autres, que ce soit par manque d'inspi ou autre ; et finalement, quand on a le rôle de lecteur, on ne connaît jamais l'état d'esprit ni le contexte de l'auteur.ice, donc... voila. C'était la moindre des choses, et encore désolée d'être arrivée assez brute de décoffrage dans ce premier commentaire.
Merci de ces éclaircissements. Je n'avais pas perçu l'aspect "teasing", mais tout simplement parce que le chapitre suivant n'est pas encore là. Mais ça, tu n'y es pour rien, ce sont les inconvénients de la publication au fur et à mesure.
Merci d'avoir pris le temps de me répondre en tous cas !
Em Sharm
Posté le 13/05/2025
C'est très gentil à toi de t'en être souciée en tout cas et c'est moi qui te remercie 🥰

Belle semaine et à bientôt,
Em 🌸
Grande_Roberte
Posté le 26/04/2025
Coucou,
Voici un nouveau chapitre plein de rebondissements et d'informations qui donnent du relief au monde de Bienheureux. Avec pour commencer un flash-forward bien pesé pour introduire la scène de visite du musée qui est décrite de manière vivante et riche, j'aime beaucoup ! il faut dire qu'on est accompagné/e par le trio, toujours en train de se chamailler pour notre plus grand plaisir :)
Une chouette lecture, encore une fois !

PS : Tu fais bien de nous rappeler l'existence du Datureur (j'imagine qu'on va le retrouver)
Em Sharm
Posté le 29/04/2025
Coucou,

Merci pour cet avis enthousiaste !

PS : Concernant, le Datureur, c'est fort possible héhé 😈

A bientôt,
Em 🌸
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