Neuvième fragrance : Le Souvenir des Épices

— Comment est-ce que vous sav…

 

À deux cheveux de se trahir, Keya fut sauvée par la petite dame qu’elle avait aperçue à l’entrée.

 

— Vous avez choisi ? l’interrompit la dénommée Hibiscus dont le visage n’exprimait pas plus de convivialité que quelques minutes auparavant.

— La même chose que d’habitude mon abeille, merci beaucoup ! répondit Euphorbe. Vous allez voir, la spécialité de la maison est à en fleurir sur place !

 

La serveuse se contenta de hocher la tête avant de repartir.

 

Si Keya avait été dans son état normal, elle aurait trouvé le langage d’Euphorbe très fleuri, sans mauvais jeu de mots. Cependant, son cœur martelait à ses tympans et la main que Valériane avait discrètement pressée sur la sienne lui hurlait de ne pas dire un mot de plus.

 

— Où en étions-nous ? reprit-iel pour son malheur.

— À saliver en attendant les bons petits plats qui font gronder mon estomac depuis qu’on a mis les pieds ici. Qu’y a-t-il au menu ? Ragoût de lentilles ? Poivrons farcis à l’ail confit ? Hummm… L’attente me tue !

— Bien essayé petit voleur mais vous ne vous en tirerez pas aussi facilement.

 

Saule haussa un sourcil et jeta un œil vers sa tenue de civil respectable.

 

— J’ai tiré trois pétales ce matin : l’un violet comme la lathrée, l’autre transparent et révélant ainsi indiscutablement une anomalie et la dernière…

 

Valériane, d’ordinaire placide, planta ses ongles dans la main de Keya si fort qu’elle en perdit sa couleur caramel. La jeune fille lui jeta un regard affolé mais ne sut comment interpréter l’expression qu’elle lisait sur son visage. Rage ? Terreur ? Panique ? Aucune de ces émotions ne correspondait à son arrogante partenaire.

 

— Blanche. Comme l’emblème de la famille royale.

 

Valériane ne réagit pas. Le silence se fit si pesant que Keya finit par penser qu’elle avait mal entendu.

 

— Khlōrimancienne je présume ? la détrompa Euphorbe. C’est la première fois que j’en rencontre une qui n’est pas de sang royal.

 

Saule avait eu un raisonnement similaire et ce souvenir rassura Keya. La belle brune l’intimidait déjà suffisamment sans qu’elle ait besoin en plus d’appartenir à la royauté.

 

Cette dernière eut un rictus agacé et lissa l'une de ses boucles interminables.

 

— Bravo, vous nous avez fait une belle démonstration de vos talents. Est-ce que vous pouvez en venir au fait, « Euphorbe », c’est bien ça ?

 

L’Anthomancienne adopta une moue amusée, révélant deux fossettes sur son visage éthéré.

 

— Pas la peine de sortir votre dard, petite guêpe. Nous faisons simplement connaissance.

— Vous confondez manifestement la définition de ce mot avec celle d’interrogatoire.

 

L’intéressé·e partit d’un rire qui sonna comme incroyablement sexy aux oreilles de Keya. Ses hormones n’allaient-elles donc pas la laisser tranquille ? Il fallait dire qu’Euphorbe avait la plus voix la plus hypnotique qu’elle ait entendue depuis son arrivée à Bienheureux. Non, depuis son enlèvement. Elle n’était pas en vacances.

 

— Très bien, venons au fait : c’est toi qui m'intéresse, papillon.

 

Keya se figea.

 

Évidemment que c’est moi qui l’intéresse !

 

— Tu es aussi demandée qu’une orchidée dis-donc ! commenta Saule avant que l’orchidée de fortune ne le menace du regard.

— Il paraît que vous les humains êtes dotés d’un odorat particulièrement sensible à notre magie, reprit l'Anthomancienne, sans dissimuler son amusement face à la mine de chat indigné qu’affichait Keya. J’ai donc un marché à te proposer : j’ai besoin que tu ailles récupérer un objet qui m’appartient.

— Pourquoi n’y allez vous pas vous-même dans ce cas l… commença le voleur.

— Chhhh… fit Euphorbe en posant un doigt sur sa bouche.

 

À la surprise de Keya, Saule rougit. Décidément, lae voyant·e savait y faire.

 

— Disons que cet objet aurait dû être mon paiement pour une séance de divination effectuée avec des plantes extrêmement rares et coûteuses et que mon cher client m’a roulé·e dans la farine. J’ai déjà essayé de le menacer mais que voulez-vous, je ne fais pas bien peur, illustra-t-iel d’un geste impuissant vers son visage.

— Je ne suis qu’une humaine, c’est lui le voleur, rétorqua Keya en désignant Saule de la tête.

— Justement, vous ferez un binôme parfait car l’objet en question est un artefact magique. Je ne pensais pas avoir besoin de le préciser. Toi et ton ravissant nez, lui et ses mains habiles, le duo idéal pour cette mission. Je sens presque la jalousie me titiller face à tant de talents déployés dans de si jeunes corps.

 

Mais quel âge avait donc Euphorbe ?

 

— Et si nous refusons ? intervint Valériane qui avait retrouvé sa langue.

— Et bien, deux options s’offrent à moi : je peux rédiger un courrier à la Reine pour lui faire part de l’existence d’une humaine sur son territoire ou, je peux informer là, tout de suite, les habitants si avenants de cette auberge que votre amie est bien une Fée.

— Joli chantage ! railla Saule.

 

L’Anthomancienne prit un air innocent en caressant du pouce le bas de sa lèvre rouge carmin.

 

— J’accepte, répondit Keya sans réfléchir.

— Pardon ? fit Valériane.

— Je vous ai attiré suffisamment d’ennuis comme ça, laisse-moi me rendre utile pour une fois.

 

Euphorbe lui adressa un sourire digne d’un ange.

 

— Je savais que je pouvais compter sur toi, mon papillon.

— Maintenant, est-ce que quelqu’un veut bien m’expliquer ce qu’il se passe avec les Fées ? changea brusquement de sujet la jeune fille.

 

 

Keya engloutissait son délicieux plat, dont la sauce imprégnait l'assiette en bois, autant qu’elle buvait les paroles de l’Anthomancienne. Elle découvrait les pommes de terre à l’eau de mer qui – contrairement à leur nom peu engageant – étaient effectivement à en fleurir sur place, pour reprendre les mots d’Euphorbe. Elles étaient agrémentées de ce que la jeune fille avait identifié comme du piment rouge, beaucoup plus doux que les plats indiens que lui cuisinaient son oncle, dont le feu engourdissait sa langue. À ce souvenir, une vague de nostalgie l’avait envahie, vite absorbée par le décor féérique qui l’enveloppait. Ce qu’elle avait d’abord pris pour des bougies dans les sphères qui faisaient office de lumière était en réalité des têtes de cactus qui émettaient des flammèches. Keya ne comprenait pas comment ces plantes pouvaient réaliser un tel prodige sans se consumer d’elles-même cependant, elle était de moins en moins étonnée par l’environnement spectaculaire de Bienheureux. Le récit d’Euphorbe lui rappela toutefois qu'elle n’était encore qu’une étrangère sur ces terres.

 

De sa voix de conteureuse, iel lui résuma l’Histoire de Bienheureux, interrompu·e de temps à autre par Valériane et Saule qui débattaient avec ferveur. L’une défendait les décisions de la Reine tandis que l’autre plaidait la cause des Fées. Les deux peuples étaient en guerre depuis l'avènement d’Amaryllis sur le trône. Les Fées reprochaient à cette dernière de salir la magie de Chloris sous couvert d’évolution et d’en faire usage pour des expériences sordides. Elles accusaient même la Reine d’être responsable de l’extinction de toute une espèce : les Butineurs. Bien entendu, les Fées n’avaient aucune preuve de ce qu’elles avançaient. Certains habitants du Royaume les décrédibilisaient en leur reprochant d’être trop attachées aux traditions et trop impulsives. D’après eux, leur souveraine faisait progresser la magie et mettait à disposition du peuple des moyens plus efficaces, diminuant leur charge de travail. Elle était douce et bienveillante et jamais, ô grand jamais, elle n’aurait versé le sang de qui que ce soit, contrairement au peuple ailé.

 

En effet, peu connues pour leur pacifisme, les Fées se montrèrent de plus en plus agressives, jusqu’à lancer des assauts sur le domaine d’Amaryllis, blessant des innocents au passage. La peur qu’elles inspiraient se mua rapidement en haine et une guerre ouverte commença entre les deux peuples. Heureusement, la Terre des Fées était séparée des Jardins de la Reine par une île portant le nom de La Matricaria Dorée. Cette dernière, connue pour la rareté de ses produits et le talent de ses marchands, représentait le noyau du commerce de Bienheureux. Trop précieuse pour les deux partis, ils décidèrent d’un accord tacite d’en faire un territoire neutre. La guerre consistait surtout à repousser les assauts des Fées : la Reine n’envoya aucune armée sur leur île. En revanche, certains natifs des Jardins de la Reine traquaient les Fées sans relâche. Un mouvement anti-fées avait vu le jour.

 

Keya n’avait plus faim et ce n’était pas parce qu’elle avait trop mangé. La mine sombre, elle fixait les tâches dans son assiette en bois. Elle comprenait mieux les réactions radicales à son égard. Pourtant, elle ne pouvait faire taire cette petite voix lui murmurait que les Fées avaient peut-être dit la vérité sur Amaryllis. Était-ce leur couleur de peau familière qui l’empêchait de les croire si mauvaises ? Non, Keya s’était toujours promis de ne juger personne à son apparence. Et elle ne pouvait pardonner les Fées d’avoir eu recours à la violence et de continuer à impliquer des innocents. Leurs agissements ressemblaient en tout point à des actes terroristes.

 

— Petit papillon ?

 

Keya sursauta en réalisant qu’Euphorbe s’adressait à elle.

 

— Ne fais pas cette tête, tu es si jolie quand tu souris. 

— Vous ne m’avez jamais vu sourire ! se rebiffa cette dernière d’une voix un peu trop aiguë.

 

Iel lui adressa un clin d'œil avant de se lever pour lui prendre la main. 

 

— Ce fut un plaisir de faire la connaissance d’un spécimen si rare. 

 

Et, alors que Keya se demandait si tout le monde voyait qu’elle s’empourprait, l’Anthomancienne repartit de sa démarche de mannequin. Ce n’est qu’après quelques secondes qu’elle réalisa qu'iel avait laissé un petit pétale au creux de sa main.

 

— Casa de Nóloc, lut Saule par-dessus son épaule, la faisant à nouveau sursauter.

— Mais… C’est un musée ! s’exclama Valériane.

— Cet·te Euphorbe nous a bien roulés si vous voulez mon avis, commenta le jeune homme.

 

Keya scrutait le petit pétale qui était en train de boire l’encre jusqu’à en faire disparaître totalement l’inscription. Saule avait raison, iel ne leur avait pas tout dit, elle en était intimement persuadée. Mais quelle option lui restait-il maintenant ? Elle avait déjà donné sa parole et son instinct lui dictait qu’il valait mieux qu’elle la tienne. Un bâillement sonore interrompit ses réflexions.

 

— Toutes ces émotions m’ont donné sommeil, fit Saule en s’étirant.

— Ce n’est pas faim l’expression ? 

— Vous êtes bizarres vous les Terriens. On sort de table, pourquoi est-ce que j’aurais encore envie de manger ? 

 


 

Les trois compagnons partagaient la même chambre. Déroutante, la pièce était ronde et l’élément le plus stupéfiant était l’arbre qui s’élevait en son centre. Keya avait battu des cils en découvrant que ce dernier était l’équivalent d’un lit superposé. Son tronc était ouvert et sa souche formait un lit, le milieu de l’arbre avait été creusé en une alcôve contenant un hamac et les branches tout en haut soutenaient en sommier.

 

— Je prends le hamac ! se précipita Saule.

 

Aussitôt décidé, il abandonna ses camarades pour aller s’entraîner, prétextant que c’était nécessaire s’il voulait pouvoir mener à bien leur nouvelle mission. Cela laissa Keya perplexe étant donné que le jeune voleur avait exprimé son envie de dormir quelques minutes plus tôt mais elle se rappela que les lathrées avaient pour habitude de s’entraîner de nuit. Observant les marches taillées dans l’arbre, elle opta pour le lit du haut, Valériane n’ayant pas de préférence.

 

Elle regretta son choix en constatant que le lit n’était pas très stable. Elle faisait ployer les branches à force de s’agiter et de se retourner sur elle-même, et elle avait très peur que son matelas finisse par basculer dans le vide. Dix minutes à peine s’étaient écoulées et elle savait déjà qu’elle n’arriverait pas à tomber dans les bras de Morphée. Cependant, la raison qui la maintenait éveillée n’était pas seulement le manque de confort…

 

— Valériane, tu dors ?

— Je viens à peine de poser la tête sur mon oreiller.

— Il y a quelque chose qui me travaille depuis mon arrivée sur cette île.

— Une seule, vraiment ?

— Oui bon d’accord, en dehors du bourbier dans lequel vient de nous balancer Euphorbe.

 

Keya songea qu’elle devait définitivement se méfier des beaux êtres, ils lui attiraient surtout des ennuis.

 

— Tu te doutais forcément que ma… 

 

Elle se pinça nerveusement les bras. 

 

— Que ma couleur de peau allait poser problème. 

 

Comme toujours, la sermonna sa mémoire, aussi impitoyable que rancunière.

 

— Pourquoi tu n’as pas utilisé ta magie pour la changer ? Comme pour mes cheveux ?

 

La voix de Keya tremblait, elle se força à ignorer son nez qui la piquait et les larmes qui menaçaient de poindre.

 

— Ta couleur de peau, c’est toi qui l’as choisie, comme celle de tes cheveux ? 

— Non, parce que je ne pouvais p…

— Alors je ne vois pas pourquoi elle devrait changer. Tu as décidé de les teindre en rose parce que ça te plaît non ? Pourquoi est-ce que tu devrais changer le ton de ta peau sous prétexte que ça déplaît à certains ?

 

Keya se tut. Elle n’avait jamais envisagé sa peau sous cet angle. Aimait-elle sa pigmentation ? Elle l’avait toujours détestée, la tenant responsable de son manque de popularité, de son incapacité à s’intégrer, de son impossibilité à se voir belle dans les yeux des autres.

 

Dès la maternelle, une enfant – pourtant à peine plus claire qu’elle – avait refusé qu’elle s'assoie à sa table sous prétexte qu’elle était « trop noire ». Pourtant si petite, elle avait reçu ce refus comme une claque. La primaire ne s’était pas révélée plus accueillante : des filles plus âgées lui avaient tiré les cheveux dans la cour car ils paraissaient trop noirs et trop épais pour être vrais. Encore ce mot : « trop noir ». Le nuancier des couleurs disparaissait-il à la frontière de la sienne ? Au collège, elle avait tenté de traverser cette barrière à l’aide d’un fond de teint couleur abricot. La seule couleur dont elle s’était couverte ce jour-là était celle de la honte.

 

— Tu devrais apprendre à être fière de tes origines, reprit Valériane devant son silence. Elles font partie de toi et sans elles, tu ne serais pas la jeune fille têtue et courageuse qui s’est lancée dans une quête impossible sans hésitation. Moi en tout cas, je n’ai pas l’intention de laisser quiconque t’enlever ce droit.

 

À ces mots, le chagrin que Keya contenait depuis trop longtemps céda et glissa sur ses tempes, humidifiant son oreiller.

 

— Merci, articula-t-elle dans un murmure.

— Bonne nuit, se contenta de répondre Valériane.

 

Libérée des souvenirs douloureux qu’avaient fait remonter les Jardins de la Reine, Keya médita les paroles de la jeune mage. Elle ne savait pas si elle parviendrait à s’accepter telle qu’elle était un jour cependant, à partir de maintenant, elle allait essayer. Et sur cette promesse, elle ferma les yeux et s’endormit d’un sommeil sans rêves.

 

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Banditarken
Posté le 14/04/2025
Hello Em
Alors pardon mais je tiens à dire que ça me fait sourire de te retrouver et aussi de retrouver @Grande_Roberte ahaha :D
Pour ne pas paraphraser son commentaire avec lequel je ne puis qu'être d'accord, je voulais juste ajouter que la fin de ce chapitre, cette conversation entre Valérianne et Keya sur la couleur de peau de cette dernière, est vraiment touchante. Dans ton histoire, c'est une chose qui me plaît vraiment bcp, de retrouver des réflexions qui nous concernent directement en tant que lecteur et qui s'appliquent à notre société.
C'est intelligent sans être lourd et ça ajoute une profondeur à ton histoire.
A bientôt :)
Em Sharm
Posté le 15/04/2025
Coucou Banditarken,

Merci pour ce commentaire qui m'a fait chaud au cœur 💕

Cela me touche particulièrement que ces réflexions aient sonné justes pour toi car pour tout t'avouer, ce sont des expériences que j'ai réellement vécues : il me tenait donc à cœur de pouvoir en parler sans m'apitoyer non plus.

A bientôt,
Em 🌸
Grande_Roberte
Posté le 11/04/2025
Coucou,
Ce personnage d'Euphorbe est décidément énigmatique : bien renseigné-e, et d'aucune chapelle ! Quel est son plan... mystère. Cette confrontation est très réussie, intense, j'ai bien imaginé la scène en la lisant. L'écriture des dialogues y est pour beaucoup.
Le trio fonctionne mieux que jamais avec les petites tensions amicales qui font ressortir la personnalité de chacun-e, qu'il est plaisant de les retrouver !

Quelques petites remarques en passant :
- n'exprimait pas plus de convivialité [qu'il y a] quelques minutes : problème de concordance des temps dans le passage /il faudrait une expression du type "que quelques minutes auparavant".
- "À en fleurir sur place" : superbe expression (et tu l'utilises bien par la suite)
- "Le nuancier des couleurs disparaissait-il à la frontière de la sienne ?" : un vrai condensé de profondeur, ça interroge si justement !
- Un enfant (...) avait refusé qu'elle [s'assoie] (subjonctif)
- d'hocher --> de hocher : ça m'a gênée, mais je n'ai pas vérifié, on peut peut-être écrire les deux ? Pour moi c'est un H aspiré donc une consonne ordinaire, à toi de voir.
Em Sharm
Posté le 12/04/2025
Coucou Grande Roberte,

Merci d'être passée par ici, ton commentaire m'a fait très plaisir. 🥰

Tes compliments m'ont touchée et je suis contente que tu aimes ce trio. 💞

Merci pour tes corrections pertinentes, je les applique de ce pas !

Bon weekend à toi,
Em 🌸
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