DLP - Défi 3 - Le veillard et la forêt

C’était une vie bien remplie. Dans une forêt, sous le regard bienveillant du soleil couchant, un vieil homme se promenait, appuyé sur une canne. L’ancien, dont les traits étaient tirés, et le dos bossu par des années de labeur, semblait heureux, comme satisfait.

Malgré sa vue diminuée, et son ouïe détériorée, il percevait encore le bruit des feuilles ballottées par le vent, le fourmillement de la faune sous ses pieds, la senteur de la flore sous ses doigts calleux. Cette pensée arracha un sourire à ses lèvres gercées.

Il en avait passé des journées à entretenir cette forêt ; d’innombrables heures à en parcourir chaque recoin, à la recherche d’un arbre où d’une plante en détresse. Les animaux non plus n’étaient pas en reste. Il y a une dizaine de jours, il avait recueilli tout une famille d’écureuils qui avaient perdus leurs réserves de noisettes dans l’effondrement d’un chêne. Aujourd’hui, ses petits amis gambadaient, au loin, tandis qu’il inspectait une dernière fois son vaste domaine.

Un vent pur, et frais, vint chatouiller ses navires. Le gardien de la forêt ferma les yeux, pour humer le dernier présent de celle dont il s’était tant occupé. Un profond bien-être gagna ses membres. Les rayons de l’astre du jour se diffractaient dans les feuilles des arbres, produisant une lumière orangée agréable.

Il se redressa. Il lui fallait partir, maintenant. Quitter ce monde, et laisser le soin à un autre gardien de paraître. Tout comme lui, cette personne, homme ou femme, allait prendre soin de cette forêt, il en était sûr. Appuyé sur sa cane, il claudiqua jusqu’à un arbre, non loin de lui. Il s’abaissa, et prit une feuille tombée à terre entre les mains. C’était un orme, un bel individu âgé d’une vingtaine d’année. Il allait sûrement en fait une centaine de plus.

Il contempla l’objet de son attention, et sourit. Que de bonheur, que de gratitude de voir tout ce qui avait été accompli, ici, grâce aux gardiens successifs. Il s’allongea sur un lit de feuilles au sol, posa son bâton à côté de lui, et ferma les yeux. En un instant, le vent se leva et fit tourbillonner le tapis sur lequel il reposait. Lorsqu’il cessa, le vieil homme avait disparu. Seul son appui demeurait.

Aussitôt, trois jeunes gens en armes déboulèrent dans cette partie de la forêt. Un archer, une épéiste, et un lancier. Les deux hommes avaient la peau sombre, les yeux cuivrés et les cheveux noirs. Tandis que la jeune femme avait le teint pâle, la chevelure brune, et les yeux gris-acier. Ils ne portaient sur eux que leurs armes, et non leurs armures. Ils s’agenouillèrent près du bâton, et se recueillirent en silence.

Le lancier souriait faiblement, l’épéiste fermait les yeux, et l’archer serrait des dents. Tous trois avaient apprécié le vieil homme. Il allait leur manquer. Tout à coup, quelque chose attira le regard de la jeune femme, qui secoua ses compagnons d’armes.

– Hé, les garçons, regardez ! leur dit-elle.

Elle montrait du doigt les feuilles qui jonchaient le sol. Les deux soldats abaissèrent tous deux leurs regards et les contemplèrent. Le sourire du lancier s’accentua.

– Pour une surprise, c’est une surprise ! s’exclama-t-il.

Les poings de l’archer se serrèrent, en proie à une violente émotion.

– Dwali ! le sermonna l’épéiste. Qu’est-ce qu’il y a ?

– Rien, dit-il, le visage fermé.

– N’es-tu pas charmé ? demanda-t-elle. Ne sais-tu pas ce que cela veux dire ?

Elle brandissait la feuille devant son visage. Sur celle-ci, on pouvait distinguer le visage de l’ancien qui avait veillé sur la forêt. C’était un miracle.

– Dwali, intervint le lancier. Emerveilles-toi un peu. Regarde !

Tout autour d’eux, les innombrables feuilles de la forêt comportaient les innombrables visages de ceux qui avaient veillé sur elle depuis la nuit des temps. Chaque homme, chaque femme, tous étaient représentés, et aucun ne manquait. Si une feuille à leur effigie tombait, dix autres la remplaçaient. Le lancier posa une main sur l’épaule de son ami.

– Accepte son départ. Il a vécu toute sa vie pour cette forêt. Quoi qu’il arrive, il n’en aurait jamais démordu, et rompu son devoir de protection envers elle.

– Dimyx a raison, intervint la jeune femme. Jamais je n’avais vu cela.

L’archer à la peau sombre considéra ses deux amis avec étonnement, son regard venait de s’illuminer.

– Vous avez-raison, dit-il. Mais il y a plus.

– Plus ? demandèrent-ils en chœur.

L’autre écarta les bras, pour désigner l’ensemble de la forêt. Comme en réponse, le vent souffla entre les arbres et fit virevolter les innombrables feuilles qui jonchaient le sol de la forêt. Les trois soldats se rapprochèrent, pour se protéger de cet assaut joyeux. C’était comme si la flore répondait aux propos de l’archer. Un bruit sourd se mit à pulser dans les oreilles des jeunes gens.

– Chut, arrêtez-vous ! intima l’épéiste à ses compagnons. Vous entendez ?

Au beau milieu des feuilles en furie, ils écoutèrent. Il y avait comme un gong qui retentissait. Un bruit sourd, mais omniprésent.

– On dirait un cœur, remarqua la jeune femme.

– Tout à fait Sonnea, confirma l’archer.

– Que faut-il deviner ? s’enquit Dimyx.

Son frère d’armes eut un sourire, l’un des rares de son existence.

– Je n’aurais jamais cru ça possible mais … cette forêt est vivante, et vit en symbiose avec les Hommes. Ils sont la vie de la forêt, et la forêt est leur vie.

– C’est tout à fait cela, résonna une voix au derrière d’eux.

Les trois combattants se retournèrent, surpris. Un quatrième individu se tenait non loin d’eux. Un autre vieillard, et il possédait le bâton de l’ancien gardien. Le cycle avait recommencé.