Douzième fragrance : L’Arôme du Sommeil

Le petit déjeuner de l’auberge – composé de délicieuses tartines de beurre de bourrache dont Keya commençait à raffoler – avait à peine entamé son humeur orageuse, qu’un assemblage de fleurs s’écrasa sur la table, manquant de renverser son thé au coquelicot. Keya allait protester mais sa plainte se mua en un chouinement ridicule quand elle releva la tête vers la personne qui avait lâché le bouquet. Hibiscus et sa carrure trapue mais musclée la dévisageaient, la main nonchalamment tendue devant elle, juste au-dessus des fleurs. Un air de défi s'alluma dans ses prunelles.

 

—  De la part d’Euphorbe.

 

Et sur ces quatre mots, elle tourna les talons. Keya scruta le bouquet, incrédule, avant de le prendre entre ses mains. Il avait la particulartié d’être entièrement jaune. Elle pensa d’abord qu’il s’agissait d’un assemblage de tulipes de la même variété lorsqu’elle remarqua qu’une fleur se détachait du centre. Sa tige était bien plus longue et elle dominait le reste du bouquet. Plusieurs petites fleurs se serraient les unes contre les autres le long de sa hampe et s’ouvraient telles des trompettes. Keya ne s’y connaissait guère en botanique, toutefois, elle n’avait jamais croisé pareil spécimen sur Terre. Ceci dit, elle n’avait presque jamais quitté la banlieue parisienne où la faune et la flore étaient tout de même assez limitées.

 

— Tiens, un glaïeul, commenta Valériane comme si elle avait lu dans ses pensées. 

 

Ce qui était peut-être le cas. Parfois, la mage lui donnait l’impression d’être omnisciente.

 

— Euphorbe nous donne rendez-vous à 15h, d’après le nombre de tulipes que je peux compter.

— Pardon ? réagit la jeune fille. Quel rapport avec les tulipes ?

— Un glaïeul posé au milieu d’un bouquet signifie qu’on donne rendez-vous à quelqu’un et le nombre de fleurs indique l’heure à laquelle on l’attend. Vous n’avez pas cette coutume chez vous ?

— Euh… Non ?

 

Keya eut envie d’ajouter que sur Terre, on utilisait plutôt les SMS pour ça, mais elle n’avait pas l’énergie d’expliquer ce qu’était un smartphone. Elle baissa les yeux sur la composition florale et compta effectivement quinze tulipes. Si Euphorbe lui donnait rendez-vous, c’est qu’iel savait qu’elle avait récupéré l’artefact. Mais comment avait-iel fait ? Elle se rappela alors qu’elle avait affaire à une Anthomancienne.

 

Bien sûr… Il n’y avait qu’à tirer les pétales…

 

Elle soupira pour elle-même.

 

— Et le lieu du rendez-vous alors ? Je suis censée le deviner par rapport au nombre de tiges ? s’agaça-t-elle.

— Ichi, lui répondit Saule, la bouche pleine.

— Ici ? le corrigea Keya, en fronçant davantage les sourcils.

 

Il tira alors du bouquet une large feuille verte qui ne lui opposa aucune résistance. Keya ne l’avait pas remarquée, pourtant, elle était bien plus grande que les autres et semblait appartenir à une autre espèce que le glaïeul ou la tulipe. Elle y lut l’inscription « Place de l’Horloge ».

 

— Ch’est dans le chentre-ville, lui expliqua Saule avant d’ajouter, entre deux tartines : pas très dich’cret comme lieu de rendez-vous.

— Euphorbe sait peut-être que je vais lui briser les genoux et préfère être vu dans un lieu public pour plus de sécurité, répliqua Keya, acerbe.

 

Saule faillit en recracher son toast et la lèvre de Valériane frémit légèrement, comme si elle retenait un sourire.

 

 

 

 

Assise sur un banc, le terrarium sur ses genoux, Keya tapait du pied, fusillant tout ce qu’elle pouvait du regard, y compris la colonne de fourmis qui transportait un morceau de figue devant ses orteils. Elle avait une envie terrible de les écraser mais se contenait, les lois de Bienheureux interdisant de tuer tout être vivant. De plus, ces pauvres insectes ne lui avaient rien fait et se trouvaient dans leur habitat naturel, contrairement à elle qui avait perdu tous ses repères. L’horloge florale annonçait l’heure du rendez-vous depuis un moment, d’après ce qu’elle avait compris du fuseau horaire de ce monde. Ici, l’heure tournait en fonction de l’ouverture des fleurs. Les millepertuis annonçaient sept heures ; à onze heures, c’était le tour des chardons ; à treize heures, celui des lis tigrés et ainsi de suite. L’horloge n’était donc pas fixée sur une église mais à même le sol, en un superbe parterre divisé en part de gâteau chacune colorée d’une teinte différente. Cette façon d’évaluer le temps qui passe était visuellement magnifique, poétique même, mais, à l’instant présent, Keya s’en moquait comme de sa première chaussette.

 

Les liserons des champs s’étaient ouverts après les pissenlits, ce qui signifiait qu’il était quinze heures. Et elle avait fait ce constat depuis bien trente minutes d’après les secondes qu’elle comptait mentalement. Décidément, elle ne faisait que tester ses aptitudes en calcul mental depuis le réveil et bientôt, elle allait passer aux moutons. Elle était déjà suffisamment remontée contre Euphorbe sans que ce dernier ne lui fasse en plus l’affront d’être en retard. Saule ajoutait à son mécontentement en paressant à ses côtés, sans avoir l’air le moins ennuyé du monde. Quant à Valériane, elle s’était replongée dans son livre. La place de l’Horloge s’était vidée au fil des minutes, laissant seuls Keya et ses deux compagnons.

 

C’est l’heure de la sieste ou quoi ? Je vais finir par en faire une moi aussi si ça continue !

 

— Nous n’avons pas toute la journée non plus, finit par asséner la mage, en écho à ses pensées.

— On est bien d’accord ! rebondit Keya, je vous jure, ça va être sa f…

— Quand on parle du nogard, la coupa Saule d’un ton guilleret, en sautant du banc.

 

Keya se redressa comme un ressort, manquant de renverser le terrarium. Elle ne prêta attention ni à la mention du nogard, dont le nom lui était pourtant totalement inconnu, ni à la lueur qui s’alluma dans la sphère de verre. À peine aperçut-elle Euphorbe, que sa colère monta d’un cran supplémentaire. Tel un taureau enragé, elle lui fonça dessus.

 

— Vous m’avez menti ! 

— Bonjour papillon, ravi de te revoir moi aussi.

— Arrêtez de m’appeler comme ça ! s’emporta-t-elle. Vous nous avez piégés ! Et vous êtes en retard, je vous signale !!

— Tes accusations me blessent, fit Euphorbe sans se départir de son air serein. Je ne vous ai pas menti, je ne vous ai simplement pas tout dit. Et la perception du temps est propre à chaque individu mon papill…

— Quelle mauvaise foi, je rêve ! Et je ne parle même pas de votre excuse ridicule sur la ponctualité ! Vous faites partie de la famille de Madame Tsching, peut-être ? Je ne savais pas que vous aviez du sang terrien, vous aussi, ironisa Keya.

— Non voyons, quelle idée fantasque ! Je n’ai rien avoir avec Ching Shih. Si elle était encore en vie cependant, elle me devrait des comptes. Cette vieille belladone des océans a volé le trésor de mes ancêtres.

— Mais bien sûr ! Vous avez un vrai talent pour raconter des histoires, vous savez ? Vous devriez songer à vous reconvertir !

 

Saule haussa les sourcils, sa partenaire semblait lui avoir piqué sa répartie. 

 

— Que vois-tu dans ce terrarium ? reprit Euphorbe sans prendre ombrage de sa pique. 

— Des fleurs et des plantes, un terrarium quoi, c’est assez commun chez moi vous savez ? 

— Regarde mieux, n’y a-t-il pas un élément qui se détache des autres ?

 

Sceptique, elle rapprocha l’objet vers ses yeux et prêta enfin attention à la lumière qui brillait en son centre. C’était la fameuse lueur qui l’avait tant gênée lors de sa fuite du musée et elle semblait émaner d’une fleur. Celle-ci avait une forme originale : ses pétales prenaient la forme de petits nénuphars mais ce n’était pas ce détail qui intéressa Keya. La robe de la fleur était d’un jaune particulier et il lui était familier. Il n’était pas chaud comme celui des tulipes non, il tirait vers le vert, comme la chevelure d’une certaine personne.

 

— Cette fleur qui luit là, qu’est-ce que c’est ?

— Une euphorbe, répondit l’Anthomancienne, un sourire triomphant sublimant ses traits fin. Cette preuve suffit-elle à te convaincre que cet objet m’appartient ? Ma famille m’a donné ce prénom en hommage à la couleur de mes cheveux qui lui rappelait le trésor ancestral qui nous avait été dérobé.

 

Keya devait bien admettre que son récit était crédible bien qu’un peu trop… facile ? Pourtant, elle était forcée de reconnaître que Madame Tsching avait dissimulé l’artefact de sorte à ce que personne ne le retrouve. Un éclair de lucidité la traversa : seul un Terrien pouvait trouver la cachette du terrarium car il s’agissait d’un objet magique.

 

— Et quel est donc son pouvoir pour que vous teniez tant à le récupérer ? Je sais que ce n’est pas juste par devoir envers votre famille, ajouta-t-elle, d’un ton suspicieux.

 

— Ça, papillon, c’est un secret, répondit Euphorbe en pressant un doigt sur la bouche de la jeune fille.

 

Piquant un fard, Keya allait répliquer mais n’en eut pas le temps. Iel lui prit l’artefact des mains tout en émettant un léger sifflement et, avant même qu’elle ne puisse comprendre la scène qui se déroulait sous son nez, un Hercule titanesque descendit du ciel. Elle recula en criant et Euphorbe monta sur le dos du lépidoptère volant.

 

— Merci, mon papillon, je suis sûr que les pétales nous rassemblerons ! cria-t-iel avant de disparaître dans les airs.

 

Éberluée, Keya avait encore les mains ouvertes, comme si le terrarium se trouvait encore entre ses doigts. Pour une fois, elle était sans voix.

 

— Waouh, fit Saule à sa place. Je ne sais pas si je dois être impressionné ou sidéré.

— Cet Euphorbe nous aura fait perdre notre temps jusqu’au bout, cracha Valériane, excédée.

 

La jeune humaine était d’accord avec son amie. Depuis que le trio était arrivé à Port aux Palmiers, leur quête de la mille-souhait était aussi stagnante que l’eau d’une piscine. Et Keya avait l’impression d’être passée directement du petit au grand bain. Sans savoir nager. De plus, la curiosité de savoir quel était le pouvoir du premier artefact magique sur lequel elle avait posé les mains la torturait. Euphorbe avait été terriblement injuste. Non seulement iel leur avait fait perdre un temps précieux mais en plus, à défaut de réponses, elle se retrouvait avec encore plus de questions. Il était temps de reprendre leur quête et de quitter cette ville paradisiaque qui avait fait de son séjour un enfer.

 

 

 

 

Depuis la roulotte, Keya observait les bâtiments sables rétrécir au fur et à mesure qu’elle s’en éloignait. L’air tiède et l’odeur salée de Port aux Palmiers lui chatouillaient le visage pour la dernière fois. Le trio y était resté quelques jours supplémentaires afin d’être certain que la mille-souhait ne se trouvait pas dans l’un des jardins parsemant la ville. Keya était convaincue que non. Deux artefacts magiques au même endroit, cela aurait été une sacrée coïncidence. Le seul point positif de leur rencontre avec Euphorbe était qu’iel avait demandé à Hibiscus de les loger tant qu’ils ne quitteraient pas les lieux. Fidèle à elle-même, cette dernière s’était contentée de hocher la tête en guise d’au revoir.

 

Keya ne fit pas d’autre rencontre marquante durant le reste de leur voyage sur l’île des Jardins de la Reine. À l’exception de certaines villes où aucune auberge n’avait accepté de les héberger, les insultant de vendus pactisant avec l’ennemi, Keya avait noté que certains habitants ne s’arrêtaient pas à sa couleur de peau. Ils étaient même plus chaleureux avec elle. Peut-être soutenaient-ils la rébellion des fées secrètement ? Dans ce cas, que faisaient-ils sur cette île ? Restaient-ils proches de la Reine afin d’être aux premières loges pour la regarder tomber ? Aidaient-ils les fées à s'infiltrer ? Ou, au contraire, peut-être étaient-ils plus accueillants avec elle pour mieux la dénoncer ensuite ? Les suppositions de Keya n’en finissaient pas et avaient raison de ses nuits.

 

— Tu devrais vraiment songer à dormir, finit par lui dire Saule, un jour où elle était particulièrement mal lunée. Tu as une mine affreuse.

— Oh merci du compliment Saule et pour ce conseil incroyable, tu es un génie, vraiment, je n’y aurais pas pensé toute seule !

— Hey, doucement, je n’y suis pour rien si tu dors mal…

— Il va pourtant falloir trouver une solution, intervint Valériane. Nous arrivons au cœur du royaume, là où se trouve le Palais de la Reine Amaryllis. Les habitants ne seront pas tendres avec toi. Plus tu seras reposée, plus tu seras disposée à garder ton calme. J’aimerais éviter un incident diplomatique.

— Comme avec les deux gorilles du pont là ? Je doute qu’on puisse faire pire que l’accueil de Port aux Palmiers !

— Oh, crois-moi, tu n’as encore rien vu.

— Décidément, vous faites tout pour me détendre tous les deux !

—  Pourquoi est-ce que je me fais engueuler moi, encore !? geignit le voleur.

 

La mage décida de s’arrêter chez un apothicaire avant de reprendre leur route. L’homme qui les accueillit était si petit que Keya faillit ne pas le remarquer. Seuls ses yeux dépassaient du comptoir et même ces derniers étaient cachés derrière de grosses lunettes aux verres épais. Le plus spectaculaire restait sa chevelure que Keya avait d’abord pris pour un chapeau. Elle avait la forme et la couleur d’un sapin de Noël et des fioles reliées par des ficelles y faisaient office de guirlandes. Valériane passa commande, peu impressionnée, même si rien ne semblait réellement pouvoir la perturber, à l’opposé de son amie. Keya sursauta lorsque l’apothicaire se mit à crier :

 

— Toorg ! De la passi-rêves !

 

La jeune fille se demanda si le petit homme n’était pas aussi fou qu’il en avait l’air quand soudain, une plante se hissa sur le comptoir et se mit à escalader les cheveux de l’apothicaire. Keya commençait à croire ses amis, elle était si fatiguée qu’elle avait des hallucinations maintenant ! La plante en sortit une fiole qu’elle enroula dans ses racines pour la tendre maladroitement à Valériane.

 

— Quatre boutures de marguerites, siouplait, ajouta l’étrange bonhomme.

 

Valériane fouilla dans sa sacoche pour régler son dû. Toorg (Keya avait déduit que cela devait être le nom de cette créature des bois) lâcha alors le flacon pour se saisir des boutures avec ses racines, afin de disparaître comme elle était apparue.

 

— Euh, toutes les pharmacies sont comme ça à Bienheureux ? demanda Keya, une fois sortie de la boutique.

— « Pharmacie » ?

— Oui, là où vous achetez vos médicaments quoi.

— Disons que cela dépend du type de « médicament » que tu recherches, s’amusa Valériane.

— Tu as acheté de la drogue !? s’estomaqua Keya.

— Mais non, pouffa Valériane. Juste de quoi t’aider à récupérer durant les quelques heures de voyage qu’il nous reste.

— De la drogue donc !

— Non, disons plutôt une infusion très puissante pour une Terrienne, rectifia Valériane, mystérieuse.

 

De retour dans la roulotte, la jeune fille observa le breuvage qui ne la rassurait pas davantage. D’une étrange couleur verdâtre, il avait tout d’une potion de sorcière. Saule se contenta de hausser les épaules et lui conseilla de boire cul-sec. Elle décida qu’il n’avait pas tort, autant arracher le pansement d’un coup. Le goût était très fort mais étonnamment agréable, délicieux même, si bon qu’elle en redemandait encore. Keya avait l’impression de flotter, les visages de ses compagnons ne formaient plus que deux tâches floues. Et alors que sa langue lui semblait si lourde et ses pensées si incohérentes qu’elle n’arrivait pas à les exprimer, sa vision s’éteignit en même temps que sa conscience.

 

 

 

 

Lorsqu’elle se réveilla, Keya eut une désagréable impression de déjà-vu. Ce lit n’était pas le sien, pas plus que cette chambre toute fleurie. Et quelle était cette robe de nuit si légère qu’elle avait l’impression d’être nue ? Elle sauta du lit et fut prise d’un vertige. Le sol se déplaçait sous ses pieds. Elle se précipita à la fenêtre et vu que le paysage bougeait lui aussi. La mémoire lui revint d’un coup. Le Datureur. Bienheureux. Valériane. La roulotte. La mille-souhait. Et soudain, elle sut exactement où elle se trouvait. Devant ses yeux, se profilait une architecture des plus spectaculaires : un château envahi de fleurs blanches se profilait à l’horizon. Il avait l’air d’être sorti tout droit d’un conte. Et cette histoire là, Keya était impatiente de la découvrir, en particulier sa Reine : Amaryllis.

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Banditarken
Posté le 01/09/2025
Coucou Em !
J'ai deux chapitres à rattraper mais c'était pour autre chose que je passais en commentaire.
Alors voila, compte tenu de la fermeture prochaine de la plateforme, @Grande_Roberte avait dans l'idée de créer un blog pour continuer à poster ses écrits, projet auquel je me suis jointe. C'était pour te dire qu'on voulait aussi t'y convier, si tu avais envie. Pour l'instant, on en discute surtout sur Insta, alors si le coeur t'en disais, n'hésite pas à nous rejoindre !
sur insta, je suis @Tarken_atreides, et mes DMs sont grands ouverts (vu que ceux d'ici ne semblent pas fonctionner ^^)
A bientôt peut-être !
Em Sharm
Posté le 10/09/2025
Coucou Banditarken,

Merci pour cette invitation qui me fait chaud au cœur 🎔

J'accepte votre proposition avec joie !

Je t'ai envoyé un message sur Instagram la semaine dernière, mon pseudo c'est Emiiychaan. ;)

Merci encore et à bientôt !
Em
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