28 septembre 1990
Je ressors mon vieux journal intime plus par nécessité que par envie. Il se passe des choses étranges en ce moment et personne ne veut me croire. Je sens qu'un malheur pèse sur mes épaules. Si je disparais, la lecture de ce journal permettra certainement à mes proches de mieux comprendre... ou pas.
Je suis veilleur de nuit dans un musée. Notre collection présente des œuvres rares et très chères, nous sommes donc plusieurs à surveiller les lieux. Je commence le travail à dix-neuf heures et finis à deux heures du matin. Lorsque je rentre chez moi en voiture, je ne croise personne sur la route. Et c'est sur le chemin du retour que j'ai remarqué la première anomalie.
Je fais ce travail depuis de nombreuses années. Un jour, la route que je prends habituellement se retrouva fermée pour cause de travaux. J'empruntais donc un chemin serpentant entre forêts et champs. Et c'est cette nuit-là que je la vis pour la première fois. Je conduisais lentement. J'avais dépassé le village de Dunnyk depuis bien deux kilomètres et la limitation de vitesse à sa sortie nous oblige, automobilistes, à ne pas dépasser les trente. J'aurais pu accélérer depuis longtemps mais j'étais dans mes pensées. Mon attention fut soudainement happée par de la lumière vive sur ma gauche. En tournant la tête, je vis une petite chapelle, seul point lumineux dans la nuit noire. Je fronçais les sourcils. Je n'avais jamais remarqué qu'il y avait un lieu religieux par ici. Lorsque je voulus la regarder à nouveau dans le rétroviseur, elle avait disparu.
Je pensais alors que la fatigue m'avait joué un tour. Lorsque je rentrais chez moi, je m'endormis de suite.
Le lendemain, à nouveau sur le chemin du retour, je ne pus m'empêcher d'y repenser. J'avais beau pensé avoir eu une hallucination, quelque chose me poussait à retourner sur les lieux.
La route habituelle n'était plus fermée mais je tournai tout de même à la sortie du village de Dunnyk. J'étais impatient. Mes doigts tapotaient sur le volant et mon regard se posait partout tandis que je traversais les rues vides. Le ciel était noir, de rares lampadaires illuminaient la route. Dehors, un vent frais s'était levé. Le silence régnait.
Lorsque je fus à la sortie de la ville, je ralentis et tournai la tête sur ma gauche. Je traversai quelques champs et deux kilomètres plus loin, je la vis. Elle était à nouveau là. Comment avais-je pu la rater toutes ces années ?
Je regardai autour de moi pour voir un chemin pouvant m'aider à y accéder, mais plus j'avançais, plus je craignais qu'elle disparaisse à nouveau. Je manœuvrai alors un demi-tour entre deux champs. Je revins jusqu'au village tout en regardant sur ma droite, mais il n'y avait plus rien. la chapelle avait à nouveau disparu.
L'heure étant la même que lorsque j'avais aperçu le bâtiment la veille, je me dis que les éclairages s'étaient peut-être arrêtés durant mon demi-tour.
Le troisième jour, j'allai au travail plus tôt. Le soleil n'était plus très haut dans le ciel et du brouillard s'était levé. Je me dirigeai vers le village de Dunnyk et fut déçu de ne pas pouvoir voir la chapelle à cause de cette brume environnante. J'entrai dans la boulangerie, seul commerce du coin. Une femme passait commande d'un gâteau au chocolat qu'elle voulait pour l'anniversaire de son fils. J’attendis patiemment. Lorsque la cliente arriva au paiement, la boulangère me regarda en souriant et me demanda ce que je désirais. Je demandai par quel moyen je pouvais accéder à la chapelle qui se trouvait à peu près à deux kilomètres d'ici.
La commerçante me regarda étonnée :
– La chapelle ? Il n'y a aucune chapelle dans le coin ! La plus proche se trouve à Innham, à bien dix kilomètres d'ici.
– Vous êtes sûre ? Cela fait deux nuits que je passe par ici pour rentrer chez moi et je l'ai aperçue à chaque fois, après le village.
La boulangère me regarda avec des yeux ronds tandis que la cliente marmonnait sur mon apparent problème d'alcool. Je me grattai la tête étonné. Je n'avais pourtant pas rêvé.
Les deux femmes m'observaient avec insistance. J'achetai donc une baguette pour faire bonne figure et revint à ma voiture. Quelle était donc cette histoire ?
La nuit même, je revins à nouveau par cette route. Je devais en avoir le cœur net. Je traversai le village à nouveau vide et roulai les deux kilomètres restants le plus lentement possible. Aucune lumière au loin n'indiquait la présence de la chapelle. Et pourtant, elle apparut sur ma gauche, comme par enchantement. J'arrêtai ma voiture, mis les warnings et sortis. Elle était assez loin après le champ devant moi, peut-être à quelques six cents mètres. J'avais pensé à prendre une lampe de poche. Je longeai le champ sur quelques mètres pour voir un petit chemin mais rien n'indiquait un quelconque moyen de l'atteindre. Le maïs qui poussait n'avait pas encore été récolté. Il était à bonne hauteur mais j'étais sûr de pouvoir le traverser tout en gardant les yeux fixés sur la chapelle.
Je commençai donc ma marche, la lampe éclairant devant moi. Les pensées fusaient.
Étais-je le seul à pouvoir la voir ? Était-elle magique ? M'était-elle destinée ?
Je n'ai jamais été très religieux ou même cru à l'invisible. Mais les faits étaient pourtant là : cela faisait trois soirs de suite que j'observai cette chapelle alors que la boulangère et une dame qui était apparemment du coin ne l'avaient jamais vue.
Je continuais ma traversée dans la nuit noire, ma lampe et l'éclairage de la chapelle pour seules lumières lorsque j'entendis quelque chose courir au loin. Je m'arrêtai. Mon cœur se mit à battre très fort. Il était un peu plus de deux heures du matin, j'étais seul dans un champ de maïs et je m'avançais vers une chapelle étrange. Qu'étais-je donc en train de faire ?
J'hésitais à repartir lorsqu'il y eut du mouvement devant moi. De nombreux épis bougèrent et une forme colossale s'avança vers moi. Je pris peur. Je lâchai ma lampe et courut dans le sens inverse en hurlant. Les épis me fouettaient le visage mais je n'en avais que faire. J'atteignis ma voiture à une vitesse inespérée et me jetai dedans, m'enfermant à l'intérieur. Lorsque je tournai la tête, la chapelle avait disparu. Le champ paraissait sans vie, rien ne bougeait à l'intérieur.
Je rentrai en tremblant et me promis de ne plus jamais revenir. Je ne tins évidemment pas cette promesse.
29 septembre 1990
Je continue la rédaction de cette histoire et fais au plus vite. Le temps va peut-être me manquer. Je suis pourtant obligé de le faire. Quelqu'un doit connaître la vérité.
Je mis bien une semaine à m'en remettre. Je tentais de me persuader que j'avais rêvé, mais comment peut-on imaginer des bruits ainsi qu'une forme courant vers soi ? Il y avait quelque chose dans ce champ. Quelque chose qui protégeait la chapelle. J'en étais persuadé.
Je préférais n'en parler à personne. On allait me prendre pour un fou, c'est sûr. Et puis... Si cette chapelle n'apparaissait qu'à moi, je ne pouvais décemment pas livrer le secret de son existence à qui que ce soit.
Étrangement, la route que j'empruntais se trouva à nouveau fermée et je dus, au bout de sept jours, revenir par le village de Dunnyk. Je n'étais pas très rassuré. Je traversai le village en espérant croiser quelqu'un. Cela n'aurait aidé en rien s'il m'arrivait quelque chose deux kilomètres plus loin mais sans pouvoir expliquer pourquoi, ça m'aurait rassuré.
Lorsque je sortis du village et roulai sur les deux kilomètres me séparant de la chapelle enchantée, l'angoisse monta. Et si la forme se trouvait sur la route et m'attendait ?
Lorsque je la vis, rien n'indiquait quoi que ce soit de monstrueux. Elle était toujours là, éclairée par je ne sais quoi. Je continuai ma route et ne m'arrêtai qu'arrivé chez moi.
Les jours qui suivirent se passèrent exactement de la même façon. Je jetai un rapide coup d’œil vers elle lorsque je la dépassais mais je ne faisais rien de plus. J'espérais chaque nuit que la route serait à nouveau dégagée, afin de ne plus avoir à passer par ce village.
Un jour, alors que je parlais de cette déviation, mes collègues s'étonnèrent. La route n'était pas fermée, ils n'avaient jamais vu aucuns travaux. La nuit venue, je crus à une mauvaise blague. Il y avait bien les panneaux déviation et au loin, je pouvais voir des machines travailler. Je passai à nouveau par Dunnyk tout en essayant de calmer mon angoisse.
Le lendemain, mes collègues me regardèrent avec les mêmes yeux que la boulangère. "Mais quelle déviation ?", me demandèrent-ils. "Tu devrais prendre des congés, tu as l'air fatigué".
Cette même nuit, je pris mon courage à deux mains. Je garais ma voiture juste devant les panneaux et partis, à pieds, à la rencontre des ouvriers. Je voyais leurs machines au loin fonctionner, ils devaient donc être à côté. Pourtant... Plus j'avançais et plus les machines donnaient l'impression de s'éloigner. Je dus bien marcher une demi-heure cette nuit-là, avant de rebrousser chemin. Je n'atteins jamais les ouvriers.
30 septembre 1990
Une dizaine de nuits passèrent. La déviation était toujours là, je passais devant la chapelle sans jamais m'y arrêter. À force, l'angoisse me quitta. J'en oubliai presque l'épisode dans le champ. Le lieu continuait pourtant de m'appeler. Car je remarquai bientôt d'étranges formes. Environs un kilomètre avant la chapelle et encore un kilomètre après l'avoir passée, des ombres aux formes humaines apparaissaient sur mon passage, me faisant de grands signes pour attirer mon attention. Je m'inquiétai à nouveau. Lorsque je regardais devant moi, je les voyais de chaque côté des champs. Et pourtant, lorsque je tournais la tête vers elles, il n'y avait plus rien.
Étaient-elles envoyées par le lieu ? J'étais persuadé qu'elles me demandaient de m'arrêter. De venir visiter cette chapelle. Mais je ne cédai pas. La forme colossale qui m'avait pourchassée était toujours là, quelque part, à roder. Je le sentais au fond de moi. C'était encore trop dangereux.
Un soir, nous fêtâmes le départ d'un collègue. Je pris la voiture légèrement alcoolisé. La nuit était calme, la température à l'extérieur était fraîche. Je pris inlassablement la direction du village de Dunnyk lorsque je découvris, étonné, un nuage rougeâtre planer un peu plus loin. Tout mon être trembla. Je savais déjà qu'en m'avançant, en découvrant la chapelle, le nuage serait pile au-dessus d'elle.
Je conduisis encore plus doucement que d'habitude. Je me savais alcoolisé, je préférais faire attention. Tandis que je découvris la chapelle au même endroit, le nuage stagnait en effet sur elle, touchant presque son clocher. Malgré l'angoisse, je m'arrêtai. Que me voulait donc ce lieu ? Pourquoi étais-je le seul à le voir ?
J'entrouvris la fenêtre afin de me laisser toutes les chances possibles d'entendre le moindre bruit. Si la forme colossale comptait apparaître, je le saurais. Je fus alors fort étonné de sentir un air iodé. Dunnyk se trouve à des centaines de kilomètres de la moindre mer et pourtant... Si je fermais les yeux, j'avais le sentiment de me trouver sur une plage. L'odeur était présente, et même les bruits des vagues. Je mis quelques secondes à réaliser que c'était bien réel. J'ouvris grands les yeux et découvris avec horreur que les champs autour de moi s'étaient transformés en une immense mer. La route était un simple ponton sur lequel des vagues s'abattaient, toujours plus grandes que les précédentes. Un vent fort se souleva. La chapelle avait disparu. Seuls mes feux de route éclairaient le chemin et je ne pouvais voir face à moi que l'immensité de cette mer, avec pour seul point stable le ponton sur lequel je me trouvais.
Je passai la première, la seconde puis la troisième et roulai au centre, ignorant les vagues déchaînées qui s'écrasaient sur ma voiture. J'essayais de passer la quatrième lorsque je vis, dans le rétroviseur, une vague immense, grande de plusieurs mètres, arriver droit sur moi. Je n'eus le temps que de hurler et je fermai les yeux.
Lorsque je les rouvris, je me trouvais dans mon lit. J'étais en sueur, mon cœur battait la chamade. Mais j'étais rassuré. Je n'avais fait qu'un mauvais rêve.
En me levant, pourtant, je réalisai que je n'avais aucun souvenir de mon retour du travail. Je me servis un jus d'orange et, pris de doute, je descendis à ma voiture. Elle était garée à sa place habituelle. D'après le soleil au-dessus de ma tête, il devait être quatorze heures passées. Je haussai les épaules et retournai chez moi.
Le soir, lorsque je dus aller au travail, je retournai à ma voiture. C'est au moment où je mis ma clé dans la serrure que je les vis : de minuscules algues accrochées à mon pare-brise. Ce n'était pas un rêve. Je l'avais vraiment vécu.
Elle est complètement inspirée de l'univers de Lovecraft, le nom du personnage principal y fait clairement référence !
Très heureuse que ça vous ait plu !