Prologue
Le Roi Ander, souverain du royaume de Kanera, admire le crépuscule tombant sur sa capitale, Oulane, depuis les hautes fenêtres de ses luxueux appartements. Les bras dans le dos, le menton levé, il pourrait paraître confiant et solide, s'il n'avait pas les épaules affaissées et le dos voûté. Du haut de ses seize ans, on pourrait lui en donner vingt de plus dans la pénombre, en le jugeant sur sa silhouette.
Ander est fatigué. La charge royale qu'il occupe depuis quelques mois le vide parfois de ses forces, malgré la période de paix qui profite au royaume depuis la défaite de Scovia, une nation voisine. Ratifier de nouvelles lois, rencontrer son peuple, organiser des rencontres diplomatiques, donner la justice concernant des conflits internes, sans parler de la gestion des nouveaux programmes agricoles, commerciaux, militaires, scolaires... Tout cela n'est pas du plus vif intérêt. Les seules choses qui agrémentent son quotidien sont les leçons de magie, les cours de vol en pegas, et surtout les préparatifs de l'invasion de la Canamérie. Avec ses nouveaux alliés atalantes, Ander construit et organise peu à peu un plan solide pour soumettre le Roi Canamérien Jorvassine, en vue de récupérer Terae, le puissant artefact qu'il détient et utilise à des fins néfastes.
Mais la campagne n'aura pas lieu avant de nombreuses décades. Pour prendre son mal en patience, Ander a décidé aujourd'hui de suivre la recommandation de son plus fidèle conseiller et mentor, Maître Hiran Soloman. Ce dernier lui a en effet soufflé l'idée d'écrire ses mémoires de jeune Roi, en arguant que son accession au trône et les nombreuses difficultés auxquelles il a fait face seraient précieuses pour les générations futures. Après tout, il est le plus jeune Roi de l'histoire du royaume.
Ander se détourne des fenêtres, s'installe à un riche bureau, active un globe de lumière magique puis sort d'un tiroir une liasse de parchemins. Il trempe sa plume dans l'encrier, réfléchit quelques secondes, puis pose la pointe sur le papier.
"Je m'appelle Ander Palladim, je suis né au jour de Neptune de la troisième décade de l'an 1936 à Danecan, une importante ville côtière du territoire de Grinlandia en Canamérie. Mon père Jord Palladim est un Canamérien de souche, et ma mère, Calicia Vélès, était la princesse héritière de Kanera vivant en exil et sous un faux nom en Canamérie."
Ander pense qu'il commence fort. Ce premier paragraphe va susciter déjà beaucoup de questions chez les futurs lecteurs. Mais il tient à dire la vérité, à décrire les faits au maximum. Au moins il donne le ton, car la suite sera pire.
Il repose la pointe de la plume puis continue, évoquant la modeste existence de sa famille, sa tristesse suite à la disparition de sa mère, ses études et celles de sa petite sœur Tiana dans des écoles scientifiques et technologiques. Il raconte comment sont apparus ses tous premiers pouvoirs magiques, et l'angoisse mêlée d’excitation qu'il a alors ressenti. Puis les premiers problèmes qu'il a rencontré dans une société devenant de plus en plus magiphobe. Il explique comment son père était furieux et lui interdisait d'exercer une quelconque magie. Et c'est là qu'Ander avait appris que sa mère Calicia était une magicienne de talent, rejetée par sa communauté et par son propre mari.
Ander consacre un gros paragraphe sur le soutien qu'a été le magicien Pitare, un biomancien honkonien qui lui a prodigué de nombreuses leçons, en secret, sur la magie, ses sept disciplines, et les bienfaits de la méditation et des artefacts pour augmenter son potentiel magique. C'est également le vieil homme qui l'a soutenu quand les pouvoirs d'Ander sont devenus étrangement puissants, incontrôlables et inexplicables. Le jeune Roi se souvient avec amertume des dégâts qu'il a pu causer, et de la souffrance involontairement infligée, à son père, et a des petites pestes qui ne méritaient pas de telles représailles.
Ander décrit ensuite l'attaque de Danecan par les sorciers Scoviens, la prise de la ville sans difficulté, puis l'étrange portail qui l'a transporté à Oulane, en Kanera. Là, il a rencontré pour la première fois son oncle Kolyan Vélès, le régent du royaume, et surtout il a revu sa mère Calicia après dix ans d'absence totale de nouvelles.
Des larmes s’échappent sur le parchemin qui boit aussitôt le liquide salé. Le paragraphe suivant allait être douloureux à écrire.
Sa mère est morte le jour même de leurs retrouvailles. Dix ans d'emprisonnement en Scovia, soumise aux tortures d'un neuromancien, ne lui ont laissé aucune chance de survie. Ses derniers mots ont révélé à Ander la présence d'un traître en Kanera.
Le jeune Roi rapporte sur le papier le faste de la cérémonie funéraire qui suivit, puis son couronnement éphémère en tant que seul héritier viable du royaume, avant de remettre le pouvoir à son oncle Kolyan en attendant sa majorité.
Il raconte comment le conseiller Ligi Mokyat, le spaciomancien de la cour, l'a aidé à retrouver par magie son ami Pitare, l'embuscade qui suivit avec la magicienne ennemie Favellska, puis sa première rencontre avec Valdo III, le Roi de Scovia. Ander a échappé de peu à l'embuscade en déclenchant une puissante magie, ce qui a attisé la curiosité et la méfiance de son oncle et des conseillers.
La colère submerge le jeune Roi quand il décrit la violence avec laquelle Némasis Vélès, sa cousine dépouillée de ses rêves de succession, a mené la vie dure à Ander et à Tiana. En revanche, raconter ses premiers vrais cours de magie avec Hiran Soloman l'enchante et le submerge d'une agréable nostalgie.
Ander pose sa plume, s'étire, fait craquer ses doigts, jette un œil vers la fenêtre pour observer le ciel déjà noir, puis reprend sa prose.
Il évoque d'abord son premier vol en pegas, terriblement effrayant mais si grisant. Puis il relate les événements de la tour d'Ushkane, ou Ander a encore failli être capturé dans une embuscade menée par Valdo III et Favellska via le conseiller transmutateur Iscarius Jade, le fameux traître. La manœuvre a malgré tout permis à Ander d'identifier la source de son incroyable pouvoir dans la maudite cabine de détection : le collier du jeune homme, légué par sa mère, s'est avéré être le support d'une pierre nommée Sola, un formidable et puissant artefact recherché par les Scoviens.
Ander glisse sa main gauche dans son col pour toucher tendrement la pierre qui pend à son cou. Désormais, Sola et lui sont liés par des sentiments forts, des liens quasi fraternels.
Il regarde le plafond, la plume entre les lèvres, tentant de se remémorer la suite, puis raconte sa première visite à la bibliothèque de l'école de magie badrakaliste avec Tiana et leur ami Loris. Le bâtiment souterrain, exact inverse de l'école à la surface, l'a beaucoup impressionné à l'époque. Il s'y est procuré ses premiers livres, puis a découvert, dans un volume d'histoire, un arbre généalogique lui révélant sa filiation avec Valdo III. L'oncle de Kolyan et Calicia, donc le grand-oncle d'Ander et de Tiana. Ander se rappelle que, le soir-même, après les cours, Némasis a tenté de voler l'artefact dans les jardins du palais, et de tuer Tiana. La suite a été une série de drames. Kolyan a refusé d'entendre la culpabilité de sa fille Némasis, s'est gravement confronté à Ander et indirectement à Hiran, et a fini par les faire enfermer tous les deux dans les cachots. Némasis ayant pris la fuite.
Ander frémit et se fait craquer le dos dans son fauteuil, comme si ce souvenir avait ravivé la douleur de l'inconfort des cachots.
Il écrit ensuite comment il a vécu sa détention, les manigances de la conseillère neuromancienne Jozlyn Tocrane envers le détenu Iscarius Jade, puis l'étrange visite de Jord, son père, au comportement changé. Puis la folie de Kolyan révélée au Conseil, la destitution du régent, et la libération d'Ander et de Hiran Soloman, suivie par la proclamation du Conseil pour le transfert du pouvoir à Ander. Dans l'embuscade de Némasis, Ander a perdu son collier et a décidé d'aller le récupérer après sa détention, aussi il relate la recherche, et la tentative de Jord, ensorcelé par Jozlyn Tocrane, pour le voler. Depuis, la neuromancienne a disparu malgré les recherches de la garde.
Avec émotion, Ander raconte sa décision de détruire l'artefact après la tentative de vol, puis la réaction du bijou. Tiana est tombée inconsciente et Sola a parlé par sa bouche, pour la première fois. Le jeune homme a découvert avec stupéfaction que l'artefact avait une conscience. Cette révélation l'a convaincu de protéger la pierre, et de mettre en œuvre un plan visant à vaincre Valdo III.
Les yeux bleus d'Ander commencent à faiblir. Il cligne et se frotte les paupières, puis baille. Il va pour reprendre son manuscrit, quand quelqu'un toque à la porte, puis entre. C'est Tiana, sa sœur, la seule qu'il autorise à entrer sans s'annoncer. Surtout en ce moment, où ses journées sont longues, passées à perfectionner ses talents de biomancienne auprès des guérisseuses et des patients, à l'hôpital. Elle s'approche sans bruit de lui, soucieuse de ne pas le déranger. Il lui sourit, puis lui tend les premiers parchemins. Tandis qu'elle commence sa lecture, confortablement installée dans un canapé, Ander reprend son travail.
Il décrit la façon dont il a fait libérer Ligi Mokyat, le conseiller consigné chez lui pour infraction aux lois spaciomanciennes du pays - en partie à cause d'Ander - puis comment il a rallié Markel, un puissant télékinésiste puni par une affectation injuste et peu prestigieuse. Avec leur aide et celle d'élèves de dernier cycle, puis Hiran en dernier recours, ils ont mis à exécution le plan. Ils ont piégé Valdo III en fouillant le manoir d'Iscarius le traître et en utilisant de manière détournée un artefact de communication à distance, une tablette de curiom. Un féroce combat a eu lieu où Markel a perdu la vie, et où Tiana a failli l'imiter. Mais Valdo III a été vaincu. Le général scovien, Felvia, a juré allégeance à Ander, puis son armée a quitté le pays.
Ander se rappelle avec colère la tentative du pompeux et ambitieux Foh Barbona, le conseiller télékinésiste de Kanera, de prendre le pouvoir en arguant du manque d'expérience d'Ander. C'était sans compter sur tous les soutiens du jeune homme. Puis Ander a été officiellement couronné. Peu après, des atalantes sont venus en délégation pour le rencontrer, révéler la vraie nature de l'agent double Jozlyn Tocrane, et raconter à Ander comment les trois pierres Terae, Elune et Sola ont été créées en Atartica il y a longtemps, avant d'être volées par leurs créateurs.
Terae, volée par le sénateur atalante Occime, et transmise à la dynastie Canamérienne.
Elune, dérobée par Nordée pour être emmenée à Coralia.
Et enfin Sola, prise par Akinéour et transmise à la dynastie des Valdo, avant d’atterrir dans les mains d'Ander à la suite d'une série de drames.
Voilà, Ander a terminé le premier grand chapitre de l'histoire de son jeune règne. Fatigué, il décide de remettre au lendemain le récit suivant : la consolidation de l'alliance avec les atalantes, et la poursuite de l'apprentissage de ses charges de Roi et de ses cours de magie.
Soulagé, il pose sa plume, soupire, puis apporte les derniers parchemins noircis de caractères à sa sœur, dont les yeux verts sont embués de larmes. Raviver certains souvenirs est douloureux. Mais d'autres donnent de l'espoir...
Chapitre 1 – L’ermite
La beauté du crépuscule ne l'émeut plus depuis des lustres. Les vagues de feu qui lèchent les racines des nuages, à travers la frondaison des arbres bercés par un vent discret, ne sont plus d'aucun réconfort. Le chant des oiseaux cède la scène aux concerts des insectes nocturnes, et même cette symphonie ne lui inspire plus que vide et mort. Le vieux Kyn laisse ces sensations mourir dans ses pensées. Fussent-elles les dernières. Il s'assied sur le sol de sa cabane et comme tous les soirs, il dresse un bilan. Presque un testament.
Kyn vit en ermite, reclus dans une province isolée depuis bien longtemps. Cela lui a donné tout loisir pour maîtriser son art. Par exemple, arrêter le vieillissement. Oui, il y est parvenu. Mais pour qui, pour quoi ? Pour moisir dans un trou et rester éternellement seul et inutile ? Cela fait longtemps que ses poursuivants ne semblent plus vouloir le trouver. Peut-être que tout le monde le croit mort ? Probablement, car il est vieux, si vieux... Il ne sait même plus quel âge il a. Ce qu'il sait, en revanche, c'est que s'il ne réalise pas son sortilège ce soir, comme tous les soirs, toutes ces années effacées de sa chair le rattraperont d'un seul coup. Et comme tous les soirs, il hésite. Comme tous les soirs, il se demande si tout cela a un but, si survivre terré comme un chien galeux dans une forêt est une destinée qui mérite une quelconque considération. Il se dit aussi que mourir d'une fulgurante vieillesse serait finalement une délivrance. Alors il attend, décidé à en finir. Il n'est pas spirite, mais il sait que le comité d'accueil, dans le monde des esprits, sera intraitable avec lui. Ses défunts collaborateurs l'attendent sûrement de pied ferme, pour le punir à hauteur du poids de sa traîtrise.
Comme tous les soirs, minuit approche. Le sortilège va prendre fin s'il n'est pas renouvelé. Et Kyn va mourir. Enfin. Plus que quelques minutes.
Comme tous les soirs, dix secondes avant minuit, Kyn se ressaisit. Il ne veut plus vivre, mais il refuse d'avoir vécu tout ce temps pour finir de la sorte. Tant de jours, de décades, d'années à souffrir de la solitude et du dépouillement pour en arriver là ? Non, il faut continuer, coûte que coûte. Peut-être que demain, la solution se présentera, l'échappatoire se montrera, et il serait si malheureux d'en être si proche et de laisser passer sa chance. Oui, qu’il laisse demain exister. Juste une journée de plus. Puis Kyn verra bien.
Comme tous les soirs, une seconde avant minuit, Kyn lance le sortilège qui renouvelle la suspension de sa vieillesse. Puis, à bout de forces, il sombre dans un brusque sommeil.
La nuit a été envahie de cauchemars, comme toujours. Le temps est toujours incapable d'affecter son corps, mais son esprit n'est pas soumis aux mêmes règles. Il devient chaque jour un peu plus fou, il le sait. Il commence par se lever en maudissant le soleil matinal qui perce les planches de sa cabane. Puis il insulte les oiseaux dont la cacophonie résonne douloureusement dans sa boîte crânienne. Le parfum du sous-bois ne l'émeut plus depuis longtemps, aussi il éternue en pestant. Puis il grogne de soulagement en grattant son corps jusqu'au sang, pour tenter vainement d'en éliminer la vermine qui y a élu domicile depuis trop de lustres pour se laisser impressionner.
Comme chaque matin, il crée une discrète brèche spatiale dans sa cabane pour explorer les alentours en toute sécurité, afin de s'assurer qu'aucun espion n'ai découvert son repaire. Rassuré, Kyn dirige son portail contre un arbre distant et urine dessus à travers la brèche, puis il la referme.
Il ouvre le coffre servant à stocker sa nourriture figée par un sortilège temporel, puis lâche un chapelet d'injures. Il est vide. Il va devoir aller chasser.
La marmite d'eau a décidé d'imiter le coffre. Kyn soupire et regrette déjà d'avoir prolongé son existence. Au-dessus de la marmite, il ouvre une brèche et la fait déboucher dans le lit de la rivière à proximité. Le jet d'eau, semblant jaillir de nulle part, remplit vite le récipient en produisant un vacarme qui insupporte son propriétaire.
Puis il boit, boit encore, croyant ingurgiter des gorgées de vie, d'espoir. L'eau glacée brûle sa gorge, élance ses dents abîmées, pique sa langue, mais il boit pour ne pas se sentir mort.
Enfin il pousse la porte de sa cabane et scrute la forêt alentour. Des oiseaux, des singes. Faciles à tuer. Mais long à préparer. Il n’a pas envie de se fatiguer aujourd’hui. Du moins, pas comme ça. Et ce matin il ne veut avaler que des choses lourdes et sucrées. Pour remonter un peu son moral.
Il ouvre une discrète brèche débouchant à l’arrière d’un bâtiment de pierres et de bois, une dizaine de kilomètres plus loin. Il imprime une rotation au minuscule portail pour s’assurer que les lieux alentours sont déserts. Satisfait, il fait progresser la brèche à l’intérieur du bâtiment, par une fenêtre entrouverte, et aperçoit un tas de viennoiseries encore fumantes. Le boulanger sort de la cuisine avec les bras chargés, c’est le moment. Kyn agrandit la brèche et la fait passer au ras du tas de gourmandises. Aussitôt, sur le sol de sa cabane, une pluie de tresses au miel et au beurre se déverse. Il ferme le portail d’un geste, ramasse son butin, et entame un gourmand festin.
Sur Jali, une des îles de l'archipel de Coralia, proche de l'Erasie, un pasteur nommé Tipha guide son troupeau de beuffales à travers les immenses cocoteraies de l'intérieur des terres. Tipha connaît tout le monde sur Jali, menant son bétail de ville en village, de hameau en port. Il s'arrête quelques jours dans chaque marché pour vendre le lait et la viande issues de ses bêtes, puis repart battre la campagne. Contrairement aux autres pasteurs locaux, il fait aussi étape chez les habitants les plus isolés de l'île, des solitaires, des excentriques, des ermites, parfois des hors-la-loi. Il aime leur contact, leur originalité, et se régale des discussions philosophiques qu'il entretient parfois avec eux, loin du tumulte urbain et de l'artifice de la civilisation.
Aujourd'hui, il va faire étape chez le vieux Kyn, un Erasien installé dans une cabane délabrée, enfouie dans la lisière d'une forêt dense et inhospitalière. Tipha lui échange du lait contre toutes sortes de choses que l'homme se procure d'étrange manière. Les habitants des environs sont victimes depuis longtemps d'une épidémie de larcins inexplicables, et Tipha suspecte le vieux Kyn de n’y être pas étranger, bien que personne ne l’ait jamais aperçu ailleurs que dans sa forêt. D'ailleurs, personne ne l’a presque jamais aperçu nulle part. Ceux qui ont déjà vu le vieux Kyn se comptent sur les doigts d’une main.
Le marché d'aujourd'hui a été fructueux pour Tipha. Il a vendu beaucoup de lait, et quelques beuffales pour les boucheries locales. Le boulanger du village venu lui acheter du lait lui a demandé de lui faire un bon prix, sous prétexte qu'un voleur lui soutire régulièrement ses produits à son nez et à sa barbe. Tipha ne peut s'empêcher de penser à Kyn, mais se garde bien de le mentionner.
En fin de matinée, il fait garder son troupeau dans les enclos de la coopérative agricole locale puis part rejoindre la lisière de la forêt proche du village. Il rehausse son sac à dos chargé d'outres de lait puis s'engouffre dans la dense végétation tropicale. La cabane du vieux Kyn est à quelques kilomètres. Il croise des chasseurs et un bûcheron, avec qui il échange quelques mots. Des nouvelles des autres villages, des informations sur le pays et sa souveraine, la reine Evemère. Et sur le vieux fou qui survit dans la forêt. Kyn. Personne ne l'a vu aujourd'hui, mais l'homme alimente toujours les plus absurdes théories. Sa réputation de sorcier aliéné, amateur de chair animale crue et adepte de rituels terrifiants, reste tenace. Le dernier chasseur croisé par Tipha ouvre de grands yeux quand il réalise que le pasteur s'enfonce dans les bois :
— Comment pouvez-vous aller par-là !
— Calmez-vous mon ami, vous êtes jeune, vous ne me connaissez pas encore, j'ai l'habitude d'aller voir le sorcier. Je ne crains rien.
— Il ne vous a jamais fait de mal ? Vous ne vous perdez jamais ? Moi, un jour, je me suis trop enfoncé dans les bois par mégarde en pistant un gibier, et je me suis subitement retrouvé dans une clairière, à l'autre bout de la forêt.
— Il n'aime pas les visites, mais il me tolère. Il apprécie le lait de mon bétail.
— Donc vous le connaissez bien ? Souffle le chasseur intimidé. Avez-vous déjà assisté à ses rituels ?
— Je ne livre que le lait. Il paie bien. Je ne m'attarde jamais plus que nécessaire. J'aurais trop peur de subir un maléfice. Il va sentir ma présence, vous devriez partir tant qu'il est temps. Bonne journée, l'homme.
Tipha laisse le chasseur transpirant de panique et reprend sa marche. Il sourit en entendant le souffle accéléré du jeune homme et sa fuite dans la direction opposée. Tipha a quelques remords d'alimenter ces stupides rumeurs, mais il sait qu'elles sont les garantes de la tranquillité si chère à Kyn.
Le vieil homme a fini de digérer ses tresses au beurre et au miel. Il s'en est rendu malade, mais cela a eu le mérite de le plonger dans une sieste sans rêves. Il se lève douloureusement en se frottant le ventre, puis observe les rais de lumière qui percent sa cabane. Le soleil est au zénith. Il a dormi longtemps. Il boit goulûment quelques louches de sa marmite d'eau pour réhydrater son corps saturé des grasses viennoiseries, puis s'empresse de créer une nouvelle brèche spatiale pour surveiller les alentours. Au bout d'une minute, il peste. Quelqu'un approche. Il va encore devoir se fatiguer à éloigner un stupide chasseur imprudent. A moin que ce soit un de ses poursuivants ? Après tant d'années, on l'aurait retrouvé ? Des sueurs froides lui coulent dans les haillons tandis qu'il approche la brèche de l'intrus pour l'identifier. Puis il soupire de soulagement. C'est Tipha. Kyn se maudit intérieurement de toujours envisager le pire. Sa paranoïa prend une trop grande place dans son esprit. Il ferme la brèche et sort de sa cabane, à la rencontre de son visiteur.
Tipha entrevoit le toit branlant de la cabane de Kyn à travers les fougères arborescentes. Il sait que le vieil ermite l'a repéré, comme d'habitude. Et qu'il a accepté la visite. Sinon il ne serait jamais arrivé à bon port.
— Salut gamin.
Tipha sursaute et se retourne. Le vieux est là, juste derrière lui. Il aime ménager son petit effet, comme toujours.
— Bonjour Kyn, comment vas-tu depuis le mois dernier ?
— Le mois dernier, c'est tout ? J'ai l'impression de ne pas t'avoir vu depuis un an !
— Tu perds la notion du temps, les journées doivent être longues, seul dans cette forêt.
Le pasteur examine l'ermite d'un œil inquiet. Blafard, hirsute, sale, en haillons puants. Ses longs cheveux gras devraient être blancs s'ils étaient lavés. Sa barbe raide de crasse doit héberger la pire faune parasitaire du pays. Ses yeux noirs et vitreux semblent s'animer d'une très récente étincelle, probablement suscitée par la visite du jeune homme.
— Tu es rayonnant, comme toujours !
— Cesse tes idioties. Désolé de t'accueillir dans cet état, si j'avais su je me serais au moins peigné.
Il crache un rire rocailleux, puis fait signe à son visiteur d'avancer vers la cabane :
— Amène donc ton lait à l'intérieur, pour une fois. Je me sens aujourd'hui d'humeur sociable.
Tipha sort ses outres de lait de son sac et les dépose sur l'ignoble sol du taudis. Kyn ouvre l'une d'elles et déverse son contenu dans sa gorge béante, répandant du liquide blanc dans les tréfonds insalubres de sa barbe. Il essuie inutilement sa bouche d'un revers de manche, puis assène :
— Tu veux quoi en échange, gamin ?
— La dernière fois, tu m'as donné un sachet d'épices de Vanut. Ça vaut une petite fortune. Tu ne me dois rien.
— J'apprécie toujours tes visites mon ami, j'insiste. Je peux tout avoir. Ne bouge pas.
Kyn sort de la cabane. L'occasion est trop belle pour Tipha. Il approche discrètement des interstices pour observer son hôte. Le vieil ermite lui tourne le dos, les mains cachées devant lui. Le pasteur se demande ce qu'il peut bien ficher, presque immobile. Puis des bruits étranges lui parviennent, comme des déchirures. Finalement Kyn fait volte-face et Tipha revient précipitamment à sa place. L'ermite entre et lui tend un saphir poli. Le pasteur écarquille les yeux :
— Mais... non, c'est beaucoup trop ! Où as-tu eu cela ?
— Prends, et ne pose pas de questions. Si ça ne te conviens pas, rien ne t'oblige à revenir me voir à l'avenir.
Tipha empoche la pierre précieuse avec la désormais familière sensation d'extorquer à un vieillard son héritage. Mais il sait bien, au fond de lui, que les récompenses ont des origines plus que douteuses. Bien qu'il ne sache pas comment.
— Tu veux boire quelque chose ?
— C'est bien la première fois que tu me le proposes ! Tu vas m'offrir mon propre lait ?
— Gamin, tu vas regretter ton cynisme.
Le vieux sort de nouveau et refait son petit manège sous les yeux scrutateurs de Tipha à travers les planches. Mais cette fois, ce dernier manque tomber à la renverse quand il voit chuter, devant son hôte, un tonnelet qui roule dans l'herbe sur un ou deux mètres. D'où a-t-il bien pu sortir un objet aussi volumineux ? Et de nulle part ! Pas de meuble, pas d'arbre, rien à ses côtés ! Il file éberlué à sa place quand l'ermite revient chargé de la marchandise. Il perce le tonnelet, y trempe deux verres en terre cuite, et en tend un à son visiteur :
— De l'hydromel, premier choix. A volonté. Profite, gamin.
Une heure s'est écoulée à vider des verres d'hydromel. Kyn et Tipha savourent, discutant de la qualité du breuvage, du vent et du beau temps, des animaux aperçus dans les feuillages. L'ermite, éméché, en vient à avaler une gorgée de travers et à tousser à en cracher ses poumons. Inquiet, Tipha lui tapote le dos :
— Hé, c'est pas le moment de mourir, mon ami.
Kyn continue de s'étouffer à moitié, puis, la quinte passée, il s'allonge dans l'herbe, épuisé :
— Mourir... Cela pourrait être la meilleure chose qui puisse m'arriver.
— Tu divagues, le vieux. Je ne comprends pas pourquoi tu t'entêtes à rester cloîtré dans cette forêt. Le monde est si vaste ! Et tu n'es pas encore grabataire. Un peu sénile, peut-être...
— Le monde veut ma peau, gamin. Je le fuis comme la peste.
Tipha boit une gorgée d'hydromel, perd son regard dans le vide, puis lâche :
— Le monde change. J'ai entendu dire qu'en Erasie, le royaume de Kanera a couronné un jeune homme qui a pris Scovia sous sa tutelle. Et aussi qu'Atartica avait rouvert ses frontières. Ce doit être...
— Qu'as-tu-dit ?
Kyn s'est redressé, les yeux exorbités. Son regard fou est devenu subitement très sombre. Tipha ne peut s'empêcher de frémir :
— Les rapporteurs de toutes les places publiques en parlent, Kyn. Et ce depuis des mois. Tu devrais t'y rendre de temps en temps.
— C'est hors de question ! explose-t-il. Et il y aura beaucoup trop de monde, je ne peux même pas...
Il s'interrompt. Tipha le fixe, interrogateur, mais n'insiste pas car le vieil ermite se tourne brusquement vers lui et lui serre l'épaule :
— Raconte-moi tout. Je t'ai bien payé, tu me dois bien ça.
Tipha déglutit, se sentant transpercé par les pupilles acérées de son hôte. Il s'exécute, rapportant tout ce qu'il se souvient avoir entendu :
— Le royaume de Scovia a attaqué la Canamérie il y a un peu plus d'un an et a pris le pays sans grande résistance. Le Roi Canamérien, Jorvassine, a pu s'échapper hors de l'île principale, Grinlandia. Ensuite j'ai cru comprendre que la Reine disparue de Kanera a été retrouvée, ainsi que ses enfants récemment découverts. La Reine est morte, mais l'aîné des enfants a été couronné, et son régent évincé.
Kyn se tend au fur et à mesure, semblant sur le point de rompre, mais invite Tipha à poursuivre d'un hochement de tête.
— Scovia a attaqué Kanera et aurait pu aisément gagner la guerre, mais le jeune Roi kanerante et son état-major ont tué le souverain scovien, Valdo III. Scovia est donc devenue vassale de Kanera. Les rumeurs font état d'un grand pouvoir magique entre les mains du jeune Roi. Comment s'appelle-t-il déjà ? Ander, je crois...
Kyn tremble, tressaille, transpire. Soudain, il crache :
— Tu as parlé d'Atartica ! Qu'as-tu appris, dis-moi ?
Tipha résiste à la pulsion de prendre ses jambes à son cou, craignant que le vieil ermite ne déchaîne ses malédictions sur lui. Il prend une grande inspiration pour calmer ses nerfs à vif, puis répond :
— Des émissaires d'Atartica sont allés rencontrer le Roi Ander après la guerre, puis ils ont rouvert leurs frontières, après des décennies d'isolement. Les atalantes et les kanerantes se sont alliés pour attaquer la Canamérie. En ce moment même, leurs armées occupent Grinlandia et cherchent le Roi Jorvassine.
La peau de l'ermite est devenue aussi colorée que l'hydromel sombre qu'il se sert et avale d'un trait. Tipha attend patiemment que son hôte en vide un second, puis ose demander :
— Pardonne-moi de ma question, mais pourquoi ces nouvelles te mettent dans cet état ?
— Les atalantes qui sortent de leur retraite, ça ne me présage rien de bon. Ni leur alliance avec Kanera d'ailleurs. Et encore moins la tutelle de Scovia.
— En quoi cela te concerne ?
Kyn coule un regard suspicieux vers Tipha :
— Tu n'as rien besoin de savoir.
— C'est parce que tu es Erasien ? Cela concerne ton pays d'origine ?
— Il est temps de partir, mon ami, je t'ai assez retenu.
Tipha ouvre des yeux ronds de frustration, mais se laisse convaincre par le regard noir du vieil ermite. Il se redresse d'un bon, attrape son sac vide, puis souffle :
— Je... Dois-je revenir le mois prochain ?
— Inutile. Adieu Tipha, et... merci.
Chapitre 2 – La fuite de Jorvassine
La salle du trône du palais de Nouque, la capitale de la Canamérie sur la grande île de Grinlandia, est en pleine effervescence. Aux officiers canamériens ayant rendu les armes se mélangent les gradés des forces alliées de Kanera et d'Atartica.
Davosa Freya, générale de l'armée kanerante et Conseillère du Roi Ander, parcoure les vaincus du regard, puis s'adresse à ses hommes :
— Enfermez-les dans une pièce et tenez les sous bonne garde. Je vais prendre mes ordres.
Davosa remet de l'ordre dans son chignon éclaté en ramenant de longues mèches rebelles de cheveux argentés dans son ruban. Puis elle sort sa gourde, s'asperge les mains d'eau et nettoie son visage qui redevient très pâle une fois que la crasse de la journée cesse de l'obscurcir. À peine plus présentable, elle frappe à la grande porte d'un salon transformé en quartier général temporaire, puis entre. Le Roi Ander et le général atalante allié sont en pleine discussion, tandis que quelques officiers débattent autour de grandes cartes recouvrant une table. Davosa s'avance vers son souverain, s'incline, puis la parole lui est donnée :
—Messire, comme vous l'avez ordonné, le palais, comme le pays, est tombé avec le minimum de violence possible. Peu de morts, des dommages collatéraux très limités. Toute la capitale canamérienne, ainsi que le palais de Jorvassine, sont sécurisés et sous contrôle.
—Très bien.
Araklès, le général atalante, interpelle son homologue :
— Et Jorvassine ?
— Introuvable, grogne Davosa. Messire, je venais vous demander l'autorisation d'employer nos neuromanciens pour fouiller l'esprit des gradés canamériens. Ils savent sûrement quelque chose.
— Jorvassine est loin, souffle Ander. Je le sens. Je doute que quiconque connaisse ses projets. Il est au Nord, il a dû fuir sur le continent. Renseigne-toi sur ce qu'il y a là-bas, trouve des cartes, interroge les marins, essaie d'imaginer son itinéraire. Aucune torture sur les canamériens, cela ne ferait que saper tous nos efforts en faveur de la paix.
— Bien, Messire.
— Donne des ordres pour rassembler la population de Nouque devant le palais avec les généraux canamériens, je vais m'adresser à eux.
Du haut de ses seize ans, Ander, le Roi de Kanera, surgit de l'ombre de la grande porte du palais de son homologue vaincu, Jorvassine, et s'avance sur le parvis. Araklès, le général atalante, et Davosa Freya, bras droit du Roi, s'inclinent à son approche. Leurs troupes respectives mettent genou à terre dans un bel ensemble, sous l’œil inquiet de la population convoquée. Certains citoyens imitent les envahisseurs et s'agenouillent, d'autres bombent la poitrine dans un geste de défi. La seule chose qu'ils ont en commun, c'est le silence de plomb qui les saisit. Ander lève et écarte les bras, puis commence :
— Peuple de Nouque, canamériens, relevez-vous, vous n'êtes pas des sujets de Kanera et nous ne vous obligerons jamais à nous prêter allégeance. Nous ne sommes pas en Canamérie pour vous asservir, allons, redressez-vous.
Après quelques hésitations, ceux qui se sont inclinés se relèvent. Ceux qui bombent le torse se détendent. Cette fois, une vague de murmure agite le silence. Ander observe cette foule disparate, ces gens qui, autrefois, étaient comme lui. Des étudiants, des travailleurs, des miliciens, des commerçants... des canamériens normaux. Tous ici n'ignorent pas que le père d'Ander est canamérien de souche. Tous ici savent qu'Ander a étudié dans une école canamérienne, à Danecan, avant de s'exiler en Kanera pour y suivre des études de magie et y rencontrer sa royale destinée, de par sa mère. Il parcoure du regard les hauts bâtiments de pierre et de brique, les monuments, les usines obscurcissant le ciel au loin, puis les falaises verdoyantes qui entourent la cité. Il contemple les futiles prouesses technologiques de ce pays en coulant son regard sur les chariots à vapeur, les lampadaires électriques, les chaudières murales à gaz qui parsèment la grande place, et le tas d'arquebuses des derniers soldats vaincus.
Un officier kanerante apporte une petite sphère dorée et la fait léviter devant le Roi. Ander y approche ses lèvres, puis entame son discours, amplifié par l'artefact magique :
— Après des mois de guerre, les forces kanerantes et atalantes occupent enfin toute l'île de Grinlandia. Aujourd'hui, Nouque et le palais de Jorvassine sont tombés. Mais votre souverain est introuvable. Il a manifestement fui ses responsabilités, comme un lâche. Il refuse donc de répondre de ses actes devant vous tous.
Il reprend son souffle, observant les réactions du peuple, puis continue :
— Vous savez que notre démarche est pacifique. Nous sommes des magiciens, mais plutôt que d'user de déluges de feu ou de foudre, notre armée a reçu l'ordre d'user de sortilèges non létaux pour neutraliser vos soldats, en les invalidant, en les rendant inconscients, voire simplement affaiblis. Nos magiciens radiants n'ont servi que pour la défense : saboter l'artillerie ou les obstacles adverses. En outre, un soin tout particulier a été apporté à la condition des civils, avec une offre de soins biomanciques, de nourriture, et d'hébergement si nécessaire.
Sans négliger une communication visant à dénoncer les agissements de Jorvassine et à remonter l'estime de la population envers la magie, pense Ander avant de reprendre :
— Dans chaque ville en voie d'être conquise, des émissaires ont été préalablement envoyés, toujours avec le même message envers les autorités : Nous, le Roi Ander de Kanera, sommes un canamérien d'origine, nous ne voulons aucun mal à notre pays de naissance. Nous voulons libérer le pays du joug de Jorvassine, le capturer pour le traduire en justice devant son peuple, et restaurer la pratique de la magie dans le pays. La reddition de chaque ville assurera paix et sécurité à ses occupants, aucun mal ne sera fait à quiconque, aucun bien ne sera confisqué ou détruit.
Ander balaie la foule d'un ample et lent geste du bras :
— Au final, une grande majorité de cités nous a ouvert ses portes, encouragée par les rumeurs d'occupation pacifique des premières villes tombées. Les rares opposants ont été vaincus avec peu de moyens et une quasi absence de violence. La forfaiture de Jorvassine a été révélée au peuple et s'est répandue plus vite que l'avancée de nos forces, facilitant encore notre progression.
Le Roi de Kanera marque un silence puis assène, d'une voix plus ferme :
— Car oui, vous le savez désormais, votre Roi détient un artefact très puissant qu'il utilise depuis des années pour siphonner les ressources magiques de chacun d'entre vous, pour son seul profit ! Voilà pourquoi il a interdit l'exercice de la magie et son enseignement dans votre pays. Voilà pourquoi il a mené depuis des décennies une campagne de discrimination envers les magiciens de tout bord ! Un pouvoir non dépensé par le peuple, c'est un pouvoir qui s'accumule directement dans l'artefact. Le Roi déchu a ainsi pu vivre dans une indécente opulence et exercer un contrôle total sur ses sujets comme sur les maires et les hauts-fonctionnaires ! Vous avez tous un pouvoir endormi ! Vous pouvez maintenant et dorénavant l'éveiller, comme le reste du monde ! Et nous vous y aideront en réinstaurant les écoles de magie !
L'annonce a un effet variable sur le peuple. Un bon tiers acclame la nouvelle, un autre tiers reste de marbre, et le reste fronce les sourcils en grommelant. Ander, conscient des réactions hétéroclites, conclue :
— Toute information nous permettant de localiser et trouver Jorvassine sera la bienvenue. Nous inviterons bientôt vos hauts-fonctionnaires et vos généraux pour organiser la transition politique de la Canamérie et vous restituer votre autonomie dans les meilleures conditions. Puissent nos deux pays vivre ensemble, en harmonie, pour un meilleur avenir !
Retiré dans les appartements royaux du palais de Jorvassine, Ander finit d'écrire sur sa tablette de curiom, un de ces artefacts enchantés par des spaciomanciens pour communiquer à distance. La nouvelle de la prise de la Canamérie va voyager de tablette en tablette, détenues par des personnes de confiance et des chefs politiques alliés. Hiran Soloman notamment, son ancien professeur et aussi le doyen des conseillers qui gouverne Kanera en son absence, va recevoir la missive et informer le peuple de Kanera de cette nouvelle victoire.
Ander range le crayon doré et la tablette dans leur étui de cuir, quand les gardes frappent à la porte pour annoncer quelqu'un. La princesse Tiana, sa sœur. Il jaillit de son fauteuil et court pour prendre dans ses bras l'adolescente de treize ans.
— Je suis heureux de te voir, j'ai bien cru que tu n'arriverais pas ce soir.
La jeune princesse relâche son étreinte et observe son frère de ses grands yeux verts :
— J'ai eu beaucoup de choses à organiser, grand frère, mais nos biomanciens vont assurer la suite. Les citoyens ayant subi des dégâts ont tous un toit, à manger, et sont guéris de leurs blessures. Même les plus réfractaires à la magie nous ont remerciés.
— Tu es formidable, comme toujours.
— Et certains habitants de Nouque nous ont prêté main forte, ce sont tous des volontaires pour étudier dans la future première école de biomancie de la ville.
— C'est bien. Il faudra encore du temps pour convaincre tous les canamériens, mais nos opérations portent leurs premiers fruits.
Ils s'installent tous deux dans des fauteuils et Ander conte à sa sœur son dernier discours tandis qu'elle défait son chignon pour libérer ses cheveux blonds et bouclés, avant de dévorer quelques victuailles étalées sur une table basse. Quand Ander a terminé, elle demande, la bouche pleine :
— Tu as déjà obtenu des informations sur la fuite de Jorvassine ?
— Beaucoup trop, oui... Si on écoutait tous ceux qui ont bien voulu parler, Jorvassine serait dans chaque quartier, chaque ville, chaque continent... bref aucune piste solide. Hormis une. Un canamérien du continent, parti de la péninsule de Baffine, est venu à Nouque par bateau. Il aurait vu une étrange procession réquisitionner le navire pour retourner sur le continent. Des gens vêtus de vert et d’argenté, accompagnant un homme richement vêtu, et une ribambelle de serviteurs portant des coffres lourds. Tous étaient encapuchonnés et masqués, aucun visage apparent.
— Qu'est-ce qui te fait dire qu'il aurait pu s'agir de Jorvassine ?
— Des serviteurs, des coffres probablement plein de richesses, tous encapuchonnés… Et la péninsule de Baffine correspond à la direction où je sens notre homme. L'heure d'embarquement correspond aussi.
Ander déplie une carte que lui a fourni la générale Davosa Freya. Nouque, la capitale côtière de la Canamérie sur Grinlandia, fait directement face, au Nord, à la péninsule de Baffine rattachée au continent.
— Cependant l'endroit est peu peuplé. Ce sont des terres arides et froides. Mais l'homme nous a informé de ce qui se trouve encore plus au Nord. Ce pourrait être la destination de Jorvassine.
Ander pose son doigt sur une région de la carte où une citadelle isolée trône au milieu de reliefs vides :
— L'homme nous a révélé que ce château héberge des sorciers, c'est un des derniers bastions de magiciens de la Canamérie. Si j'étais Jorvassine, j'irais m'y réfugier pour protéger mes richesses et l'artefact de mes ennemis.
— Oui, c'est très probable. A-t-il dit de quel genre de sorciers il s'agit ?
— Il nous a surtout… servi des rumeurs difficiles à digérer.
Tiana note l'hésitation de son frère. Son don de biomancienne lui renvoie, émanant de lui, des prémices de peur et de dégoût.
— Ander, qu'a-t-il dit ?
Le jeune Roi détourne le regard. Il se mord la lèvre inférieure, et ses mains s'agitent d'un infime tremblement :
— Il a dit que ces sorciers ressuscitaient les morts.
Chapitre 3 – Le réveil de Kyn
Le vieux Kyn est désemparé. Les nouvelles apportées par le jeune Tipha le plongent dans des abîmes de pensées obscures qui nourrissent un conflit intérieur en train de s'éveiller d'un long et douloureux sommeil. Il sait qu'il va devoir partir. Affronter son passé, ses démons, ses origines. Risquer plus que sa vie. S'il sort de sa retraite, ses poursuivants pourront alors le retrouver, et lui faire regretter d'être né. Mais s'il n'agit pas, c'est son héritage qui sera menacé, et les conséquences pourront être pires encore.
Le vieux Kyn envisage aussi de mettre un terme à sa longue vie, comme souvent depuis le début de son exil. Mais étant donné ce qu'il se passe aujourd'hui dans le monde, ce n'est plus envisageable. Même la paix du trépas ne serait plus assurée. Même sa mort ne lui appartiendrait plus...
L'ermite prend sa décision, à contrecœur. La moins pire.
Il sort de sa cabane et hume le parfum du sous-bois en observant les trouées de ciel dans la canopée. Dans sa main droite, un couteau. Dans l'autre, un petit sac.
Il chemine entre les arbres, l'épaisse corne de la plante de ses pieds nus le rendant insensible aux branches et aux ronces qu'il foule.
Arrivé au bord d'une rivière, il se dénude. Pose son sac. S'immerge dans les eaux rafraichissantes. Autour de lui, le liquide se teinte de brun, des volutes de graisse sombre flottent, la vermine se noie. Il empoigne son couteau et entreprend sa fastidieuse besogne. Il tranche, il coupe, il taille, et des poignées de cheveux gras et de poils de barbe crasseux tombent sur la pellicule de graisse étirée par le courant de la rivière. Ces vestiges de l'ermite s'en vont lentement, bercés par les eaux, non sans attirer la curiosité de quelques poissons.
Kyn fait quelques pas pour trouver un coin d'eau propre et stagnante, puis y observe son reflet. Il apporte quelques dernières touches à son apparence, de son couteau devenant émoussé. Voilà. Cheveux mi-longs et modeste barbe, le tout encore raidi par la crasse. Kyn se retourne et fixe le chemin huileux qui glisse dans le courant, telle une rivière sur une rivière, emportant une nuée de frêles esquifs pileux. Satisfait, il pose son couteau sur un rocher émergé, empoigne des graviers du lit de la rivière et commence sa deuxième transformation. Il frotte, racle, décape et râpe les couches brunes malodorantes devenue cette seconde peau au fil des ans. En dessous, l'épiderme blanc ressuscite. Kyn a l'impression d'être une pomme de terre qui s'épluche elle-même. Les débris des épaisses peaux mortes partent rejoindre la grande croisade navale, mais les petits galions protéinés font le bonheur des poissons. Une flotte éphémère décimée par des krakens de rivière. Kyn s'attaque enfin à la corne de ses pieds, y taillant des tranches de cuir si grosses que même la faune aquatique rechigne à risquer de s'en étouffer.
Enfin, l'ermite va récupérer dans son sac une relique longtemps perdue -ou oubliée- dans ses affaires. Un savon. Le bloc, desséché et presque fossilisé, remplira quand même son office.
Plusieurs frictions et allers-retours dans l'eau sont nécessaires pour éliminer la crasse récalcitrante, surtout celle qui a sédimenté dans ses cheveux. Et pour la première fois, Kyn découvre l'éclat argenté de sa pilosité. La peau de son visage est redevenue blanche et sensible. Son corps lui semble plus léger, moins fripé. La caresse des rayons du soleil perçant la frondaison touche enfin sa peau neuve qui en frémit de bonheur.
Il ne pue plus. Il ne s'était pas rendu compte de son odeur avant cette remise à neuf, mais ses narines réveillées manquent de faire demi-tour en approchant de ses frusques nauséabondes posées sur la rive. Il invoque sans regret un classique sortilège de radiance, une petite flamme, pour faire disparaître le cadavéreux textile. La crasse huileuse de celui-ci se consume vite et bien. Kyn suit du regard la course de l'âcre fumée noire dans le ciel.
Le silence et la pénombre d'une petite pièce se déchirent. Un œil lumineux grossit dans un coin, laissant échapper une brise tiède et des pépiements d'oiseaux. La boule atteint la taille d'une pastèque, puis défile entre des rayons de vêtements stockés dans cette arrière-boutique d'échoppe de tailleur. Elle s'arrête, à plusieurs reprises, pour vomir un bras et avaler une tunique, puis des chausses, une ceinture, une cape, un manteau... Le propriétaire du bras referme la brèche dimensionnelle puis entreprend de couvrir sa nudité de ce nouveau larcin.
Voilà.
Après des décennies d'isolement, de pauvreté et d'incurie, Kyn ressemble de nouveau à un être humain civilisé. Il ajuste la cape blanche sur ses épaules et en rabat le capuchon sur sa chevelure argentée.
Il est temps.
Ses yeux noirs se font vitreux tandis qu'il plonge dans ses souvenirs, à la recherche d'images bien précises. De hauts murs de pierre, des torches magiques voisinant avec de riches tapisseries, un sol dallé de plaques de curiom, un plafond de voûtes majestueuses... Oui... Les images sont encore vivaces. Kyn a si souvent emprunté cette salle par le passé. La seule du royaume de Scovia où les spaciomanciens sont autorisés à ouvrir un passage sans s'attirer de problèmes ni risquer la suppression du portail. Nul doute que cette salle existe encore.
Kyn prend une grande inspiration. Le stress le saisit. Revoir sa terre natale et ses concitoyens l'effraie autant qu'il l'enchante. Mais il ignore complètement à qui il aura affaire, ni dans quels ennuis il risque de se jeter. Après tout Scovia est sous tutelle kanerante et Valdo III est mort, comme le lui a appris Tipha.
À qui ont bien pu revenir les rênes du pays ?
Il va très vite le savoir.
Il écarte les bras et invoque le frisson magique qui irradie sa colonne vertébrale. Entre ses mains, l'air fluctue, se tord, un morceau d'image de la forêt se creuse et s'étire vers l'infini. Du petit orifice dimensionnel s'échappe un courant d'air frais, une odeur de renfermé. Un parfum familier.
Kyn agrandit la brèche, mais sent rapidement une résistance.
Les sentinelles de Scovia l'ont détecté.
Une voix caverneuse et déformée de femme jaillit du petit portail :
— Qui demande l'accès ?
— Je me nomme Kyn. Je suis un scovien vivant à Coralia.
— Vous êtes seul et ouvrez vous-même le portail ?
— Oui.
— Le motif de votre visite ?
— Affaire avec le nouveau responsable du royaume.
— Accès autorisé, venez mais ne faites rien qui puisse nous menacer, nous sommes en force.
Kyn sent la résistance se relâcher. Il agrandit le portail jusqu'à lui donner une taille humaine, retient son souffle, puis pénètre dans la frontière distendue de la bulle. Il est aussitôt aspiré par l'entonnoir étiré, dont les parois mélangent des teintes forestières et d’intérieur. Il fuse dans ce courant chaotique et voit bientôt se dessiner, se recomposer, les fragments d'espace que constituent une salle souterraine, la même que dans ses souvenirs. Avec souplesse et aisance, il pose les pieds sur les dalles de curiom apparues sous ses jambes, puis expire enfin, tandis que la brèche se referme dans son dos, en un craquement sonore. Droit et digne, il lève les yeux sur le comité d'accueil. Des militaire scoviens, magiciens radiants pour la plupart, et une spaciomancienne. Sans doute celle qui l'a interrogé et qui a immobilisé son portail. Kyn sourit, car tous ont les yeux exorbités. Il sait parfaitement pourquoi.
— Qui êtes-vous ? demande la femme d'une voix chevrotante, en plissant les yeux. Votre portail était puissant, vous avez traversé sans aucune difficulté. Je n'ai jamais rien vu de tel. Pourtant je connais tous les spaciomanciens scoviens...
— Je suis bien scovien, coupe Kyn. Je ne suis pas un espion. J'ai simplement perfectionné mon art durant des années, isolé, pour mon seul usage.
— Mais votre pouvoir est trop grand pour qu'on puisse vous laisser agir à votre guise en Scovia.
— Je n'en attendais pas moins. C'est pour cela que vous allez me faire escorter auprès de votre dirigeant. Vous devez vous douter que c'est important.
La femme frémit, sa peau devenant brièvement livide. Après quelques secondes d'hésitation, elle fait un signe de tête à ses hommes. Un groupe encadre Kyn pour lui faire emprunter un couloir. Avant que l'ermite ne disparaisse de la salle, la femme restée sur place lâche :
— Si vous envisagez d'enseigner, Maître, je serais honorée de me perfectionner auprès de vous.
— J'y songerais, mais n'y comptez pas trop, jette la voix lointaine de Kyn depuis le couloir.
Dans la salle des ministres du palais scovien, le Général Felvia essuie son front dégoulinant d'un revers de manche. Il se souvient de l'offre du Roi Ander de Kanera, qui l'a nommé à la tête de Scovia pour servir la paix entre les deux royaumes, après la mort de Valdo III au combat. Felvia n'imaginait pas alors que ce statut lui mènerait la vie si dure. Certes, Ander et la princesse Tiana sont les derniers héritiers de la dynastie des Valdo, mais ils n'ont rien de scovien. Et les ministres ne se lassent pas de le faire savoir. Ils ne cessent de remettre en question la tutelle du royaume, d'appeler à reprendre les armes, de piquer Felvia en insinuant que c'est un vendu au service d'un gamin. Heureusement que son statut de général expérimenté autrefois dévoué à Valdo III inspire encore la peur et le respect. Mais pour combien de temps ?
Felvia soupire, puis prend la parole auprès de ses ministres :
— J'ai reçu un message du Roi Ander de Kanera. Ses troupes, alliées aux atalantes, ont pris possession de Nouque et du palais de Jorvassine. La Canamérie leur appartient désormais.
— Dans ce cas, qu'il nous restitue nos troupes, éructe un ministre.
Felvia s'éponge le front une nouvelle fois :
— Il demande à les conserver un temps, pour faire régner l'ordre sur Grinlandia, et souhaite en réquisitionner une partie pour attaquer Jorvassine sur le continent, là où il aurait fui.
— Vous devez refuser ! Il a été convenu d'aider à prendre Grinlandia, rien d'autre !
— J'ai déjà accepté.
Une vague d'indignation secoue les ministres, mais aucun n'ose l'exprimer devant le regard noir qu'affiche subitement Felvia. Ce dernier se lève, les poings sur la table, et gronde :
— Ander est Roi de Kanera, il est allié aux atalantes, il détient maintenant la Canamérie, les honkoniens se rangent aussi à ses côtés. Par-dessus tout, il a la faveur d'un artefact extrêmement puissant. Et je vous rappelle qu'il a épargné nos hommes, MES hommes, et moi-même, quand ses troupes ont tué Valdo III.
— Il a surtout bien nourri vos ambitions, raille le ministre.
Felvia soutient le regard de l’impertinent, puis sourit :
— Rien ne vous empêche d'aller voir le Roi Ander pour lui proposer vos services et vous plaindre de mon incompétence. Ou alors de le provoquer en duel. Si vous en revenez vivant, c'est moi qui vous réglerai votre compte.
Le ministre rougit, sans baisser les yeux. Mais un long silence s'installe autour de la table. Puis Felvia reprend :
— Ander, en remerciement de nos efforts de guerre, nous octroie des emplacements canamériens pour fonder des écoles de magie, et nous autorise à prendre des jeunes de Grinlandia dans nos académies scoviennes. Il nous octroie bien entendu les financements nécessaires et...
Des coups discrets à la porte de la salle des ministres interrompent le général. Ce dernier crie, agacé :
— Entrez ! Vous avez intérêt à ce que ce soit urgent !
Un garde entrouvre un battant et s'incline dans l'ombre :
— Pardonnez-moi Général, un visiteur inattendu nommé Kyn vient d'arriver par notre salle de transferts, depuis Coralia. Il maîtrise la spaciomancie et se prétend scovien. Il souhaite vous parler.
Felvia sursaute. Un spaciomancien scovien vivant à Coralia ? Un espion ? Le nom Kyn ne lui dit absolument rien.
— En quoi est-ce urgent ? beugle Felvia.
— Il dit que c'est important. Son pouvoir est grand, général, veuillez me croire.
Felvia consulte les ministres du regard, et tous semblent aussi curieux que lui, aussi il autorise l'entrée du visiteur. Les battants s'ouvrent en grand pour laisser pénétrer dans la salle un homme approchant la soixantaine, courte barbe et cheveux argentés, yeux noirs globuleux mais pénétrants, traits bruts. Sa tenue est raffinée sans être ostentatoire, recouverte d'une cape blanche au capuchon rabaissé. Cinq militaires radiants l'encadrent, prêts à déchaîner leur pouvoir au moindre geste suspect de l'homme.
— Parlez vite ! assène Felvia devant l'homme qui s'incline à peine.
— J'ai appris en Coralia que mon pays était devenu vassal de Kanera et d'un certain Roi Ander. J'ai également été informé du réveil des atalantes. Je dois voir le Roi Ander de toute urgence, je détiens des informations capitales. Lui seul peut m'entendre.
— Pourquoi me risquerais-je à envoyer un parfait inconnu au Roi de Kanera, et sans aucune justification ?
— Il est en danger. Lui seul peut comprendre de quoi il s'agit. Ma maîtrise de la spaciomancie est grande, je peux le faire venir, délivrer mon message et le faire repartir en un rien de temps, je dois juste savoir où il se trouve.
Felvia éclate d'un rire cynique puis jette :
— Je ne sais pas où vous vous croyez, mon ami, ni ce à quoi vous vous attendiez en venant perturber un Conseil pour requérir un entretien avec un Roi. Mais je pense que vous êtes fou. Si vous savez réellement des choses, nous les obtiendrons tout de même par la force. Alors parlez, c'est un ordre !
Les militaires radiants se tendent et lèvent imperceptiblement les mains, prêts à dégainer feu et foudre. Mais l'homme reste de marbre. Devant ce mutisme provocateur, Felvia fait un signe de tête à un de ses ministres, un petit homme frêle aux longs cheveux roux. Ce dernier opine, puis fixe Kyn.
— Ne faites pas cela, souffle l'ermite sans menace.
Le ministre neuromancien ne se laisse pas impressionner. Il fait croître un canal psychique jusqu'à la tête du visiteur, puis tente de s'insinuer dans son esprit. Aussitôt, Kyn jette son bras droit dans un petit portail apparu devant lui à une vitesse fulgurante. Sa main surgit, de nulle part, derrière la tête du ministre roux pour lui empoigner les cheveux et tirer d'un coup sec. Felvia et les autres ministres jaillissent de leurs chaises, les militaires radiants brandissent leurs mains crépitantes d'étincelles, mais tous sont tétanisés, subjugués par la scène. Les ministres voisins de l'homme roux transpirent à grosses gouttes et pâlissent comme des morts en voyant leur confrère, sans tête, le cou cambré plongé dans la brèche spatiale. Kyn se tient au centre de la salle et enserre fermement la tignasse rouge du ministre neuromancien. Ce dernier, ou du moins sa tête esseulée, a les yeux fous de terreur, sa bouche expire un souffle frénétique, entrecoupé de râles et de gémissements. La poitrine du corps visiblement décapité, sur sa chaise, semble vibrer d'une hyperventilation apeurée. Les membres tremblent mais n'osent esquisser un geste de défense. Kyn lève le menton :
— Si vous tentez quoi que ce soit, le portail se ferme et votre ami perd définitivement sa tête.
— Vous allez mourir, vieil homme, crache Felvia.
— Certainement, mais pas aujourd'hui. Maintenant que vous avez constaté l'étendue de mon pouvoir, vous allez me donner votre parole que vous contacterez le Roi Ander pour l'informer de ma demande. En attendant sa réponse, vous me traiterez comme un invité de marque et vous n'essaierez aucunement de me causer le moindre tort.