Chapitre 4 – Lemieu
Les parfums iodés de l'océan lui fouettent le visage depuis quelques heures déjà. Ander ne se lassera jamais de cette fantastique sensation, cette ivresse de filer à près de trente nœuds à bord d'un galion, même si ça ne vaut pas une chevauchée aérienne en pegas. De la proue, il voit les deux autres navires de sa flotte de part et d'autre du sien, aux couleurs bleues et noires de Scovia. Tous sont chargés de militaires et magiciens kanerantes, atalantes et scoviens. Un millier d'hommes. Ander espère que cela sera largement suffisant pour écraser les éventuels protecteurs de Jorvassine sur la péninsule de Baffine.
Il se retourne et observe avec fierté le groupe de télékinésistes du château arrière. Ils unissent leurs efforts pour propulser le navire, bien plus vite que ne le feraient de simples voiles, même par grand vent. Ils le stabilisent aussi, pour éviter qu'un tangage extrême s'installe et fasse vomir tous les passagers.
À travers l'horizon chargé d'embruns et de lumière diffuse, le continent pointe ses premières côtes, ses premiers sommets. De simples ombres bleutées pour l'instant éphémères. Les eaux calmes se percent parfois de mouettes plongeantes, ou de dragons d'eau bondissants. La température a progressivement baissé sur ces quatre-cents kilomètres de traversée. La Canamérie continentale n'est pas aussi civilisée que Grinlandia, bien que quelques ports et une poignée de villes de l'intérieur soient sous le joug de Jorvassine. Mais le reste n'est qu'une myriade de petites provinces autonomes, de faibles cité-états, laissées tranquilles par les grandes nations car difficiles d'accès, peu hospitalières, inintéressantes en terme de ressources ou de développement. Des lois obscures et une justice aléatoire en font une terre peu encline à protéger sa population des aléas politiques, en plus des attaques de bandits ou de créatures sauvages.
Araklès, le général atalante, vient se joindre à Ander dans sa contemplation de l'océan. À travers ses cheveux noirs qui lui giflent le visage, il annonce :
— Nous allons accoster à Lemieu dans moins d'une heure, Messire.
— Je ne suis pas impatient, souffle Ander en serrant davantage sa fourrure autour de sa poitrine. Avez-vous eu des nouvelles de Timée ?
— Non. Je lui fais des rapports réguliers, comme aux autres sénateurs d'Atartica. Ils ont pleinement confiance en vous et ne demandent aucun compte.
Ander frémit en précisant sa question :
— Vous n'avez donc eu aucune nouvelle, aucun conseil, concernant cette rumeur de... morts ressuscités ? J'en aurais pourtant bien besoin.
— J'ai bien peur que les sénateurs n'en sachent pas davantage que nous.
— Nous interrogerons le maire et les habitants de Lemieu. En espérant que leur accueil sera bienveillant. Je n'ai pas eu de réponse à ma missive.
Le jeune Roi se retourne et balaie le pont du regard :
— Où sont Davosa Freya et la princesse Tiana ?
— Oh, elles préfèrent rester au chaud dans la cabine royale, Messire.
— Je vais les rejoindre, prévenez-moi quand nous arriverons.
Quand Ander pénètre dans la cabine royale, il manque défaillir tant le choc thermique est colossal. Davosa et Tiana sont emmitouflées dans leurs fourrures, et la générale utilise son pouvoir de radiance sur une petite plaque verticale de curiom placée entre elles. L'artefact dégage une telle chaleur que l'air au-dessus de lui se dilate. Ander jette son manteau sur un canapé puis fixe la femme et l'adolescente d'un regard espiègle :
— Débarrassez-vous de vos fourrures, vous allez mourir de chaud à force de craindre d'avoir froid. Et Davosa, économisez votre pouvoir, on risque d'en avoir besoin.
— On se gèle davantage ici qu'à Oulane, alors qu'on y est moins loin de l'équateur, je ne comprends pas, assène Tiana.
— Les climats continentaux et côtiers doivent être différents, suppose Ander.
Tiana frissonne, et ses joues rougies par la chaleur pâlissent subitement :
— Ou c'est peut-être le froid de la mort...
— Ne dis pas de sottises, souffle Ander, à peine plus rassuré. Cette histoire de sorciers qui réveillent les cadavres n'est sûrement qu'une fable. Davosa, vous en pensez quoi ?
La générale rentre ses bras dans sa fourrure et l'artefact cesse aussitôt de chauffer :
— Je me dis que ce n'est pas impossible, mais ce serait très complexe. Cela ferait appel à des disciplines magiques différentes. Biomancie pour réparer ou préserver le corps, neuromancie pour restaurer la psyché, spiritisme pour rappeler l'esprit du défunt... Il faudrait que ces soi-disant sorciers soient à la fois très compétents et très expérimentés dans ces domaines. Sans compter l'hostilité de la population. À leur place j'aurais peur de finir brûlé sur un bûcher.
Ander acquiesce, puis se dirige vers son coffre. Il en sort ses tablettes de curiom puis s'installe au bureau de la cabine. Le métal magique doré est creusé d'une multitude de caractères, formant des mots, des phrases. Il y a des messages de plusieurs dignitaires, suite à sa prise de Grinlandia. Surtout des accusés de réception, des encouragements, des félicitations, des propositions d'alliance ou de commerce. Mais le message du général Felvia, le dirigeant de Scovia placé par Ander, attire son attention :
"Messire. Un spaciomancien nommé Kyn, un exilé scovien inconnu, souhaite urgemment vous parler. Il prétend que vous êtes en danger. Il refuse de nous en dire davantage. Son grand pouvoir nous a impressionné. Il est dangereux. Nous le gardons sous surveillance en attendant vos ordres. Felvia."
Kyn ? Ander ne connaît pas du tout ce nom. Un dangereux spaciomancien, voilà autre chose. Veut-il le prévenir de ce qui se trame chez les sorciers de Baffine ? Impossible, comment aurait-il pu savoir qu'Ander s'y trouvera bientôt ? Un autre danger, alors ? Cela n'a pas de sens. Il attrape le crayon de curiom puis répond :
"Felvia, nous sommes en mission, impossible de recevoir cet homme pour le moment. Faites-le patienter."
Ander tord sa bouche et hésite à compléter. Il met son éthique de côté devant la menace mentionnée puis écrit :
"Utilisez vos moyens pour connaître ses intentions. Limitez la violence."
Le village portuaire de Lemieu brille par sa simplicité. Quelques sobres pontons de bois arrimant des bateaux de pêche, de modestes maisons de pierre et de tuiles aux larges cheminées, un marché central occupé d'une poignée d'étals permanents, deux ou trois échoppes. Et une mairie qui toise le tout du haut d'un monticule cerné de sapins. Rien d'extravagant, et rien de surprenant, hormis l'absence totale de sa population dans les rues. Seule la fumée sombre s'échappant du foyer de la mairie semble témoigner d'une quelconque activité humaine.
Les trois galions essaiment leurs canots remplis d'hommes. Ces derniers accostent aux pontons, s'avancent sur les quais, puis constituent des groupes pour explorer les rues vides du village, tous restant aux aguets de la moindre menace. Au bout du marché central, Ander, Tiana et les généraux font face à la mairie avec leur large escorte. Dans le silence seulement percé du bruit des vagues et des mouettes, la voix d'Araklès retentit :
— Au nom du Roi Ander de Kanera et des forces alliées scoviennes et atalantes, nous vous ordonnons de vous présenter devant nous ! La Canamérie a été prise et Jorvassine n'exerce plus aucun pouvoir ! Nous venons en paix et pour la seule protection de vos intérêts !
Au bout de quelques longues minutes d'immobilité frigorifiante, la porte du bâtiment s'ouvre et laisse passer un homme d'âge mûr emmitouflé dans des couvertures, les yeux éteints. Il demeure immobile, sans répondre. Perplexe, Araklès demande, haut et fort :
— Qui êtes-vous ? Où sont les autres habitants ?
L'homme baisse la tête, mutique. Puis son corps, sa tête, sont agités de tremblements. Inquiets, les militaires tendent leurs mains, craignant une ruse ou un sortilège, mais Tiana les arrête, puis souffle :
— Il pleure. Cet homme est ravagé par le chagrin.
Ander et les généraux Araklès et Davosa observent Tiana prodiguer des soins biomanciques à l'homme affalé dans un fauteuil. Les mains de la jeune princesse, posées sur la tête dégarnie, insufflent sérénité et espoir et dissipent tristesse et mélancolie. Peu à peu, le visage de l'homme reprend vie et couleurs, ses yeux se rallument et se posent sur le décor, puis sur les visiteurs. Le petit salon de la mairie offre une ambiance chaleureuse, avec sa large cheminée allumée, ses tapisseries, son mobilier de bois massif et ses poutres apparentes. L'homme soupire de soulagement, humant les effluves du feu crépitant, puis souffle, de son accent haché :
— Merci. Je croyais que tout était perdu.
— Qui êtes-vous ? demande doucement Araklès. Et que s'est-t-il passé ?
— Je m'appelle Pol, je suis un des pêcheurs de Lemieu, c'est mon village depuis toujours. J'étais au large, en train de travailler, quand j'ai vu de loin ce navire débarquer au port. Je le connaissais, il fait parfois la navette avec Grinlandia, alors je ne me suis douté de rien...
L'homme laisse échapper quelques larmes, puis déglutit et reprend :
— J'étais le dernier pêcheur encore en mer. Quand je suis rentré, la navette était repartie. Et le village... désert. Ma famille... disparue. J'ai fouillé partout... rien.. Personne. Pas même le Maire. Alors j'ai attendu ici, à la mairie, en espérant que quelqu'un viendrai... d'autres rescapés... ou des secours.
— Rescapés ? s'étonne Davosa. Rescapés de quoi ?
Le pêcheur darde sur la générale un grand regard humide :
— De l'enlèvement. Les habitants ont été enlevés, je n'ai pas le moindre doute. Des bandits auraient pillé, volé, détruit et tué. Des guerriers aussi auraient laissé des traces. Là, je n'ai trouvé aucun signe de combat, de lutte, de vol ou de destruction.
— Qui les a enlevés ? Pourquoi ? Et qui était dans la navette ? intervient Ander.
— Je... l'ignore.
— Ce sont des magiciens ?
L'homme tressaille et baisse les yeux.
— Des sorciers qui ressuscitent les morts ? précise le jeune Roi.
Cette fois, le rescapé sursaute, puis s'enfonce davantage dans son fauteuil, la bouche tordue, en murmurant d'une voix tremblante :
— Vous... vous les connaissez ?
— Non, rassurez-vous, nous n'avons rien à voir avec eux. Mais nous avons entendu quelques rumeurs. Maintenant, il va falloir nous dire tout ce que vous savez pour aider ces pauvres gens.
Tiana sent la détresse envahir de nouveau le pêcheur, aussi elle réitère son sortilège de biomancie en apposant ses mains sur sa tête. Enfin apaisé, il commence :
— Tout les habitants de la péninsule de Baffine connaissent l'existence d'une citadelle de magiciens, à moitié enterrée dans des montagnes, au Nord. Ils sont là depuis des générations, mais ne sont jamais intervenus dans la politique d'aucuns de leurs voisins. Ils semblent attacher autant d'importance à leur discrétion qu'à leur tranquillité. Mais ce secret excite l'imagination des gens, qui parlent et aiment inventer des histoires complètement folles à leur sujet.
— Donc les rumeurs sont fausses ? demande Davosa.
— Je n'ai pas dit cela...
Le pêcheur marque un silence. Suspendu à ses lèvres, l'auditoire sursaute quand une des bûches de l'âtre craque en projetant quelques particules de braises dans l'air. Le conteur poursuit, d'une voix plus grave :
— Ils sortent parfois de leur retraite, pour acheter des vivres, des biens de première nécessité, du bétail. À ces occasions ils proposent leurs services. Des guérisons, des soins. Mais ils se procurent aussi des corps. Des cadavres. Souvent des miséreux, fournis à bon prix par les autorités. Soi-disant pour leurs recherches en anatomie et pour leur enseignement.
— Ils prennent des élèves ? s'étonne Ander.
— On connaît tous des jeunes gens avec quelques dons, qui sont allés un jour frapper à leur porte. Ils donnent quelques nouvelles la première année, puis plus rien, et on ne les revoit presque jamais. Parfois on en croise quand ils vont faire leur marché. Mais ils sont devenus différents. Froids et distants. Lugubres. Ils ignorent même leur propre famille. Du moins ceux qui osent les approcher.
L'auditoire frissonne. Ander réprime les sursauts de son ventre et essuie son visage humide de sueur. Il regarde Tiana. Le teint de sa sœur est livide même sous les reflets orangés et dansants du feu de cheminée.
— Ce qui fait exploser les rumeurs, reprend le pêcheur, c'est quand un villageois des environs de la citadelle prétend avoir vu déambuler un mort dans les montagnes. Pire, un jour, un éleveur a soutenu avoir reconnu un cousin à lui, un attardé mental décédé quelques mois plus tôt et donné aux magiciens. Le corps pourrissant errait dans la campagne. Quand le pauvre homme l'a reconnu, il est tombé dans les vapes. À son réveil, il a fouillé partout, mais le cadavre ambulant avait disparu.
— Tous ces gens ont peut-être rêvé, ou eut des hallucinations ? propose Ander d'une voix vacillante, sans grand espoir.
Le rescapé secoue tristement la tête :
— Je ne crois pas. Pour moi, les magiciens ressuscitent les morts. Ils ont manqué de matière, et sont venus enlever les habitants de Lemieu pour leurs expériences. Je n'ai plus aucun doute.
Chapitre 5 – Méfiance
Kyn dévore. Le repas qu'on lui a apporté dans sa chambre est le même menu que celui des ministres. Il a l'impression qu'il n'a pas goûté à ce genre de saveurs depuis des siècles.
Felvia ne s'est pas fiché de lui. Outre l'excellente nourriture, Kyn jouit d'une suite seigneuriale dans le quartier des aristocrates, au dernier étage du palais de Sinasco, la capitale scovienne. Évidemment, Kyn n'est pas dupe. La horde de soldats qui l'a accompagné est certainement restée à proximité. On le surveille, autant qu'on le craint. Le général Felvia a cédé à ses caprices, espérant qu'ainsi le vieux spaciomancien ne tentera rien de stupide et se tiendra tranquille. Par ailleurs, Kyn suppose que le bénéfice du doute lui a été accordé. Il est très puissant, il détient des informations sur la sécurité menacée du Roi Ander, alors jusqu'à preuve du contraire on le traitera bien.
Parfait.
Kyn est rassasié et échappe une série de rots retentissants. Les bonnes manières ont été laissées des décennies derrière lui. Qui offusquera-t-il de toute façon ? Les miroirs, peut-être ? Il a une désagréable impression. Il se lève et se dirige vers son reflet le plus proche, occupant un grand miroir ovale au cadre argenté. Il passe un doigt sur son bord, et observe l'absence de poussière. Il répète le même geste sur un tableau voisin, et fixe la fine couche grise recouvrant la pulpe de son index.
Le miroir a donc été installé très récemment.
Kyn attrape une fourchette et gratte la couche d'argent du cadre du miroir jusqu'à dévoiler son cœur de curiom.
Il grogne, puis s'esclaffe :
— Vous êtes ridicules ! Vous me prenez encore pour un imbécile... Je vous conseille de rapidement retirer vos petits jouets si vous y tenez. D'ailleurs, je n'ai pas envie de vous attendre.
Kyn se saisit d'un vase trônant sur un petit piédestal, puis arme ses bras en direction du miroir.
Une voix retentit derrière lui :
— Ce sera inutile, reposez cela.
Le vieux spaciomancien se retourne sur le général Felvia. Ce dernier fronce les sourcils et approche d'un pas martial, les bras dans le dos. Kyn repose le vase puis défie son hôte du regard :
— Vous avez fait placer des artefacts de surveillance dans mes appartements. Il s'agit de curiom enchanté avec des sortilèges de spaciomancie. Vous avez sérieusement cru que je ne m'en apercevrai pas ?
— Pas aussi tôt, en tout cas.
Felvia fait un geste vers la porte d'entrée restée ouverte. Une poignée de gardes entre et entreprend de récupérer des miroirs, des bibelots et des billes de curiom dissimulées. Le général attend que ses hommes soient sortis et aient refermé la porte, puis il toise le vieil homme en soupirant :
— Qu'est-ce que je vais faire de vous, Maître Kyn ? Vous êtes indéniablement doué. Dangereux. Imprévisible. Difficile à duper.
— Merci pour les flatteries. Vous connaissez le but de ma venue, alors qu'attendez-vous pour vous exécuter ?
Felvia lève le menton et fait claquer sa langue plusieurs fois :
— Ce n'est pas aussi simple. Le Roi Ander a reçu mon message, mais il est en mission et ne peut accéder à votre demande d'audition. De plus il aimerait en savoir davantage sur vous avant de se prononcer. Vous restez un parfait inconnu pour tout le monde, même pour vos concitoyens. Je ne doute pas que vous soyez d'origine scovienne, vous connaissez notre salle de transfert, vous avez notre accent. Mais rien ne me prouve que vous êtes animé de bonnes intentions. Rien ne m'assure que vous n'êtes pas à la solde de la Reine Evemère de Coralia, ou de quelqu'un d'autre.
— Je n'ai que faire de Coralia ou de sa Reine, je n'agis que pour le bien de mon pays. Pour le bien du monde. De la sécurité du Roi Ander peut dépendre la vie de beaucoup, vraiment beaucoup de gens.
— Dans ce cas expliquez-vous.
— Impossible. Il y a trop de personnes dont je doive me méfier, et vous en faites partie. Si mes informations venaient à tomber dans les mauvaises oreilles, tout serait perdu.
Felvia secoue la tête et renifle :
— Nous voilà bien avancés. Nous nous méfions l'un de l'autre. Votre séjour ici risque de durer...
Kyn sourit, puis lâche :
— Vous ne seriez pas en mesure de m'empêcher de partir, Général. Je reste parce que je le veux bien, parce que ma mission est importante. Écoutez, vous allez écrire de nouveau au Roi Ander. Vous avez de quoi noter ?
D'un geste désinvolte, le militaire indique à Kyn le bureau de la chambre. Le spaciomancien hésite, agacé par l'allure hautaine de son hôte, puis file vers le bureau. Il sort d'un tiroir un parchemin vierge et une plume qu'il trempe dans un encrier, puis sans prévenir il invoque un petit portail où il jette le tout. Felvia, dérouté, amorce déjà un mouvement de défense, mais le parchemin et la plume apparaissent devant lui. Il les attrape par réflexe, puis s'indigne :
— Ne refaites jamais ça !
Les soldats en faction devant la porte entrent en trombe, alertés par l'ouverture d'un portail non autorisé. Felvia les rassure et les congédie, puis se retourne vers Kyn :
— Vous aimez faire la démonstration de vos talents, vieil homme, c'est très puéril. Continuez, et nous seront forcés de paralyser votre pouvoir avec des menottes de curiom.
— Cessez de me provoquer dans ce cas. Si je vous demande de noter, c'est parce que je n'ai pas écrit depuis des lustres, vous n'arriveriez pas à me relire. Et je n'ai pas des mains aussi jeunes que les vôtres. Vous êtes prêt ?
Felvia arme sa plume et hoche la tête. Kyn se lance :
— Le vitriole est dangereux. Ceux qui le réclament le sont davantage. Ils ignorent quel désastre ils font courir au monde et à vous en particulier. Je peux vous sauver. Faites-moi venir à vous sans attendre avant qu'il ne soit trop tard.
Quand le général lève sa plume, il se relit, fronce les yeux, puis les lève vers Kyn :
— Qu'est-ce que le vitriole ? Qui le réclame ?
— Le Roi Ander comprendra, et libre à lui de vous expliquer s'il le juge nécessaire.
Chapitre 6 – Allen
L'armée d'Ander est en marche vers le Nord, s'enfonçant à l'intérieur des terres, en direction de la citadelle et sur le chemin d'Allen, le plus proche village dont le pêcheur leur a indiqué l'itinéraire. Allen est une bourgade hors de la juridiction de Grinlandia et de Jorvassine, donc potentiellement hostile. Ander espère que l'arrivée d'un millier de soldats les dissuadera d'entreprendre une quelconque résistance.
Le paysage qui défile est désolant, triste et lugubre. Des broussailles rachitiques, des arbres clairsemés qui peinent à survivre, un relief torturé couvert de roches sombres, et surtout de la boue, beaucoup de boue. La grisaille qui règne en maîtresse charrie des rafales glaciales et fouette les guerriers d'une humidité acérée. Les occasionnels crachins sont autant de promesses de pneumonies. Aussi, quand les conditions deviennent insupportables, Ander autorise ses magiciens radiants à diffuser de la chaleur et ses télékinésistes à repousser le vent et la pluie. Un nécessaire gaspillage d'énergie. Tiana et Davosa, à ses côtés, soupirent de soulagement quand l'artefact, activé par la générale kanerante, chauffe et fait s'élever dans les airs des volutes de condensation.
Araklès, le général atalante, range sa longue-vue à sa ceinture puis pointe un doigt vers le Nord-Est :
— Allen n'est plus très loin, messire. Là-haut, sur cette colline. J'y distingue plusieurs fumées de cheminée.
Ander fixe l'endroit indiqué mais ne voit rien, pas l'ombre d'une trace de vie. L'artefact de l'atalante est redoutable.
— Nous allons donc avoir un comité d'accueil, lâche le Roi. Quand nous serons à proximité, nous préparerons nos biomanciens et nos neuromanciens à mesurer leur état d'esprit.
— Je suis prête, assure Tiana.
Quand les premiers toits sont visibles à l’œil nu, la sœur du Roi quitte le groupe de commandement pour rassembler une unité de magiciens et s'avancer en amont de l'armée. Ensemble, ils unissent leurs pouvoirs pour évaluer l'émotion dominante et l'intention principale qui émane de la ville. De retour, Tiana, rapporte ses résultats à son frère et aux généraux :
— La colère domine sur la bourgade. Ils n'envisagent pas de nous laisser entrer, ni de combattre, mais nous avons senti un petit groupe se diriger vers nous.
— Alors nous allons faire halte et les recevoir. Nous pouvons installer le campement, nous dormirons ici cette nuit.
Ander circule parmi les magiciennes et les magiciens qui constituent son armée, observant les télékinésistes élever les tentes par magie, les radiants chauffer les plats pour la pitance du soir, et les biomanciens prodiguer quelques soins aux premiers enrhumés. Il répond aux signes de tête respectueux qui lui sont adressés et donne quelques encouragements. Quand la tente de commandement a fini d'être montée, il s'y installe avec Tiana et ses généraux. L'artefact chauffant a déjà fait s'élever la température intérieure de quelques maigres degrés. Ander s'assied sur son lit de camp et ouvre son coffre placé en guise de table de chevet. Il en sort ses tablettes de curiom pour avancer dans ses correspondances en attendant les émissaires de la bourgade d'Allen. Rien de très utile ni intéressant, hormis la réponse de Felvia qu'il attendait impatiemment :
Messire. Kyn est incontrôlable et insondable. Nous doutons même de pouvoir le retenir. Néanmoins il insiste pour vous rencontrer. Il vous adresse cet obscur message : Le vitriole est dangereux. Ceux qui le réclament le sont davantage. Ils ignorent quel désastre ils font courir au monde et à vous en particulier. Je peux vous sauver. Faites-moi venir à vous sans attendre avant qu'il ne soit trop tard.
Ander sursaute. Il relit plusieurs fois pour être certain d'avoir bien compris, puis commence à transpirer malgré le froid.
Comment cet inconnu peut-il avoir connaissance du vitriole ? Et de ceux qui le réclament ? Aucun doute possible, le nommé Kyn connaît l'existence de Sola, le puissant artefact que détient Ander de par sa mère et sa grand-mère. Kyn sait aussi que l'artefact est fait de vitriole, cette matière proche de la glace mais dont l'agencement cristallin le rend parfait pour les enchantements, meilleur même que le curiom. Kyn semble aussi savoir que les Atalantes recherchaient Sola, et ses deux jumelles Terae et Elune, pour les détruire. Il a délibérément utilisé le terme "vitriole" car il savait que Felvia ne comprendrait pas. Donc il se méfie de Felvia.
Et surtout, Kyn prétend que les Atalantes sont dangereux pour le monde et pour lui, mais qu'il peut tout arranger...
Ander coule un regard vers Araklès, le général Atalante. L'homme se frictionne près de l'artefact chauffant, ignorant qu'Ander l'observe. Il a été fiable et très compétent jusque-là, aucune raison de douter de lui, mais il est vrai que ses correspondances avec le sénat atalante et Timée, son représentant, sont toujours secrètes. Et il est vrai qu'Ander a promis la restitution de Sola quand les deux autres pierres seront retrouvées, mais en a-t-il vraiment envie ? Sa relation avec le puissant artefact est quasi fusionnelle... du moins pour lui.
Il s'allonge sur son lit de camp, saisit la petite pierre bleue qui pend à son cou, puis ferme les yeux.
— Sola, je dois te poser une question.
— Je t'écoute, Ander.
— Est-ce que le nom de Kyn, un puissant spaciomancien scovien, t'évoque quelque chose ?
— Non, désolée. Pourquoi ?
— Cet homme connaît ton existence, et le fait que les Atalantes te réclament.
— La scovienne Favellska, la puissante spaciomancienne de Valdo II, connaissait aussi mon existence, non ?
— Favellska ne connaissait pas le vitriole, ni la mission des Atalantes. Ce Kyn souhaite me rencontrer pour me protéger et prétend que les Atalantes sont dangereux...
— Bien sûr que les Atalantes sont dangereux. Tôt ou tard ils voudront que tu me restitues, Ander. Pour me détruire, moi et mes jumelles.
— Tu sais bien que je ne laisserais jamais faire cela.
— Nous verrons bien... Mais j'ai confiance en toi, et en Tiana... À bientôt Ander.
— Attends !
Sola a coupé le lien télépathique. Elle fait cela de plus en plus souvent, et tiens les conversations de moins en moins longtemps. Ander ignore pourquoi, mais cela l'inquiète, pourtant la pierre refuse d'aborder ce sujet.
La voix de Davosa Freya retentit, dissipant ses pensées grises :
— Messire, les émissaires d'Allen sont ici !
Ander bondit de son lit de camp et range précipitamment ses tablettes de curiom dans le coffre, puis il se redresse et défroisse sa tenue :
— Faites les entrer, sous bonne garde.
Une vieille femme et deux hommes d'âge mûr, vêtus d'amples manteaux bruns et de grossières capes de laine, toisent le haut commandement de leurs yeux bleus perçants légèrement bridés. Une demi-douzaine de soldats de l'armée d'Ander, en retrait, se tient sur le qui-vive. Comme les inconnus restent mutiques sous leurs faciès provocateurs, Davosa Freya, d'une froide formalité, entame les présentations :
— Vous avez l'insigne honneur d'être reçus par le Roi Ander, souverain de Kanera, et suzerain de Scovia et de la Canamérie récemment vaincue. Sa Majesté est l'allié des Atalantes dont le général Araklès, ici présent, est le représentant. La princesse Tiana est la sœur de sa Majesté. Et moi-même je suis la générale Davosa Freya, commandante des armées kanerantes.
— Il n'y a aucun "insigne honneur" nous concernant, jette la vieille femme sans même se présenter. Nous sommes venus à votre rencontre à contrecœur, pour exiger que vous quittiez immédiatement les lieux.
Le ton est donné, songe Ander. Davosa se raidit :
— Notre armée va camper ici pour la nuit, donc nous ne quitterons les lieux que demain à l'aube, pour reprendre notre route vers la citadelle.
— Vous perdez votre temps, la citadelle ne vous recevra pas.
Ander sent la tension de sa générale passer un cap. Les mains de la radiante grésillent déjà, mais elle se contient et rétorque :
— Nous ne demandons pas à être reçus, nous recherchons un criminel qui doit répondre de ses actes devant le peuple canamérien. Tout porte à croire qu'il se terre à la citadelle. Peut-être avez-vous vu passer le Roi déchu Jorvassine près de votre village ?
— Non. Mais s'il s'est rendu à la citadelle, son sort est déjà scellé.
— Que voulez-vous dire ?
— Vous avez juste besoin de savoir que vous perdez votre temps ! Repartez d'où vous venez.
Ander, stoïque, fait un pas vers le trio de villageois :
— Sinon quoi ?
Sans même regarder le Roi, la vieille femme bombe la poitrine et esquisse un sourire contrit :
— Sinon ces terres vous maudiront, comme elles l'ont toujours fait avec les étrangers.
— Donc les habitants de Lemieu sont des étrangers sur ces terres, selon vous ?
La vieille émissaire d'Allen écarquille à peine les yeux, puis les plisse avant de les poser sur Ander :
— Ces gens sont des canamériens, pour la plupart. Comme la majorité des populations de la côte. Je suppose que la fuite de leur souverain a fait disparaître leurs dernières protections. Ils sont désormais livrés à eux-même, faibles, vulnérables. Je ne suis pas surprise qu'ils aient été victime de la malédiction.
— Je n'ai pas mentionné cela. Vous vous êtes trahie vous-même.
Une éphémère étincelle de haine anime les yeux de la femme, puis son sourire condescendant réapparaît de plus belle :
— Je me moque de votre rhétorique, Roi de Kanera. Vous êtes prévenu. Adieu.
Un silence de mort accompagne la volte-face des émissaires d'Allen et leur sortie de la tente, en compagnie de leur escorte kanerante. La bourrasque glacée qui vient gifler le commandement sort le général Araklès de sa stupéfaction :
— Messire, un mot de vous et on retient ces idiots pour les faire parler !
— Ils en savent beaucoup, c'est certain. Mais je ne déclarerais pas la guerre le premier. On campe ici comme prévu, et on organise de solides tours de garde. Envoyez des espions fiables aux alentours d'Allen. Ordonnez aux spaciomanciens d'ouvrir des brèches dans le village pour observer leur activité. Et aux neuromanciens d'essayer de lire ce qui se cache dans la tête des dignitaires. Mais avec discrétion et prudence. Personne ne doit prendre le risque de se faire repérer. Demandez aussi aux biomanciens de guetter le moindre signe inhabituel de malaise parmi nos soldats. Tiana, général Araklès, générale Freya, allez donner vos ordres, je vais reprendre ma correspondance.
Ander regarde son commandement sortir de la tente, puis soupire. Il ne peut s'empêcher d'être inquiet, et d'accorder suffisamment de crédit à ces menaces de malédictions pour se sentir à l'étroit dans sa tenue de Roi. A-t-il mené ses hommes à leur perte ? La vision d'une meute de cadavres ambulants venant kidnapper ses soldats le hante déjà...
Il retourne à ses tablettes et pense écrire d'abord à Hiran Soloman, le doyen du Conseil de Kanera à qui il a confié le royaume en son absence. Le vieux magicien a été son professeur et son ami et il a toute sa confiance. Ander pose un stylet de curiom sur la tablette assortie et trace :
"Cher Maître Hiran, un exilé Scovien nommé Kyn et maîtrisant la spaciomancie a rencontré le Général Felvia pour demander à me voir de toute urgence. Je souhaiterais que vous l'accueilliez pour l'évaluer et cerner ses véritables motivations. Il sait des choses que nous seuls savons. J'ai confiance en vos méthodes. Je me fierai à votre jugement pour la suite."
Ander repose la tablette d'une main tremblante. Le temps que la réponse lui parvienne, il sera peut-être déjà trop tard. Le poison qui flotte dans ces contrées lui contamine déjà l'esprit. Et il va probablement hanter sa nuit à venir.