C’était la seconde fois en peu de temps que le palais royal se retrouvait pris dans une telle effervescence. Cette fois-ci pourtant, des sourires guillerets illuminaient les visages des domestiques, et les préparatifs avançaient bon train. Il était agréable pour tous de s’activer autour des fiançailles du jeune prince, et chacun avait à cœur de laisser derrière lui le triste évènement qui avait secoué la noblesse Elhystienne quelques jours plus tôt. Même si la disparition tragique d’Andrev était encore dans tous les esprits, une atmosphère plus légère et détendue s’était installée entre les murs du château.
Nemyssïa n’était pas retournée voir Mary depuis plusieurs jours. Elle avait dû s’occuper de mille choses et ses obligations l’avait tenue loin de la demeure Gran-Cervetez. Elle avait croisé son frère plusieurs fois depuis leur altercation, et leurs rapports étaient restés courtois, quoique glaciaux. Il ne lui avait pas pardonné son emportement. Pourtant, il faudrait bien qu’il ouvre les yeux sur la véritable nature de son beau-père sans quoi le royaume risquait de connaitre des jours bien sombres. Akaran ferait en sorte qu’Ethyer soit un pantin entre ses mains, et il ne pourrait pas compter sur le soutien de sa femme, cette gourde de Corelle, pour le garder sur les rails. Ce matin-là, elle venait d’écrire une dizaine de lettres destinées à la haute-bourgeoisie en vue des fiançailles, et son poignet commençait à la lancer. Elle avait besoin d’une pause et elle se prit à penser à sa sœur. Que devenait Eyanna, était-elle déjà sur Eljane ? Les nouvelles ne circulaient pas vite entre Elhyst et Candala, et aucune information n’était parvenue à son oreille depuis son départ. Qu’aurait fait Eyanna si elle avait encore été là ? Elle aurait probablement musardé dans son jardin, avant de faire un saut aux écuries. Cette occupation qu’elle avait toujours trouvée incompréhensible chez sa sœur lui paraissait aujourd’hui bien attractive. Et pourquoi pas après tout, il y a bien longtemps que je ne suis pas descendue jusqu’aux haras, se dit-elle.
Lorsqu’elle pénétra dans les écuries, elle fut aussitôt saisie par une forte odeur de fumier ; ce n’était pas pour rien si elle ne venait jamais par ici. Elle n’avait jamais compris comment sa sœur pouvait autant apprécier patauger dans les excréments des chevaux et respirer cet air qui piquait la gorge. Une fois sa répulsion maîtrisée, elle se concentra sur l’endroit : ici, un autre genre d’agitation prédominait. Un palefrenier pressé manqua de la bousculer et ouvrit de grands yeux hagards lorsqu’il reconnut la princesse. Il balbutia quelques excuses incompréhensibles avant de repartir aussi sec. Autour d’elle, les autres garçons d’écurie courraient dans tous les sens sous les ordres de l’écuyer commandant. Une voix dans son dos la fit sursauter :
— C’est Belina, elle va mettre bas d’un instant l’autre.
Elle se retourna et se trouva nez à nez avec un beau jeune homme au sourire sincère. Le fils Pardifles, dont le père était un éleveur de renom, comptait parmi ses prétendants les plus assidus. Mais il n’appartenait pas à la noblesse et bien qu’elle ne fût pas indifférente à ses charmes, les choses n’iraient jamais plus loin entre eux.
— Melorm, comment allez-vous ? répondit-elle. Cela fait bien longtemps que nous ne nous sommes croisés.
— Bien trop longtemps à mon goût si vous voulez mon avis, acquiesça-t-il en s’inclinant légèrement. Et je suis fort surpris de vous trouver ici. S’il y a bien un endroit dans lequel je ne pensais pas vous voir…
— La vie peut être surprenante parfois. Alors, que se passe-t-il donc ici ?
— C’est Belina, la jument. Voilà quelques mois qu’elle a été ensemencée par le palefroi de votre père, et il semblerait qu’elle soit sur le pont de mettre bas.
Une magnifique jument à la robe blanche immaculée tournait sur elle-même dans son box. Elle était agitée et paraissait anxieuse. Elle ne cessait de se coucher et de se relever en expulsant des petits hennissements nerveux.
— C’est pour bientôt, souffla le jeune homme.
— Comment voyez-vous ça ?
— Son comportement. Vous ne sentez pas cette tension ? Elle bouge, elle tourne, elle a de légères coliques, elle est stressée. Et elle perd du lait depuis quelques jours. Même si d’habitude, le poulinage survient plutôt la nuit, il semblerait que notre Belina n’attende pas jusque-là.
Soudain, un liquide transparent s’écoula entre les pattes arrière de la bête. Puis lentement, Nemyssïa discerna deux petits sabots se frayer un chemin hors du vagin de la jument. Elle en hoqueta de surprise et se força à ne pas détourner la tête. Une petite vie émergeait timidement sous ses yeux. Les sabots gagnèrent encore quelques pouces, avant de s’immobiliser durant de longues secondes. Un claquement de doigts retentit, et trois palefreniers entrèrent dans le box muni d’une corde.
— Qu’est ce qu’il se passe ? demanda Nemyssïa.
— Les sabots sont mal orientés, expliqua le jeune homme. Les plantes devraient être vers le bas. Ils vont l’aider.
Effectivement, les garçons d’écurie attachèrent leur corde aux pattes avant, puis tirèrent d’un geste régulier afin d’aider la jument à expulser le poulain. Nemyssïa retint son souffle alors que la tête apparaissait. Finalement, le reste du corps suivit sans trop de difficulté. Lorsque le nouveau-né se retrouva au sol, les palefreniers sortirent silencieusement du box.
— Pour qu’ils fassent connaissance, commenta Melorm. C’est important de les laisser ensemble. Elle va l’aider à se lever. Nous allons sortir maintenant, pour qu’ils soient tranquilles.
Nemyssïa retourna vers ses appartements, heureuse du moment qu’elle venait de vivre. Si on lui avait dit il y a quelques mois qu’elle assisterait à ça, elle aurait probablement paniqué. En se mettant à la place de sa sœur, elle avait un peu mieux saisi cette passion qui l’animait, qui la poussait constamment à prendre le contrepied de ce qu’on attendait d’elle ; elle avait besoin de liberté. L’espace de quelques instants, elle avait oublié ses soucis. Elle avait occulté Mary et ses révélations dérangeantes. Mais de la même façon que lorsqu’on tente d’ignorer une pensée, celle-ci s’impose à vous, les propos de Mary revinrent bien vite la hanter.
La famille Gran-Cervetez avait été l’une des plus respectées et des plus riches qu’ait comptée Elhyst en son temps, bien plus puissante que celle du père d’Emri Akaran. Elle avait bâti sa réputation et sa fortune principalement sur le commerce de spiritueux, qu’elle exportait directement d’Abysse. Ses excellents rapports avec l’une des familles aisées du Gouffre, concrétisés par l’union des parents de Lona, la cousine de Mary, avaient grandement contribué à leur développement. Mais les Gran-Cervetez avait pris leur essor lorsqu’ils avaient mis en place un système de banque au sein de la ville-haute. Leur activité s’était envolée et ils étaient alors devenus les créanciers de la moitié de la noblesse elhystienne, dont le Roi Kelfyer, le père de Déleber. Le despote voyait d’un mauvais œil l’ascension fulgurante des Gran-Cervetez, qui éclipsait sa propre notoriété, d’autant plus qu’il était lui-même devenu leur débiteur. Kelfyer avait alors multiplié les alliances afin de rester l’homme puissant du royaume. Il avait depuis longtemps orchestré l’union de son aîné avec la fille du Bras Jisélion Derbeniss. Les deux monarques avaient grandit ensemble et ils avaient planifiés alors le mariage de leurs futurs enfants. Puis il avait ensuite promis son cadet –Althaer– à la jeune Doline, fille du Pharamin d’Abysse. En s’alliant à deux des plus grandes puissances d’Eryon, il s’était ainsi assuré leur appui inconditionnel. Sauf que…
Déleber, pour des raisons obscures, avait damé le pion à son frère et s’était amouraché de Doline. A l’époque ivre de rage, Althaer avait préféré disparaître, et personne n’avait eu de ses nouvelles pendant des années. Le mariage entre Déleber et Jilène n’ayant donc pas eu lieu, Jisélion s’était senti floué, et avait pris le parti d’épouser lui-même sa propre fille, comme l’avait toujours préconisé son aïeul Elhon. Un acte malheureux que Jilène ne pardonnerait jamais à Déleber en lui vouant une haine farouche. Les rapports entre la Fière et la capitale s’étaient lourdement dégradés, et seule la promesse du Pacte ancien avait empêché les choses de dégénérer. Kelfyer, déjà tristement célèbre pour son autoritarisme, était alors devenu un tyran patenté en écrasant résolument toute forme d’opposition. Se pensant malgré tout intouchables, les Gran-Cervetez avaient fortement décrié le comportement oppressif du monarque, ce qui les avaient placés dans son viseur. Puis en cette année 546, l’impensable s’était produit : Alors que le jeune Déleber n’avait que vingt-et-un ans, son père avait lâchement été assassiné. Et l’archiprêtre de l’époque, l’ambitieux et effroyable Guernicel, avait alors récupéré la conduite du royaume pour deux ans. Deux années terribles où Candala, sous le joug impitoyable du Sanctissime Leistung, avait instauré un climat de terreur à travers tout Eryon. Guernicel avait facilement réglé le problème de la popularité des Gran-Cervetez. Sur la base d’une dénonciation anonyme, il avait envoyé au bucher les instigateurs présumés de l’assassinat du roi. Accusés de régicide, les parents, le grand-frère et l’oncle de Mary avaient brûlé sur la place publique.
Lorsque Mary lui avait raconté l’histoire de ses ascendants, elle avait adopté une voix froide, dénuée d’émotion. Complétant ce que Dame Eline lui avait déjà appris, son récit avait achevé d’horrifier Nemyssïa. C’est seulement après de longues minutes de silence qu’elle lui avait alors demandé :
— C’est horrible Mary… tout ceci est terriblement triste et aucun mot ne pourrait exprimer la peine que j’éprouve pour votre cousine et vous mais… pourquoi mon père ? Qu’a-t-il à voir là-dedans ? Pourquoi le détestez-vous à ce point ?
Mary l’avait alors fixé de ce regard si dur, si perçant dont elle avait la teneur.
— Ton père, avait-elle sifflé la voix tremblante, nous a dénoncés. Même si l’histoire occulte son nom, il n’a pour nous rien d’anonyme. Il est celui qui a assuré à Guernicel avoir assisté au meurtre de Kelfyer.
Nemyssïa en était restée abasourdie.
— C’est impossible, pourquoi aurait-il fait ça, dans quel intérêt ?
— Pour récupérer le pouvoir avant le terme de la tutelle de l’église bien sûr ! En élucidant le meurtre de son père, il espérait ainsi reprendre l’autorité à l’archiprêtre. Celui-ci a sauté sur l’occasion, mais en prétendant que ma famille n’était que des complices, et qu’on ne pouvait être certain de l’identité de l’assassin, Guernicel a non seulement gardé le pouvoir, mais il s’est également débarrassé de ses détracteurs les plus virulents. Il a berné Déleber, qui n’a malgré tout été Roi que deux ans plus tard. Tu comprends maintenant ? Il a bluffé ! Il a tenté un coup de poker en dénonçant ma famille, et il a perdu, ça n’a servi à rien, les miens sont mort pour rien !
La voix de Mary s’était effondrée, et la femme si forte avait explosé en sanglots. Elle s’était pourtant vite ressaisit et avait de nouveau ancré son regard dans celui de la princesse.
— Tu comprends à présent ? avait-elle répété. Tu saisis pourquoi j’en veux tant à ton père ? Il a détruit ma famille. Pour rien…
— Pourtant, lorsque Akaran a fait accuser Sergue du meurtre de sa femme, c’est vous-même qui m’avait dit que mon père avait intercédé en votre faveur, ça n’a pas de sens…
— Cela prouve juste que Déleber est un homme intelligent et calculateur. Il n’avait aucun intérêt à ce que Sergue disparaisse. Ton père n’est pas celui que tu imagines Nemyssïa. Toute sa vie, il a dupé son entourage. A commencer par son frère en lui dérobant Doline, puis son propre père qu’il a par la même occasion mis en sérieux porte-à-faux. Ce qui a induit les troubles qui ont suivi. Bon sang Nemyssïa tu ne saisis donc toujours pas ? Si ton père avait tout simplement épousé Jilène Derbeniss, au lieu de céder à de banals sentiments, rien de tout cela ne serait arrivé ! Ma famille serait encore en vie !
Je comprends mieux la situation politique de ton territoire à présent.
Sans expliquer ce qu'il s'est passé, je pense qu'il faudrait plus insister sur la haine de Jilène envers Déleber au début de ton histoire. Jusqu'à présent, je pensais que c'était une simple intrigue politique alors que cela relève plus du crime passionnel et de la vengeance.
J'ai relevé un petit détail. Tu cites une date. "année 546", mais en référence à quoi? Le début de la dynastie, la création du monde ou autre chose?