— Bon sang Eyanna ! explosa Althaer en transperçant sa nièce d’un regard furibond. Nom de dieu ! Foutre de gamine écervelée ! T’as le cerveau constipé où quoi, pour débouler ici en pleine nuit ?! Mais qu’est-ce que tu fous ici ?
Eyanna n’en menait pas large, son oncle était dans une rage noire et gesticulait dans tous les sens. Les trois fanatiques avaient profité de son inattention pour se carapater sans demander leur reste. Elle rassembla le peu de courage qu’il lui restait et rétorqua d’une voix striées de larmes :
— Et toi ? Qu’est ce que tu magouilles ? Pourquoi est-ce-que tu sors la nuit ?
Surpris par la contre-attaque de sa nièce, Althaer marqua un temps d’arrêt. Ses yeux s’agrandirent et ses joues se gonflèrent à tel point qu’Eyanna se demanda s’il n’allait pas exploser. Aïe ! songea-t-elle.
— Depuis quand dois-je te rendre des comptes ! rugit-il en devenant cramoisi. T’es encore une pisseuse Eyanna ! Pour qui tu te prends pour exiger quoi que ce soit ! Je sais encore ce que je fais moi ! Contrairement à toi ! Et t’as foutu un sacré merdier ce soir ! Oui, un sacré merdier ma ptite! Tu n’imagines même pas dans quel pétrin tu viens de me mettre !
Eyanna n’y comprenait plus rien ; enfin quoi ? Elle l’avait quand même surpris en flagrant délit de trahison ! Il était en train de frayer avec les adeptes de l’Innommable lorsqu’elle était arrivée, elle ne l’avait pas rêvé ça ! Alors pourquoi réagissait-il comme ça ? Essayait-il de noyer le poisson ?
— Ne te moque pas de moi ! insista-t-elle avec véhémence. T’étais en train de manigancer avec les sombres ! T’es de cheville avec eux ! Je t’ai vu !
Cette fois, Althaer ne pipa mot. Il se contenta de dévisager sa nièce d’un air troublé. Elle prit alors toute la mesure de la dangerosité de la situation. Elle était seule, en pleine la nuit, perdue dans Candala, face à un mastodonte capable de lui briser la nuque d’une pression des doigts, et en train de l’accuser de félonie. Il s’approcha d’elle d’un pas lourd, et posa sa grosse main sur sa frêle épaule. Ce contact la fit tressaillir. Elle revit les deux têtes des fanatiques s’écraser l’une contre l’autre. Une main de tueur.
— Tu penses que… je suis un traître ? murmura-t-il.
Toute trace de fureur l’avait à présent déserté, et il semblait plutôt désemparé.
— Je ne sais pas, je ne sais plus que penser… tu… tu étais là, avec eux, qu’est ce que je suis censée imaginer ?
— Je comprends que les apparences puissent être contre moi Eyanna, mais d’un autre côté, tu n’étais pas censée être témoin de tout ceci.
Eyanna sourit faiblement.
— Ca devrait me rassurer ?
— Non… non, et je comprends ce que tu as dû ressentir, même si ça n’explique pas ta présence ici, ni que tu puisses douter de moi aussi rapidement.
— Explique-moi dans ce cas-là ! Dit-moi ce que tu faisais avec ces… illuminés !
— Ton père Eyanna, c’est ton père qui m’a chargé de ce travail. Il sait qu’une aînée se terre à Candala, et il m’a demandé de la débusquer. Ca fait déjà un moment que je gagne mes éperons au sein de leur ordre. Ca a été compliqué de gagner leur confiance. Tu parles ! Le frère du Roi! Mais bon, j’ai malgré tout endormi leur méfiance. J’ai fait des choses… des choses horribles ma nièce, et tu t’enfuirais en courant si tu connaissais la moitié de mes crimes. J’ai vendu mon âme au diable, je ne dors plus, mes rêves sont farcis des visages de mes victimes. Tout ça pour me faire une place au sein de leur ordre. Et j’y étais enfin Eyanna, j’étais à deux doigts de connaitre l’identité de l’aînée.
Bien des choses prenaient sens dans l’esprit d’Eyanna, quelle sotte ! Comment avait-elle pu douter de son oncle ? Evidemment qu’il n’était pas corrompu ! Au lieu de lui faire confiance, elle avait bousillé sa couverture. De plus, elle l’avait sûrement mis en danger. Maintenant que les sombres savaient qu’il s’était joué d’eux, ils allaient sans doute vouloir se venger. Elle frémit d’angoisse à l’idée de perdre son oncle, et l’image du pauvre Andrev en train de suffoquer lui revint à l’esprit.
— Je suis désolé, bégaya-t-elle.
— Non, c’est moi qui suis désolé, répondit-t-il en soupirant. J’aurais dû savoir que ma nièce se rendrait compte de quelque chose, avec sa vivacité d’esprit et sa capacité à toujours faire l’inverse de ce qu’on attend d’elle. J’aurais dû me douter que tu fouinerais.
— Mais j’y pense, l’un des fanatiques a lâché un nom ! Ai-je bien entendu, a-t-il évoqué frère Bronk ?
Althaer hocha gravement la tête.
— Tu as bien entendu, cette petite fiente de moine est de mèche avec eux. Et dès demain, j’aurai une longue et douloureuse explication avec lui.
— Mais pourtant… il a passé l’hiver à Elhyst, ce n’est pas possible ! Par quel hasard incroyable l’archiprêtre Ulfan l’aurait-il envoyé, lui, à Candala ? Ca ne colle pas.
— Tu ne vois vraiment pas ?
Eyanna secoua la tête.
— Non… je ne comprends pas comment il a fait pour réussir à se faire envoyer à Candala. Ulfan aurait pu choisir n’importe qui, voire personne, tout bonnement. Comment a-t-il fait en sorte d’être désigné pour nous accompagner ? Je veux dire… il a bien dû se débrouiller pour être des nôtres, il voulait nous avoir à l’œil, sa présence parmi nous ne peut pas être une coïncidence.
— Tu vois trop petit Eyanna, élargit ta réflexion, tu as une vision bien trop étriquée de la situation.
— Pour être certain d’être envoyé à Candala, il aurait fallu que…
Sa phrase mourut entre ses lèvres tandis que son oncle acquiesçait d’un air grave.
— Nos ordres religieux sont gangrenés bien plus profondément que ce que nous soupçonnions… Et il semblerait que notre cher archiprêtre Ulfan n’ait pas cette pureté d’âme qu’il affiche si ostensiblement. Reste à voir maintenant si la corruption s’arrête là, ou si elle s’étend aux sanctissimes de la ville Sainte.
C’est incroyable, songea Eyanna. Vraiment incroyable. Cet empaffé de prince s’est vraiment planté sur toute la ligne… Bordel, Le prince !
*
Sa peau le démangeait horriblement. Le sel s’était infiltré dans ses vêtements et s’attaquait à présent à son épiderme. Il avait la sensation que son corps se desséchait. Il n’avait pas fallu beaucoup de temps pour que ses yeux commencent également à le piquer. Il avait beau garder les paupières closes, des centaines d’aiguilles invisibles continuaient à lui perforer les pupilles. Il sentait des larmes dues à l’irritation lui couler le long des joues. La moindre inspiration lui causait des démangeaisons nasales insupportables. Il tenta de déglutir, mais ses glandes salivaires restèrent désespérément arides et il eut l’impression d’avoir un morceau de charbon à la place de la langue. Ce fut bien naturellement qu’il eut alors une pensée pour sa mère. Cette situation était de son fait, et comme à chaque fois qu’il avait été en difficulté durant sa vie, il le lui reprocha aigrement. Elle était la cause de ses maux, de chagrins, de ses frustrations. Aussi loin qu’il se souvienne, elle avait toujours été l’élément déclencheur de ses peines. Et aujourd’hui encore, elle était au cœur de ses malheurs. Il aurait préféré mourir glorieusement au goulet, comme son frère, comme Heich… Au lieu de ça il allait tout simplement se déshydrater et mourir stupidement au fond d’un baquet. Il se prit à se demander si son corps allait petit à petit se momifier, si ses chairs allaient se désagréger pour ne laisser qu’un petit tas d’os rongés par le sel, ou si au contraire, l’environnement salin allait plutôt conserver sa dépouille. Le reconnaitrait-on si d’aventure son cercueil était descellé un jour, ou ne serait-il qu’une victime anonyme de plus ? Puis une lumière l’aveugla. Le couvercle bougea et en quelques instants, l’oxygène afflua et irrigua son pauvre cerveau. Un visage effrayant couvrit son champ de vision. Le nouveau venu le fixa intensément de son œil unique.
— Kaelon ? fit-il d’une voix inquiète. Est-ce que ça va ?
Le prince s’était adossé contre le tombeau et reprenait lentement ses esprits en détaillant le cadavre de la chimère à quelques pieds de lui. Bordur était accroupi devant le mort, et examinait la large entaille qui barrait sa gorge. Il semblait en proie à une intense réflexion.
— Tu as des doutes sur les causes de la mort ? tenta d’ironiser le prince dont la tentative se solda par une violente quinte de toux.
Bordur se redressa et dévisagea son prince d’un air grave.
— C’n’est pas une blessure commune ça Kaelon, déclara-t-il en lui montrant du doigt la coupure. Tu vois là ? Les chairs ont été parfaitement sectionnées, ça s’effiloche pas, c’est net, c’est précis.
— Qu’est-ce que t’essaies de me dire Qu’un œil ? J’ai une migraine de tous les diables alors épargne-moi tes devinettes et viens-en aux faits.
— C’est un ongle qu’a fait ça, lâcha-t-il. Un putain d’ongle de Kler Betöm.
Kaelon se massa douloureusement les tempes en évitant soigneusement de réfléchir aux implications qu’induisaient les propos de sa carapace. C’est alors qu’il distingua une silhouette un peu plus loin, cachée dans l’ombre de la caverne. Un moine de la Fraternité, reconnaissable à sa bure brunâtre, se tenait placidement à quelques coudées de lui. Un gros hématome bleuté bordait son œil droit.
— C’est qui celui-là ? demanda-t-il en désignant le religieux du pouce.
— Celui-là, c’est ton sauveur.
— Comment ça ? fit le prince en levant un sourcil perplexe.
— J’sais pas trop comment, mais on lui a glissé un mot indiquant que t’étais enfermé ici y a pas une heure. Le brave moinillon a débarqué en pleine nuit dans la chambre en faisant des grands gestes. J’ai pas bien réagi au début, ce qui explique le… ça là, dit Bordur en désignant la pommette boursouflée du moine. Bref, le temps que je comprenne qu’il ne me voulait pas de mal, je lui en avais déjà collé une. C’est après que j’ai compris qu’il voulait me dire quelque chose.
— Mais… tu sais lire toi ?
— Non, quand est-ce que tu veux que j’ai appris à lire ? On n’a pas eu la même éducation toi et moi, je castagnais déjà les mauvais payeurs des bordels de la Fière que tu commençais tout juste à griffonner tes premiers mots. Du coup, je lui ai demandé de me traduire le message, mais va faire causer un drille qui a fait vœu de silence toi ! Ils ont la caboche solide ces culs-bénis, et y sont plus têtus qu’une vieille mulasse ! Alors bon, quand j’ai vu que t’étais plus là, j’ai percuté qu’y avait un os. J’y ai dit de me montrer le chemin. Et me voilà. Au fait, il est où l’autre noblaillon ?
— Je ne sais pas gros balourd, j’en sais rien du tout… répondit-il d’une voix las.
Mais j’aimerais bien le savoir.
A par ce point, c'est parfait. Encore un chapitre qui termine par une question. Tu deviens un maître du suspens!