Anna dénoua les bras de Jili qui l’enserraient comme un bébé babouin et enjamba les enfants étendus sur la dure pour retrouver Gwion.
- Gwion, c’est l’heure de partir.
- C’est encore la nuit, retourne te coucher, rouspéta le garçon.
- Debout paresseux, le soleil va se pointer bientôt. C’est maintenant que nous devons filer pour éviter d’être repéré.
- Vous allez où? demanda Vio qui venait d’ouvrir les yeux.
- Nous… nous quittons le village, avoua Anna
Le voyou se souleva, assis mains sur les genoux. Les chuchotements et les déplacements avaient éveillé la plupart des enfants.
- Mais pourquoi tu t’en vas? Tu peux rester avec nous si tu veux, proposa un gamin.
- Je suis désolé, vous êtes tous très mignons, mais je dois régler une histoire de famille…
- Merci pour hier, dit Vio
- Pour le coup de poing? Souris Anna.
- Non, rougit Vio, pour les sardines et pour le conte, ça faisait longtemps… et pour Jili aussi qui a vraiment besoin d’une maman.
Anna regarda tristement les gamins, elle culpabilisait de les abandonner, mais elle savait que sa présence les exposait au danger.
- Je ne suis pas une maman, je suis comme vous, une fillette perdue. Lorsque j’aurai élucidé mon affaire, je promets de vous sortir de là.
Les enfants l’entourèrent pour la serrer une dernière fois, Jili ne la lâcha pas.
- Jili, souvient toi d’Ismaël, du capitaine Achab et de Moby-dick, je reviendrai te raconter la fin de l’histoire… et bien d’autres encore.
- La Blatte, je… je veux que tu prennes ce couteau, osa Vio en sortant le canif de sa poche. Tu es très… courageuse et je crois que ça pourrait te servir.
- Merci Vio ! Anna s’accrocha au cou de l’adolescent et recula gênée.
- Bon on y va ! trancha Gwion, jaloux de l’attention accordée à son concurrent.
La convoitée empocha le cadeau et sortie avec son ami dans le silence du hameau.
Un épais mur de brume diffusait les premiers rayons de soleil. Discrets, comme deux malfaiteurs, ils traversèrent le champ en suivant l’étroit sentier, seul point de repère, perdu dans le brouillard ambré. Le sol spongieux et humide évolua en gravier, puis en dalle de pierre. Malgré ce temps qui les aveuglait, ils estimèrent avoir atteint l’avenue principale et s’y engagèrent, montant vers la sortie du bourg. Anna fut prise d’une soudaine agitation.
- Tu sens cette odeur Gwion?
- Encore? Ça sent quoi? La pourriture? Je ne sens rien d’autre que les algues et la gadouille, répondit-il
- Non… Ça sent… le souffre… non, plutôt… un mélange sulfureux : colère, peur, danger… Suis-moi, quelqu’un appelle à l’aide.
- Je n’entends rien et on n’y voit rien Anna, tu es certaine d’avoir entendu un appel au secours?
- Je ne l’entends pas, je le sens.
Anna déchainée par le parfum suivait les effluves pour en trouver la source. Pour éviter de se perdre, les enfants se maintenaient par la main; Gwion se méfiait en trainant des pieds.
Émergeant de la brume, la façade d’une auberge, menaçante, fracassée, porte arrachée, imposa une pause à la traqueuse.
- Ça provient de ce bâtiment… d’à l’intérieur. Tu vas me trouver folle… j’ai eu l’impression que ma grand-mère appelait à l’aide… le parfum, je le sens encore, mais il est moins présent.
- C’est le Croque Kraken… Anna, je suis venu ici il y a moins d’une semaine…
- Je veux savoir ce qu’il s’y passe, tu peux m’attendre dehors si tu as peur.
- Anna, attends ! Tu vas tomber sur le maniaque et… ah et puis zut.
*
Arc-bouté au comptoir, Akram buvait un verre de whiskey, engourdi et meurtri par la bataille. Marqué profondément au front, il avait retiré son chapeau et dénoué son col d’armure. La Gaude soignait le pauvre Kelen siphonné de la cervelle. Elle l’avait assis à une chaise et lui débarbouillait le visage du sang de son père. Grégor assemblait les armes, prêt pour un second round de combat.
Délicat comme la mort, s’extrayant de la brumasse extérieure, un enfant franchit le seuil de la baraque, se tenant observateur et perplexe devant les chasseurs. Akram sauta sur ses pieds, saisis par l’apparition.
- Qu’est-ce qui s’est passé ici? demanda naïvement le garçon qui analysait le désordre.
- Petit, tu ne devrais pas être ici, l’auberge est fermée, répondit la Gaude
- Mais… quelqu’un a appelé à l’aide... j’ai senti…
- Qu’as-tu senti petit? demanda Akram. Réponds !
- Un parfum… je ne devrais pas être ici… désolé, esquiva l’enfant
- Tu es la petite qui a fait une chute d’un toit il y a quelques jours? Tu devrais être morte, accusa Grégor. C’est elle, j’en suis certain elle s’était cassée le cou.
- Vous faites erreur, ce n’est pas moi !
- Allez Anna, on s’en va de cette auberge d’aliénés, proposa Gwion qui venait d’apparaitre derrière son amie.
- Gwion? Éloigne-toi de la fillette, ce n’est pas une enfant… c’est une myrme, cria le chasseur qui venait de dégainer son révolver et le pointait vers Anna.
- Vous êtes débile ou quoi? Gwion s’interposa devant son ami pour lui offrir une couverture. Vous allez tirer sur des gamins?
- Si tu m’y obliges, oui, tu commets une grave erreur en protégeant cette créature.
Anna se concentrait sur le canon du révolver, pointé sur Gwion, frissonnante, sous tension. Une vague puissante la parcourut des pieds à la tête, une chaleur indescriptible, électrique. Dans son esprit se modélisait une image hyperréaliste de l’arme. Le canon, le barillet, la détente et toutes les composantes internes, la branche de percussion, le mentonnet, le chien.
Le révolver vibrait, irradiant jusque dans le poignet d’Akram, il appuya sur la détente avant que la myrme fausse le six coups. Le barillet se libéra, tourna sur lui-même pour exposer une cartouche meurtrière dans l’axe du canon. Le chien entrainé en arrière s’immobilisa, prêt à percuter la munition. L’arme à la mécanique précise s’apprêtait à accomplir sa sinistre fonction.
Un nouvel influx sillonna Anna. Elle focalisa instinctivement sa pensée sur les pièces réglées comme une horloge. Les vibrations s’accentuèrent, le percuteur du révolver s’enraya dans un clic distinctif.
- S’en est-une ! affirma Akram. Exterminez là !
Gregor empoigna sa hache pour fendre la créature en deux, mais La Gaude l’arrêta, l’attaquant de dos, enserrant son coude à la gorge du géant.
- Allez, fuyez, ordonna-t-elle. La rage vous possède Ledret, vous ne voyez pas que ce sont des enfants? Vous êtes des monstres, pleurait Gaude Caradec.
*
Anna disparut, avalée par le mur vaporeux, courant sans se retourner, suspendue dans ce décor dépourvu d’horizon. Elle avait fui le Croque Kraken supposant que Gwion la suivait. Se virant vers l’épaisse et silencieuse clarté du brouillard, elle constata qu’ils s’étaient séparés.
- Gwion? Sa voix s’étouffa dans la blancheur. Gwiiiiion !
Derrière l’écran de ténèbres luminescentes, une ombre se dessinait, le glissement d’une lame et la cadence militaire du pas informèrent Anna qu’elle devait déguerpir à nouveau.
- Elle est par ici, cria le chasseur à son acolyte.
Anna se rua vers le néant, déserta le pavé, rejoignant l’herbage d’un champ, culbuta sur un muret et splash s’écrasa quelques mètres plus bas dans un fossé débordant de pommes pourries. Elle s’enfonça jusqu’aux épaules dans la compote écœurante, espérant que ses poursuivants passent leur chemin.
- Tu vois quelque chose? demanda Grégor.
- Non rien, elle a quitté la route, nous prenons des risques en allant plus loin par ce temps. Et le garçon?
- Il m’a semé rapidement… Le garnement connait le village par cœur.
Les deux hommes s’éloignèrent. Anna se terra un moment. Après vingt minutes interminables, elle se traina hors de la bouillie, visqueuse et collante comme un nouveau-né. La mixture, au relent de cidre et de vomi, provenait des fruits d’un verger avoisinant le caniveau. En s’orientant de pommier en pommier, Anna s’écarta de ses ennemis. Lorsqu’elle jugea la distance bonne, elle s’adossa sous un arbuste pour y attendre la levée du brouillard.
Vers midi le soleil avait repris sa place au zénith. Anna vida ses sabots de l’immonde gadoue et tordit ses bas détrempés. Le jus de chaussette aux pommes vertes qui en sortie lui retourna l’estomac. Comment allait-elle retrouver Gwion? réfléchit-elle en sautant sur un pied, se battant contre le bas qui refusait d’être enfilé. Elle devait rejoindre la route plus au sud. Elle ne risquait pas de tomber sur ces hommes dangereux. Avait-elle réellement aperçu du sang sur le plancher de l’auberge? Et ce militaire, il l’avait traitée de myrme… Si elle avait su ce que ça voulait dire, elle aurait probablement été insultée. Elle s’imagina une sorte de barbotte poilue ou d’anguille puante. Elle repensait au révolver, pointé sur elle et son ami. Par quel Hazard s’était-il enrayé?
Elle demeura à l’ombre des pommiers pour masquer son passage, longeant la rigole jusqu’à la sortie du pâturage. La voie semblait libre. Elle enjamba le fossé d’un grand bond pour rejoindre le chemin.
Un vent messager, porteur d’effluves mentholés, livra son parfum aux narines d’Anna qui progressait sur la route en direction du sud. Toujours cette odeur? À la manière d’un limier, elle renifla pour en déterminer la provenance. Snif, snif un peu plus loin, encore un peu… son flaire la guida sur une trentaine de mètres, le bouquet subtil gagnait en intensité. En bordure du chemin, une piste large d’un mètre récemment aplatie traversait les herbes vers un bosquet. L’animal responsable de la trace atteignait la taille d’un cheval.
Anna s’aventura dans les herbages, esclave de son odorat. Snif, snif, elle distinguait deux signatures olfactives différentes. Deux bêtes. Elles étaient passées par là, quelques heures avant, éclaboussant de phéromones le feuillage du maquis. Au centre du bosquet, un nid grossier avait été tapé.
Snif, snif, soudainement prise de vertige, Anna sombra, ivre des vapeurs exhalées par les créatures. Euphorique, son esprit se déploya, irradié des couleurs projetées contre les parois de sa psyché. De ces gaz cosmiques se révéla l’image des deux myrmes, blessées par le chasseur. La plus jeune se vidait de ses entrailles, crachant sa douleur et sa peur, protégée par son ainée. Anna éprouvait l’écho de ses souffrances, son âme synchronisée à une entité cyclopéenne et universelle qui transcendait sa propre existence. Lorsqu’enfin cessèrent les supplices, la myrme survivante ouvrit sa gigantesque gueule et dévora le corps de sa compagne pour effacer toutes traces de leur présence. Le voyage omniscient d’Anna persista, planant dans des cosmos surréalistes, multipliés, décomposés en systèmes caléidoscopiques aux infinies planètes.
Les effluves de phéromones s’estompèrent, la rêveuse s’éveilla dans le nid, abasourdi sous la voute céleste. « Waouh ! Qu’est-ce qui vient de m’arriver? » Il ne s’agissait pas d’un songe. Elle avait vécu les dernières heures de cette créature et en était encore bouleversée. Elle fouilla pour confirmer ses certitudes: sous un amas de broussaille, Anna accrocha un bidule cylindrique. Elle dégagea une grande tige, longue d’un mètre, semblable à du bambou, noire, rigide et articulée. Cette chose provenait de la bête. Oubliée par la dévoreuse de preuve. En observant attentivement la branche, elle remarqua une espèce de câble sortant de l’extrémité arrachée. Elle tirailla dessus, les ramifications se replièrent sur elles-mêmes en colimaçon. Ark! Elle venait de tirer sur le nerf à vif d’une antenne géante ! Comprenant la nature de l’objet elle l’échappa de dégout.
Elle ouvrit son sac de cuir et s’empara du membre amputé, du bout des doigts, comme s’il avait s’agit d’un serpent mort en décomposition qu’elle balança dans son bagage et se retourna vers la route par le sentier.
*
En bordure de la route, Gwion boitait appuyé sur sa canne. Il avait échappé de justesse au rebouteux en sautant une barrière et s’était tordu la cheville à l’atterrissage. Éclopé, il s’était réfugié le reste de la journée sous un balcon pour attendre la noirceur. La nuit tombée, il avait repris son chemin vers le sud et progressait péniblement. « Anna, j’espère que tu vas bien, encore une fois, je ne suis pas là pour te protéger », pensait-il.
- Gwion! Anna bondit des buissons comme une tigresse sur sa proie.
- Hiiiiiii ! Tu vas me faire mourir de peur espèce de folle, tu vas bien? Je m’inquiétais tellement, le chasseur… Pouah…c’est toi qui sens le vomi comme ça?
- Ouuuiii, tu ne croiras jamais ce qui m’est arrivé. En fuyant j’ai plongé tête première dans la compote de pomme et j’ai découvert cette piste…
- Dans la compote?
- Non, après m’en être sortie, mais bon… j’ai suivi l’odeur de menthe… j’ai trouvé ce nid… et ces lumières multicolores…
- Dans le nid? interrompit Gwion.
- Mais non ! Ce n’est pas important, les créatures me sont apparues, je pouvais ressentir leurs douleurs, alors la deuxième bête a dévoré la première, et comme je flottais dans l’espace et dans les étoiles, j’ai voulu m’assurer que je ne rêvais pas, donc j’ai fouillé et j’ai trouvé une antenne géante…
- Tu es certaine que ça va bien? Tu as bu de l’eau-de-vie? Ou mangé des champignons?
- Non, pourquoi? Et toi, tu es blessée, remarqua Anna.
- Ça va, juste ma cheville qui me fait mal. Je suis vraiment content de te retrouver… et cette antenne géante? Tu me la montres, taquina Gwion.
Anna sortit le membre estropié de ses bagages et le tendit à son ami.
- Je n’ai rien compris de ton histoire, mais ça, c’est complètement fou, tu l’as trouvée dans le nid des créatures? demanda Gwion fasciné.
- Oui, je pense que les créatures communiquent avec des parfums qu’elles captent avec leurs antennes... Anna regardait, écœurée, le garçon qui jouait à plier et déplier l’appendice en tirant sur le nerf.
- Je suiiiis un hommmme en noirrr… Gwion avait plaqué l’excroissance à son front pour effrayer Anna et l’approchait de son visage en la tortillant.
- Tu n’es pas drôle, cria-t-elle en attrapant la tige articulée pour la remettre dans le sac. Je te rappelle que ces créatures ont enlevé ma grand-mère et rendu amnésique monsieur Fisher.
- Désolé… Alors qu’est-ce que l’on attend pour reprendre notre route?