Carnage au Croque Kraken

Par Erioux

 

84.11.11

Aujourd’hui l’attente s’achève. Les notes de mes carnets sont parsemées d’infimes contradictions, certifiant que les myrmes ont entamé leur travail de falsification mnémonique. L’incendie du phare 84.11.05) dévoile les premiers paradoxes. Les témoignages divergeant, chronologiquement dissemblables, corroborent mes certitudes.

Moi Akram Alnibal, je fixe dans ce carnet mes dernières volontés. Je m’engage à payer vingt francs aux engagés ci-dessous :

Grégor Le Dret

Budog le chiffonnier

Kelan fils de Budog

Gaude Caradec, dit La Gaude

 100 francs additionnels seront versés à Gaude Caradec en guise de réparation pour les dégâts causés à l’auberge du Croque Kraken.

Advenant le décès d’un engagé durant son service, l’argent couvera les frais d’obsèques. En cas d’invalidité, de démence ou d’amnésie totale, la solde sera doublée.

Que ces volontés soient exécutées au-delà de ma mort ou de ma folie.

Je déclare la chasse ouverte.

 

Les acolytes, réunies dans la salle à manger de l’auberge, attendaient les directives d’Akram qui arborait son uniforme de cavalerie empesé, boutons polis. La médaille de son régiment épinglé sur la poitrine, il plastronnait officiellement debout sur un caisson. Passé à son bras artificiel, pendaient quatre diadèmes ferreux.

  • Compagnons, aujourd’hui vous vous exposez à des périls inimaginables pour la plupart des hommes. L’épreuve que vous vous apprêtez à affronter vous demandera courage et force d’esprit. Le succès de l’entreprise ne dépendra pas uniquement de votre ferveur, il dépendra de votre capacité à vous rallier devant l’adversité. Maintenant, nous ne faisons qu’un face aux créatures, incita le lieutenant.
  • Si nous avions des armes à feu pour trucider vos monstres, ça ne serait pas mieux? questionna Budog.
  • Sachez que ce type d’armement n’a peu d’effet sur elles : soit l’arme s’enraye, soit le projectile rebondit sur leur corps carapacé. Les haches et les harpons sont parfaitement adaptés pour vaincre notre ennemi.
  •  Êtes-vous certain qu’elles tomberont dans notre guet-apens? Ces myrmes semblent plutôt malines, douta Gregor.
  • Elles sont brillantes, mais elles ont un point faible… les odeurs. Certains parfums les rameutent, d’autres les déchainent ou les dispersent… Avant tout messieurs, munissez-vous de l’un de ces bandeaux de plomb à votre taille.

Le lieutenant descendit de sa caisse pour distribuer les cerceaux que chacun passa autour de son crâne. La reine de l’auberge commençait à trouver que cette lubie devenait de plus en plus sérieuse et s’empressa de coiffer sa couronne.

  • Souvenez-vous, ne retirez ce bandeau sous aucun prétexte si vous désirez rester sain d’esprit. Aux armes compagnons et à vos postes, ordonna-t-il.

Les guerriers s’équipèrent, Grégor choisit un harpon et glissa une hache à sa ceinture puis se planta au mur qui encadrait l’entrée. Budog opta pour une gaffe acérée qu’il maniait adroitement et s’abrita derrière la palissade de tables. Kelen attrapa une lourde hache à deux mains et rejoignit le chiffonnier. La Gaude s’arma d’un désosseur trouvé dans sa cuisine et d’un vieux tromblon.

  • Ce fusil appartenait à mon paternel. Il a chassé plus d’une fois les indésirables de l’auberge, que voulez-vous, je suis une grande sentimentale, avoua la colossale tenancière.

Elle se cacha derrière son comptoir, adossée à des barillets d’eau-de-vie et de bière, trouvant l’endroit parfait pour patienter ou pour crever. L’équipage positionné, Akram déplaça un crachoir de laiton sur une chaise au milieu de la pièce. Il badigeonna l’intérieur de l’objet de l’une de ses pommades odorantes et y mit le feu. Aussitôt une épaisse fumée noire empuantit l’édifice d’un relent de pourriture. Le chasseur ajouta un harpon à son arsenal et s’assit droit devant le putride flambeau pour attendre ses ennemis.

De longues heures s’étaient écoulées depuis l’allumage de l’infect appât. La pluie intense et le tonnerre couvraient les sons extérieurs. Meurtris dans des postures inconfortables, les guetteurs commençaient à s’impatienter.

  • Moi je crois qu’elles ne viendront pas vos myrmes, constata Budog. On est là, à endurer les ronflements de la grosse, à jouer aux chasseurs de monstres depuis au moins quatre heures.
  • Et ce bandeau, il me tire les cheveux et me gratte le front, ajouta Kelen en retirant l’irritant cerceau.
  • Cinq heures cinq minutes exactement monsieur Budog, confirma Akram qui restait immuable sur sa chaise. Je vous conseille de remettre ce bandeau et de vous l’enfoncer solidement sur le crâne, monsieur Kelen…
  • Regardez ! Pointa Grégor du harpon.

Comme s’infiltrerait l’eau lors d’un débordement, sous le seuil de la porte, ruisselaient des cordons de fourmis se dispersant à travers la pièce. L’odeur âcre du crachoir, éteint depuis longtemps, empoisonna l’air à nouveau.

  • Messieurs, elles sont là, affirma le lieutenant.

Kelen replaça rapidement sa couronne de plomb. La Gaude tremblait derrière le meuble, chassant les insectes qui envahissaient ses jambes poilues. Les muscles puissants de Grégor tendus sur son arme se tenaient prêts à harponner tout ce qui passerait par le porche.

Un frottement lent et lourd parcourut la devanture du Croque Kraken. Entre les joints des planches clouées aux fenêtres, Budog reconnut une silhouette humaine coiffée d’un chapeau.

  • C’est un homme, ce n’est pas une des créatures, cria-t-il
  • Ne vous fiez pas à vos yeux, restez concentrés, elles altèrent votre perception et vous font douter de leurs natures viles, ordonna Akram, debout au milieu de la barricade.

Braoum! La porte de l’entrée s’ouvrit, poussée par le vent, dévoilant une forme chapeautée, encadrée par la trouée. Les combattants retenaient leur souffle, le ciel s’éclaira par la foudre, découpant la masse sombre, révélant l’apparence monstrueuse de la créature. 

  • C’est elle ! Hurla Budog, je l’ai vue !

Grégor se retourna face à l’ennemi, un sifflement craquant le fit reculer de douleur, la myrme se propulsa vers le fronton de l’auberge en gravissant le fragile balcon qui s’écroula en partie devant la sortie. Braoum!

  • Elle est montée sur le toit, lança Grégor.

À nouveau un éclair fendit le ciel, à l’extérieure, sur le chemin, face au colosse, une deuxième créature se dressait, menaçante.

  • En voilà une autre, elles sont deux. Il referma la porte et enclencha le loquet.

À l’étage, l’éclat d’une fenêtre signala l’intrusion de la bête. Le visage pointé vers le plafond, les chasseurs suivaient la progression lente et les craquements du bois. Gregor resta fixé sur la porte, dernier rempart entre lui et la myrme qui rôdait dehors.

Alors, la créature émie une assourdissante vibration qui ébranla l’auberge, entrechoquant les verres, frémissante jusqu’aux dents des guetteurs. Et elle s’élança. 

Dans un gallot fracassant, elle bouscula les meubles, éclata le garde de l’escalier en se retournant comme un chat sur le palier, prêt à bondir sur sa proie, La Gaude, quelques mètres plus bas.

Akram, bras battants courus détourner son attention. La femme profita de l’occasion, elle corrigea sa couverture en contournant le comptoir et déchargea le tromblon sur le monstre.

Pang! Le cracha de plomb provoqua la myrme qui piqua sur le lieutenant, le plaquant au sol projetant le harpon de son adversaire hors d’atteinte. De ses mandibules tranchantes elle saisit la gorge d’Aram pour le décapiter. Rapide, il avait glissé son bras de métal entre l’étau qui se resserrait sur le gorgerin. Prisonnier de l’étreinte mortelle, il se débattait au sol et tentait de dégainer son sabre. Les plaques de son armure s’enfonçaient lentement dans sa chair.

  • Frappez ! Frappez fort ! cria Akram d’une voix étouffée.

La Gaude sauta par-dessus le comptoir et abattit son lourd couteau sur la tête de la bête. L’arme marqua à peine la cuirasse lustrée de la myrme qui repoussa violemment la femme contre le meuble, d’un puissant coup de patte.

L’aubergiste inconsciente sur le planché activa Budog. De sa gaffe il accrocha le toxax segmenté du monstre et chercha une faille. Le sabre d’Akram tinta hors du fourreau, à l’aveugle il enfonça la pointe dans l’abdomen de la créature qui lâcha le lieutenant à bout de souffle.

La géante noire se dressa sur ses pattes postérieures en poussant un rugissement effroyable. L'épée avait ouvert une brèche dans l’armure de la myrme. Budog chargea de sa gaffe, visant la faiblesse; la lance pénétra profondément l’animal horrible.

Le portail avait sauté de ses gonds. La deuxième myrme, rameutée par les cris de sa congénère venait de se fracasser contre l’édifice, se découvrant face à Grégor. Le rebouteux, seul devant la tueuse de deux mètres, lança le harpon vers son ennemi et lui transperça de part en part le fémur. Il tendit le cordage rattaché à l’arme pour la maintenir, à la manière d’un cowboy domptant un mustang.

L’insoumise se cabra de colère et brisa de sa puissante mâchoire la hampe de bois pour se libérer, l’hameçon de fer coincé dans la patte.

La myrme blessée mortellement par Budog, roulait sur elle-même. Soudainement, elle pulsa vers l’avant, attrapant le chiffonnier à la taille et le souleva contre le plafond. Akram, la main à la gorge, cherchait à retrouver son souffle et son sabre. Kelen criant sa haine, la hache dressée, couru au secours de son père. Trop tard. La bouchère referma les cisailles tranchantes et Budog tomba, sectionné en deux, sur un plancher rouge de sang.  

  • Nooooon ! Saloperie de monstre, pleurait Kelen en criblant de rage le thorax de la meurtrière.

Kelen pourfendait la créature de multiple coup de hache. Un fredonnement étrange, semblable à un ronronnement, étouffa les éclats du combat. L’adolescent cessa de frapper et laissa tomber son arme au sol, paralysé, ignorant son ennemi pendant que la myrme terrassée se trainait vers la sortie.

  • Nous l’avons abattue, elle ne se remettra pas de ces blessures, affirma Akram.

La myrme percée à la patte recula vers l’extérieur de l’auberge, l’autre traversa la salle; son lourd abdomen ouvert se vidait d’une sève gluante et jaunâtre. Grégor la regarda sortir, désarmé et épuisé. 

*

Akram constatait l’état de la désolation. La gaude se maintenait à son comptoir, étourdie. Grégor surveillait une éventuelle contrattaque, Kelen errait bêtement dans la pièce et Budog gisait, tronçonné, dans une mare d’hémoglobine. Le chasseur se pencha pour récupérer un cerceau de plomb qui avait roulé durant la bataille.

  • C’est le bandeau de Kelen, le malheureux l’a perdu dans son acharnement et les myrmes lui ont vidé le cerveau. Il n’aura pas à souffrir de la mort de son père, affirma-t-il, pragmatiquement.
  • Vous êtes un fou, voyez dans quel cauchemar vous nous avez plongés, pourquoi? Pourquoi vous nous avez embarqués dans cette folie? s’affola La Gaude.
  • Nous étions au courant du danger Gaude. Lieutenant Akram, je suis toujours partant pour traquer la survivante, se proposa Grégor.
  • Ne soyez pas trop pressé Ledret, je m’estime heureux de pouvoir compter sur vous, mais souvenez-vous, elles ne sont pas que deux.
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Poissond'Argent
Posté le 13/04/2025
Lu,
j'ai remarqué que l'histoire est affichée comme terminée, donc j'en ai profité pour la finir en un trait.

Ton écriture est toujours aussi fluide, et j'ai apprécié la découpe des chapitres. C'est plus digeste de manger un gros morceaux par petit bouts que s'ouvrit la machoire pour l'avaler en un seul coup, mais tout le monde a ses préférences.

Je pensais que l'histoire se terminerait sur une confrontation entre Akram et Anna, à moins que cela ne soit pas réellement la fin?
Petit plus, pour l'accident "mortel" d'Anna. Un évènement bien abrupte, mais qui a apporté une bonne touche de réalisme à son personnage.

Par contre, je ne connais pas la valeur du franc dans l'histoire, donc 20 pour se sacrifier, payer des obsèques, et 40 pour un handicap? J'ai eu du mal à transposer le bien, et eu l'impression qu'Akram les anarquaient tous.
Erioux
Posté le 13/04/2025
Ah ah, l’histoire est terminé mais pas déposé au complet. Je dépose un chapitre au deux semaine environ. J’ai déposé pour le moment Un peu plus que le tier. J’ai fait quand même plusieurs recherche sur la valeur historique du franc. Ça mériterait quand même un bout de recherche supplémentaire sur le coût des obsèque, je vais vérifier. Merci pour ton commentaire
Erioux
Posté le 14/04/2025
En 1887, les obsèques en fausse commune coûtait entre 10 et 20 franc, pour l’enterrement avec un terrain, entre 50 et 100 franc… donc c’est confirmé, Akram est un peu radin;) je vais corriger un peu à la hausse, merci pour ton observation
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