Ego

Regarde autour de toi, cette soirée n'est-elle pas magnifique ?

Le ciel nocturne s’étend au-dessus de nous sans un seul nuage. La lune, réduite à un fin croissant, se fait discrète pour laisser place au miroitement des étoiles innombrables.

Les braises de notre feu presque éteint jettent autour d’elles autant d’ombres que de lumière. Au-dessus flotte encore l’odeur de notre repas, des poissons grillés chargés d’herbes aromatiques et de saveurs marines.

Tout est indistinct dans cette pénombre. De toi je ne vois qu’une silhouette, et je ne dois pas être bien plus à tes yeux. De toute manière, quel spectacle pourrait rivaliser avec celui du ciel étoilé ? Et il y a aussi le son doux de la mer toute proche, les senteurs des plantes et de l’iode qui se mêlent, le craquement des braises et, de temps en temps, l’appel d’un oiseau de nuit.

Quel calme, quelle impression exquise de se trouver hors du temps, loin de tout. Un tel moment, plus onirique que réel, est idéal pour raconter des histoires.

Laisse-moi commencer par la plus ancienne de toutes.

- - -

À l’aube du monde vivait une tribu de primates aux mains agiles qui n’avaient pas de nom. Mais à cette époque rien n’avait de nom, et personne ne comptait le passage du temps.

Les membres de cette tribu vivaient sur les pentes douces d’une île immense. Tous les matins ils voyaient le soleil se lever sur la mer, s’élever au-dessus d’îles nombreuses et inconnues avant de se coucher derrière des montagnes aux pentes boisées.

Il n’y avait ni homme ni femme chez ces primates. Ils avaient la peau couleur de miel, les yeux clairs et d’épaisses chevelures sombres. Ne craignant ni la pluie, ni la chaleur du soleil, ni les nuits froides de l’hiver, ils allaient nus et dormaient où ils voulaient.

Les prédateurs et les accidents étaient la principale cause de leur mort. La vieillesse ne leur était pas inconnue, mais ils vivaient longtemps avant que la fatigue physique ne les emporte. Lorsque l’un d’entre eux mourait, son corps retournait rapidement à la terre et quelques jours après un être nouveau émergeait du sol et rejoignait la tribu.

Ils communiquaient par des cris, des grognements et des sons certes complexes mais qui n’étaient pas des mots. En ce temps, pas plus que les noms, le langage n’existait pas.

Leur vie s’écoulait ainsi, immuable au fil des saisons, jusqu’à ce que survienne un événement anodin dont les répercussions allaient être extraordinaires.

Un matin, alors que les primates aux mains habiles se baignaient en regardant le soleil se lever, ils virent un nouveau-né émerger du sable, là où l’un des leurs était mort quelques jours avant.

Bien vite ils l’entourèrent et lui souhaitèrent la bienvenue par des cris joyeux. Pourtant, lorsque le nouveau-né voulut répondre, aucun son ne sortit de sa bouche. Malgré des efforts répétés il ne parvint pas à leur répondre. C’était la première fois qu’un primate aux mains agile se montrait incapable de s’exprimer comme les autres et certains en furent troublés.

Le primate muet s’intégra cependant avec aisance à la vie de sa communauté. Il comprenait l’intention dans les propos de ceux qui lui parlaient, mais n’arrivait juste pas à s’exprimer de la même manière. Dans un premier temps il sembla s’accommoder de la situation, et seule une poignée de ses congénères montraient de la frustration face à son handicap.

Mais en réalité il était le plus frustré de tous. Non par regret de ne pas savoir parler comme les autres, mais à cause d’une sensation étrange dans son torse et sa gorge. Il se sentait capable de s’exprimer, mais d’une manière différente, et il s’éveillait avec le souvenir de sonorités étranges dans son esprit. Il tenta de les reproduire, mais le fit en secret. Le souvenir de la déception des siens en le découvrant muet était trop pénible.

En le voyant passer beaucoup de temps à l’écart, ceux que son handicap frustrait devinrent suspicieux. Les autres s’inquiétèrent, lui prodiguèrent des gestes de réconfort pour lui faire sentir qu’il avait sa place dans la communauté. Mais le primate muet en vint à ne percevoir que les attitudes négatives et pas les démonstrations de gentillesse. Cela le poussa à vivre en marge. Il espérait revenir auprès des siens une fois qu’il aurait découvert sa voix, certain que cela soignerait tous les ressentiments.

Pendant longtemps ses tentatives furent vaines. Il se désespéra. Un jour pourtant, lui vint l’impression que les paroles qu’il tentait de formuler n’émanaient pas juste de son esprit, qu’elles faisaient peut-être partie de quelque chose de plus vaste. Alors, au lieu de simplement chercher en lui, il ouvrit ses sens à tout ce qui l’entourait. À force d’attention, il parvint à percevoir l’écho des mots qui l’obsédaient. Ils étaient là, imprégnant le monde quelque-part au-delà des apparences.

Et le primate muet comprit que sa voix ne devait pas juste venir de lui, mais être la matérialisation de bouillonnement d’idées et de mots qui imprégnaient le monde, cherchant à prendre forme. Alors, ce qui était jusque-là insurmontable ne le fut plus et il prononça enfin ses premiers mots.

« Je suis Ego. »

Alors le sol, le ciel et les plantes autour de lui frémirent. Cette voix qu’il venait de découvrir avait le pouvoir de nommer et de transformer. Une joie intense s’empara d’Ego. Toute une journée il erra dans la nature, découvrant et énonçant à voix haute le nom de tout ce sur quoi il posait ses yeux.

Lorsque la nuit tomba, Ego prit le chemin des collines où se trouvait sa tribu, heureux d’enfin les rejoindre, impatient de leur parler.

Ego était resté éloigné des siens tellement longtemps qu’ils en étaient venu à la croire  mort. Cette idée n’était pas désagréable pour tous. Certains auraient apprécié qu’il disparaisse et laisse sa place à un nouveau-né capable de s’exprimer comme les autres.

Ceux-là ne furent pas contents de voir Ego approcher, mais les autres l’accueillirent avec des cris de joie. On l’étreignit, on lui tendit des fruits. Ego était ravi.

Une fois au centre de toutes les attentions, Ego regarda ceux qui l’entouraient et il découvrit le nom de sa tribu. Une joie immense lui emplit le cœur. Il allait montrer aux siens qu’il savaient maintenant parler, et en même temps leur offrir un cadeau précieux.

Lorsqu’il fut au centre de toutes les attentions il dit, la voix vibrante de satisfaction :

« Je suis Ego. »

Ceux qui étaient au plus près de lui reculèrent de surprise, provoquant une bousculade. Leurs traits trahissaient leur grande confusion. Le muet s’exprimait enfin, mais d’une manière tellement étrange. Un de ceux qui ne l’aimait frémit de colère et fit un pas en avant.

Ego fut troublé par ces réactions, mais il ne s’arrêta pas pour autant. Il engloba l’assistance d’un geste large en souriant et s’écria :

« Nous sommes les Pélasges »

Tous frissonnèrent en sentant la voix d’Ego résonner dans leur corps, figeant cette vérité qu’il venait d’énoncer. Il y eut des rires émerveillés, mais aussi des pleurs et des gémissements de malaise. Celui qui n’aimait pas Ego ramassa un bâton pointu et avança vers lui en poussant un cri de menace.

Ego ne comprenait pas cette soudaine hostilité. Il regarda celui qui approchait et tenta de l’apaiser en trouvant son nom. Après tout, si lui-même avait un nom, il devait en être de même pour ceux de sa tribu. Alors que l’autre se dressait devant lui, grondant comme un fauve, Ego lui dit en souriant :

« Tu es Hybris. »

Hybris chancela, d’abord terrifié par le poids que son nom faisait soudain peser sur lui. Puis la colère prit le dessus et avant qu’Ego n’ait pu dire autre chose, Hybris lui enfonça son bâton dans le ventre.

Le sang d’Ego jaillit sur le sol et tous s’écartèrent en criant. Jamais un membre de la tribu n’avait levé la main sur un de ses semblables. Hybris recula, choqué par son geste, mais satisfait d’avoir fait taire ce muet à la voix malfaisante.

Ego sentait la douleur monter dans son corps, mais il n’était pas encore mort. En regardant Hybris droit dans les yeux il s’écria :

« Non. Je ne mourrai pas. »

Il y eut dans l’air autour de lui un craquement semblable à un coup de tonnerre. Le bâton tomba au sol, et sur le ventre d’Ego il n’y avait plus de plaie. Sa peau avait pris une couleur plus claire, presque lumineuse et il émanait de lui une aura étrange. Sans le savoir, il venait de se conférer la vie éternelle.

Hybris poussa un cri de terreur et s’enfuit. Il disparut dans les collines et les Pélasges ne le revirent que bien longtemps après.

Ego, encore secoué par l’attaque, regarda autour de lui. Il vit ceux de sa tribu terrorisés comme des animaux face à un prédateur. Certains ramassaient des cailloux, prêt à s’en servir contre lui.

Une tristesse immense envahit le cœur d’Ego. Il était la cause de cette souffrance, de cette peur. Alors à son tour il s’enfuit, tournant le dos à sa tribu qu’il venait de nommer.

Ego marcha sans relâche, gardant toujours le soleil levant à sa droite, et il quittant bientôt la région où les Pélasges avaient toujours vécu.

Il traversa des forêts inconnues des siens, découvrant et nommant des plantes et des animaux nouveaux. Les prédateurs qui s’en prenaient à lui, il les repoussait de quelques mots impérieux, tout en leur révélant leur nom. Aucun animal dont la race avait été nommée par Ego n’osait ensuite l’attaquer.

Le plaisir qu’il ressentait en nommant les choses de ce monde calmait peu à peu sa tristesse, mais un malaise subsistait dans son cœur. Pourquoi les Pélasges avaient-ils réagi de la sorte, alors que tous les autres animaux acceptaient le don de leur nom ?

L’errance d’Ego l’amena sur une plage rocheuse. Au loin vers l’est la mer était parsemée de petites îles. Au nord-ouest, il apercevait une terre immense. Il se demanda alors si les Pélasges avaient toujours vécu sur une île sans le savoir. Des réflexions de ce genre ne leur étaient jamais venues. Comment réfléchir à de tels concepts quand on n’a aucun mot pour les décrire ?

Ego suivit la côte pour s’approcher de ce qui était assurément une île sœur de celle où il vivait et bientôt il vit s’élever à l’horizon de cette terre une montagne immense et majestueuse. Cette vision l’émerveilla et il décida d’aller lui offrir un nom.

Mais pour cela il fallait traverser la mer. Comment faire ? Les Pélasges savaient certes nager, mais ils ne s’éloignaient jamais du rivage. Alors Ego s’assit à la lisière des vagues et parla à la mer. Il la nomma, puis lui raconta son histoire et lui demanda de l’aider, de lui permettre de nager jusqu’à cette terre lointaine. Une fois cela fait, Ego entreprit cette longue traversée, sans jamais cesser de parler à la mer. Les courants se firent conciliants, les vagues s’aplanir devant lui, et ainsi il pût atteindre cette autre grande terre.

Ego se reposa un temps, puis prit la direction de l’imposante montagne. Le voyage fut difficile. Jamais il n’avait été confronté à des reliefs aussi abrupts et la tâche semblait insurmontable. Mais tout comme il avait amadoué la mer en lui parlant, Ego parla à la montagne. Tout au long de son ascension il parla aux rochers, aux escarpements, aux falaises, leur apprenant ce qu’ils étaient en leur donnant des noms.

Quand il fut arrivé assez haut pour être certain qu’il ne se trouvait plus dans les contreforts, Ego s’arrêta et resta un long moment à écouter, à chercher le nom de la montagne dans les vibrations du monde autour de lui. C’est alors qu’il réalisa que cette grande terre où il se trouvait maintenant était beaucoup plus vaste que celle où il était né. Enfin, Ego trouva ce qu’il cherchait, et il prononça le nom de la montagne à voix haute : « Orthys ».

Les terres alentour furent parcourues d’un lourd tremblement. La révélation de son nom venait d’éveiller la puissance du Mont Orthys. Ego sentit qu’en remerciement de ce don, la montagne l’invitait à finir son ascension et contempler le monde depuis ses plus hautes crêtes.

Ainsi Ego termina son ascension et atteignit le sommet du Mont Orthys. Là, il se trouva face à un aigle immense dont le plumage étincelait comme s’il était fait d’or et d’argent. Ego avait déjà rencontré des aigles et les avait nommés, mais celui-ci était à nul autre pareil. Son regard était empreint d’une intelligence qui dépassait celle des autres rapaces. Sentant un lien profond et mystérieux entre le Mont Orthys et cet aigle, Ego le salua respectueusement, l’appelant Ætos, nom qui avait jailli dans son esprit à l’instant où leurs regards s’étaient croisés.

Après avoir observé Ego quelques instants, Ætos inclina la tête de côté et, d’un geste du bec, invita Ego à regarder autour de lui.

Du sommet du Mont Orthys le regard d’Ego portait plus loin qu’il n’aurait pu imaginer. Le soleil descendait lentement vers le couchant et c’est dans cette direction d’Ego porta son regard en premier lieu, suivant en cela l’invitation d’Ætos.

Il vit au pied de la montagne une grande étendue de collines escarpées, de vallées sinueuses et de plateaux boisés, jusqu’à une mer d’un bleu profond. Loin sur cette mer il apercevait les silhouettes d’îles montagneuses aux sommets auréolés de flammes.

Puis se tournant vers là d’où il était venu, Ego découvrit une grande île avec ses côtes irrégulières, ses montagnes trapues mais moins impressionnantes que le Mont Orthys, ses forêts aux multiples nuances de vert, grouillantes de vies.

Ego resta un temps à scruter la région où vivait les Pélasges. Il regrettait que les siens ne soient pas à ses côtés pour découvrir l'étendue et la beauté du monde. Avec un soupir il porta son regard plus loin au sud. Au-delà d'une mer presque dépourvue d'îlots, il vit une longue île, telle une chaîne montagneuse jaillissant des flots. La végétation y était différente. De grands arbres élancés au feuillage vert tendre peuplaient de hauts plateaux surplombant la mer, et les plages de sable sombre étaient bordées de bosquets aux fleurs multicolores.

Ego se tourna vers le levant. Par là s'étendait une mer d'un bleu laiteux. C'était celle qu'il voyait depuis les plages de sa région natale. Du haut du Mont Orthys, Ego contempla cette  étendue constellée d'îles de toutes tailles, jusqu'à ce que son regard atteigne loin à l’est, les côtes escarpées d'une terre nimbée de brumes et de chaleur.

Le paysage au nord du Mont Orthys était fait de contreforts escarpés à la géographie complexe et inquiétante. Plus loin encore, jusqu'à perte de vue, s'étendaient des terres à la végétation grise et bleuté qui mirent Ego mal à l'aise. Il décida de ne pas s'aventurer plus loin dans cette direction et ramena son regard vers la mer du levant et son troupeau d'îles.

La nuit était maintenant tombée. Ego resta longtemps à contempler le paysage à la lueur de la lune. Alors que le besoin de dormir montait en lui, l’attention d’Ego fut attirée par une île. Elle n’avait pas grand chose de remarquable si ce n’est, en son centre, un gouffre d’une totale noirceur. Même à cette distance, Ego fut pris de vertige en le regardant. Il s’affaissa et s’endormit d’un seul coup.

Pour les Pélasges le sommeil était un moment de repos pendant lequel les sens restaient attentifs à leur environnement. Mais cette nuit là, Ego sombra pour la première fois de sa vie dans un sommeil profond, peuplé de rêves.

Ego se tenait au bord du gouffre étrange et ténébreux. Au-dessus de lui, les étoiles tourbillonnaient dans un ciel sans lune. Sans comprendre pourquoi, il fit un pas en avant et commença à chuter lentement vers les profondeurs du monde.

De nombreuses anfractuosités s’ouvraient dans les parois du gouffre. Certaines abritaient des animaux et des plantes étranges, d’autres regorgeaient de minéraux et de pierres rutilantes.

Lorsqu’Ego ne fut plus capable de voir le ciel étoilé au-dessus de lui, il atteignit le fond du gouffre et se trouva dans une grotte immense, remplie de grandes colonnes et de draperies de pierre. De là partaient de nombreuses galeries où soufflait un vent qui n’avait jamais connu le ciel.

Malgré les ténèbres Ego voyait clairement autour de lui, découvrant les nuances de ce paysage sombre et sa magnificence inquiétante. Les échos subtils mais nombreux qui rebondissaient dans la grotte lui firent entrapercevoir l’immensité de ce monde sous la surface du monde. Plein d’émerveillement et de peur, il prononça le mot qui lui venait à l’esprit : « Hadès ».

Le nom éclata en une myriade d’échos qui se répandirent dans les galeries alentour, gagnant en force à chaque rebond, jusqu’à ce que la totalité du monde souterrain en soit imprégné. Et bien que cela ne fut qu’un rêve, Ego sut que sa voix venait de résonner dans les tréfonds du monde et de les nommer.

Les échos se transformèrent en un tourbillon furieux qui entraîna Ego au travers des parois de roche. Ses perceptions se brouillèrent et il se sentit projeté dans des cavernes irréelles, étrangères à l’Hadès. Elles étaient peuplées de visions fiévreuses et floues, d’êtres dotés de parole, de peuples, de civilisations, de divinités, et de destinées merveilleuses et tragiques.

« Oniros ». Ce nom résonna dans l’esprit d’Ego, mais il ne le découvrait pas de  lui-même. Non, ces cavernes irréelles lui révélaient leur nom comme si, dotée de leur propre conscience, elles cherchaient à communiquer avec lui. Ego tenta de répondre, d’atteindre cette présence qui se révélait à lui, mais succès.

Il se réveilla en sursaut. Il était toujours au sommet du Mont Orthys. Confus, nauséeux même, il se leva avec difficulté. La nuit se terminait. Le soleil apparut au-dessus des terres brumeuses du levant. La lumière réchauffa immédiatement Ego, chassant la confusion de son esprit et révélant les visions oniriques, les espoirs fous et merveilleux qu’il avait ramenés avec lui. Sous le regard intrigué d’Ætos, Ego pleura de bonheur.

Ego resta un long moment perdu dans ses pensées mais toujours il en revenait aux Pélasges, à la peur qu’il avait provoqué chez eux, à la manière dont ils l’avaient rejeté. À quoi bon avoir des rêves, des espoirs, si on ne peut les partager avec les siens ?

Mais désormais Ego y voyait plus clair. Sa voix était plus affirmée et les visions ramenées d’Oniros lui ouvraient des perspectives nouvelles. S’il retournait maintenant vers les Pélasges, il saurait les convaincre et les guider.

Le cœur plein de joie, Ego remercia Ætos de sa bienveillance puis, s’approchant du bord de la crête, il s’exclama : « Et maintenant, je vole. ». Une paire d’ailes semblables à celles d’Ætos jaillirent de son dos et Ego s’élança dans le ciel. Les premières heures furent laborieuses, périlleuses même, mais le grand aigle du Mont Orthys l’accompagna un temps, l’aidant à apprendre les subtilités du vol.

Le voyage de retour d’Ego fut ainsi plus rapide. Il prit même le temps de survoler les montagnes boisées au centre de son île natale pour les admirer de plus près avant de revenir vers la côte où vivaient les Pélasges. Ainsi, il arriva un soir auprès de sa tribu et le soleil couchant brillait dans son dos, faisant chatoyer ses ailes dorées. Les Pélasges furent saisis d’une terreur pleine de révérence en le voyant ainsi descendre du ciel. La plupart se jetèrent au sol devant lui, en poussant des gémissements implorant. Ceux qui avaient été les plus hostiles envers Ego reculèrent, craignant de subir sa vengeance.

Ego leur parla, tentant de les rassurer puis s’empressant de décrire les choses merveilleuses qu’il avait vu dans les cavernes d’Oniros. Mais les Pélasges ne comprenaient pas, et plus le discours d’Ego s’enflammait, plus leurs craintes grandissaient. Les rétifs, interprétant ce changement de ton comme une menace prirent peur et se prosternèrent à leur tour, bien qu’à regret.

Cela troubla Ego au plus haut point. Il demanda aux Pélasges de se relever et ils le firent, mais ne bougèrent plus après cela, attendant un nouvel ordre de sa part. Bouleversé par leur comportement Ego haussa le ton, leur reprochant d’agir stupidement. Sa voix prit une tonalité terrifiante qui fit reculer les Pélasges. Certains même s’évanouirent à ses pieds.

Ce fut au tour d’Ego de connaître l’effroi. Il n’avait jamais souhaité cela. Il voulait partager ses rêves avec les Pélasges, leur faire découvrir la beauté du monde, mais tout ce qu’il obtenait, c’était une attitude terrifiée et soumise. Il poussa un cri de désespoir et s’envola, fuyant à nouveau ses siens, cette fois en direction du levant.

Il n’alla cependant pas bien loin et se posa sur une petite île nue. Ses ailes se détachèrent de ses épaules et il s’effondra, terrassé par le chagrin. Ego resta ainsi prostré pendant de nombreux jours. Chaque nuit son esprit retournait dans les cavernes d’Oniros, et chaque matin il en ramenait plus de visions impossibles à réaliser.

Ego en vint à souhaiter mourir pour se libérer du poids de ses rêves. S’il avait réussi à obtenir l’immortalité d’une simple parole, il pourrait sûrement mettre fin à son existence de la même manière. Mais s’il mourrait ici, un Pélasge naîtrait sur cette île, seul et peut-être hanté à son tour par les mêmes rêves. Même au plus fort de son désespoir, Ego ne voulut pas s’y résoudre.

Au fil des nuits, Ego s’enfonça en rêve de plus en plus loin dans les cavernes d’Oniros, cherchant une solution à sa détresse extrême. Mais il n’en ramenait que de nouvelles visions toujours plus complexes et au réveil il pleurait, car il n’avait personne avec qui les partager. Le poids de ces espoirs inassouvis grandissait, promettant d’écraser son esprit s’il continuait à les accumuler, mais il ne pouvait faire autrement que continuer à explorer ses rêves s’il voulait trouver une solution.

Un matin, Ego ne se réveilla pas et resta prisonnier d’un sommeil fiévreux pendant plusieurs jours. Quand enfin il s’éveilla, il n’avait aucun souvenir clair de ses rêves, juste l’impression d’avoir atteint et dépassé les frontières d’Oniros et contemplé la folie au-delà. Ego éclata d’un rire émerveillé. Il avait enfin trouvé la solution qu’il cherchait même s’il avait fallu s’en remettre à la folie pour cela.

Ego savait maintenant qu’avec les bon mots il pourrait altérer le monde, briser le carcan des vérités figées dans l’essence des choses. Ainsi, seulement, les rêves et espoirs entassés dans son esprit pourraient prendre forme et se réaliser pleinement. Il pourrait alors faire don de la parole aux Pélasges, leur ouvrir les yeux à la beauté du monde tout en évitant qu’ils veuillent se soumettre à lui.

Ego s’installa sur la plage face à la côte où vivaient les Pélasges. Les pieds caressés par les vagues, les mains tendues vers le ciel, il s’adressa longuement au monde. Il déclamait le tout premier poème, tissant ainsi la trame des destins à venir. À chaque mot prononcé, sa voix gagnait en puissance et la pression dans son crâne se faisait plus douloureuse.

Malgré la souffrance, Ego n’arrêtait pas de déclamer. Il allait enfin changer le monde, l’ouvrir aux rêves, à la magnificence, à la tragédie. Sa voix résonna bientôt loin sur la mer et sur les îles. Quand les Pélasges l’entendirent ils pleurèrent d’émerveillement et de peur.

La voix d’Ego toujours plus puissante en vint à couvrir le monde jusqu’au-delà du Mont Orthys, jusqu’aux limites des terres brumeuses du levant, jusqu’à la grande île aux plages sombres au sud et celles enflammées du couchant.

Et la douleur devint insupportable, transformant la voix d’Ego en hurlement, avant qu’elle  se brise en prononçant le dernier mot du poème : « Ellades »

Ce dernier mot, plus puissant que tous les autres, imprégna cette région du monde, la nommant et fixant ses limites. À l’intérieur de ces frontières la trame des destins se déployait désormais, chargée des fragments de la voix d’Ego.

Certains de ces fragments pénétrèrent l’esprit des Pélasges, leur conférant le don de parole ainsi qu’Ego l’avait souhaité. Quelques animaux, quelques plantes aussi, s’éveillèrent à la conscience en recevant un fragment de la voix d’Ego.

Un silence pesant régnait sur la plage. Ego, terrassé de fatigue et de souffrance, s’était effondré sur le sable. La douleur dans sa tête continuait de croître. Pourtant c’était fini, il avait atteint son but, cela lui avait même coûté sa voix. Alors pourquoi avait-il encore mal ?

Ego tenta de hurler et c’est à peine si un murmure s’échappa de ses lèvres. Cependant, comme si ce cri tentait malgré tout de s’échapper, le crâne d’Ego enfla, avant d’éclater dans un claquement de tonnerre.

De cette plaie béante jaillirent les Protogonos, douze êtres semblables aux Pélasges mais plus grands et majestueux. Enfants d’Ego et d’Oniros, ces puissances primordiales à la voix impérieuse, allaient régner au moins un temps sur les Ellades.

Cinq d’entre eux avaient des ailes similaires à celles dont Ego s’était doté sur le Mont Orthys. Ils avaient pour noms Æther, Ananké, Chron, Éros et Héméra.

Trois autres étaient d’une complexion semblable à la mer, tantôt indolente, tantôt féroce et sans retenue. Leurs noms étaient Hydros, Pontos et Thalassa.

Trois encore étaient sombres et changeants comme les ténèbres aux tréfonds du monde. Ils se nommaient Érèbe, Nyx et Tartare.

Et enfin il y avait Gæa, première jaillie du crâne d’Ego, dont la puissance était plus grande que celle de ses adelphes.

Venant juste de naître, ils rirent et s’étreignirent mutuellement, émerveillés de se découvrir vivant. Ils clamèrent leurs noms, tant pour se présenter les uns aux autres que pour proclamer leur présence au monde. La terre, le ciel et la mer vibrèrent à ce son, prêts à se plier à la volonté des puissances primordiales.

Tout à la joie de leur naissance, les Protogonos ne virent pas le corps d’Ego se réduire en une fine poussière que le vent dispersa promptement.

Lorsqu’ils s’aperçurent qu’Ego avaient disparu, les Protogonos s’inquiétèrent. Ils le cherchèrent un temps, avant d’abandonner car le monde avait bien plus d’attraits que le souvenir de leur géniteur qui s’effaçait peu à peu de leurs esprits.

Seuls Ananké et Chron gardèrent l’espoir de retrouver un jour la trace d’Ego. Et leur espoir était fondé car Ego existait encore. N’avait-il pas lui-même décrété face à Hybris le furieux qu’il ne pouvait pas mourir ?

L’esprit d’Ego désincarné avait trouvé sans peine le chemin des cavernes d’Oniros et c’est là qu’il erre désormais, à la frontière entre l’éveil et les rêves, témoin éternel de la destinée des Ellades.

Il est le premier aède et même si sa voix n’est plus qu’un lointain murmure, elle peut toujours atteindre l’oreille du rêveur passionné de légendes, qu’il fut de ce monde où d’un autre.

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AlaindeVirton
Posté le 04/07/2024
Géniale, cette réinvention de la naissance des dieux premiers. Ça doit rappeler des lectures à beaucoup. Si je puis me permettre deux remarques. Sur le fond, j'aurais fait revenir Hybris qui est tout de même ce qui conduit le monde à sa perte. Sur la forme, attention à "mourir". « Non. Je ne mourrais pas. » : j'aurais mis le futur. Mais s’il mourrait ici,... : j'aurais mis l'imparfait. Cordialement.
Francois6po
Posté le 04/07/2024
Bonjour Alain.
Je te rassure, Hybris refera son apparition plus tard dans l'histoire de l'humanité.
Et merci pour la remarque de conjugaison. Boulette de ma part.
Aïro
Posté le 18/04/2024
Très poétique ! Bravo à toi. Petite correction :
"Hybris poussa un cri de terreur et s’enfuit. Il disparut dans les collines et les Pélasges ne le revit que bien longtemps après."
Ne le "revirent" !
Francois6po
Posté le 18/04/2024
Bonjour, et merci pour le retour.

Voilà ce qui se passe quand on remplace "son peuple" par "les Pélasges" sans vérifier le verbe qui vient après. Oups :D
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