S'il est une chose que je n'ai jamais pris le temps de faire, ces six derniers mois, c'est bien de faire un récapitulatif de ma situation. Assise devant mon bureau, mon journal de bord actif, je me contente de faire tourner ma chaise sur elle-même, la tête levée le plafond, pensive. Je me sens bien stupide. J'hésite même à appeler Ethan pour lui faire part de mes réflexions, seulement, il est en mission sur Eos et je ne suis pas certaine qu'il ait franchement le temps de me répondre. Je fronce un peu des sourcils. Ça fait six mois que je suis à bord de l'Alecto et je dois faire un état des lieux de ma situation.
Je suis arrivée sur le vaisseau en qualité d'Aspirante et chacune de mes missions a été profondément analysée et décortiquée, autant par le collège d'officiers instructeurs du Camp Curragh, que par l'amirauté, en vue d'une promotion effective à l'issue de mon année. Sauf que ! Un jour, ma mère, Moïra O'Brian, est montée à bord du vaisseau. Cela faisait quatre mois que j'étais intégrée, mais ça ne faisait qu'un seul mois depuis Arès. Et la mission sur cette foutue station me tire encore bien des cauchemars.
J'ai été convoquée pour la réunion la plus formelle du monde et Moïra m'a demandé de prendre une décision rapidement. Je devais choisir entre la Confédération et l'armée de l'air irlandaise.
Ce n'était pas tellement un ultimatum ni même un dilemme et Moïra, pour une des rares fois où on se voyait, s'est montrée conciliante, m'exposant les avantages et les inconvénients d'une intégration ferme et définitive au sein de l'une ou l'autre des organisations militaires. Oh, je ne dis pas qu'elle a un peu piqué ma fibre sensible quand elle a parlé des chasseurs spatiaux. Mais, je ne pouvais pas prendre une décision comme ça, sur un coup de tête, sans prendre le temps de la réflexion. Et l'amirale avait daigné me laisser un moment supplémentaire pour étudier les propositions.
Finalement, au cours du cinquième mois, j'ai fini par me rendre compte que j'appréciais les cursives dans lesquelles j'évoluais, que j'avais tissé et noué des liens avec les autres navigants du vaisseau. J'adore l'humour décalé de Ian Aznar, l'un des deux pilotes du vaisseau, dont les blagues hasardeuses tirent toujours un soupir de lassitude à sa comparse, Audrey Morvan. J'apprécie tout particulièrement Anastasia, qui se rapproche au fil du temps de ce qu'on pourrait qualifier d'amie. Celui qui a achevé de me convaincre, c'est Sasha Iounevitch, quand il m'a laissé l'opportunité de piloter un des chasseurs de l'Alecto.
J'ai compris qu'avec un peu d'effort, je pourrais être autant libre à la Confédération qu'ailleurs. Il suffisait que je m'affranchisse de certains préjugés et que je gravisse les échelons. Mon déclic a été suffisant pour que, au cours d'une escale à Pretoria, l'amiral Tokarev me gratifie d'un avancement spécial. J'ai quitté mon grade d'aspirante pour afficher – presque – fièrement les insignes d'enseigne. Je suis peut-être en retard sur le reste de ma promotion de près d'un an, mais je continuerai mon petit bonhomme de chemin tranquillement, forgée d'une nouvelle détermination. Quitte à subir Nivens pour les prochaines années de ma vie, autant lui en mettre plein la vue.
Alors, comme on dit dans le milieu, je me suis « sorti un doigt » et je me suis dépassée... tout en faisant mon choix. Le dialogue avant le combat, la parole avant les armes. Ce n'est pas forcément toujours efficace, mais au moins, les rares fois où je dois user de la violence, ma conscience s'en trouve un peu apaisée. Et si mes mains se couvrent de sang, je me dis que d'autres options ont pu être proposées. Je me flagelle beaucoup moins.
Je cesse de tourner sur moi-même et m'intéresse à mon journal de bord. Dans un coin de l'écran est logée ma nouvelle photo, prise en cap, plus récente. Là encore, on ne peut pas nier les changements. Mes épaules se sont élargies et j'ai parfois la sensation d'avoir perdu du poids. Rien de dramatique, mais juste suffisant pour que mon visage soit un peu plus ciselé, mon visage plus anguleux. On peut même distinguer les petits cernes violacés incrustés autour de mes yeux. Rien de méchant, juste la résultante d'une longue nuit de veille à travailler sur divers rapports que j'ai eus à signer pour ordre.
Ce que la photo n'affiche pas, en revanche, ce sont désormais les quelques cicatrices que je peux plus facilement cacher. Sur le flanc droit, la ligne sinusoïdale d'un couteau de chasse qu'on m'a planté. Près de la clavicule, la brûlure d'une balle en plasma qui me laisse encore une belle boursouflure. Et ne parlons pas de mes mains, parsemées de petites cicatrices blanches, visibles uniquement si on se focalise dessus.
Derrière moi, l'agitation se fait plus importante. Je me suis levée plus tôt que d'habitude pour faire ce petit topo, et aussi pour esquiver les autres féminines sous la douche. Je suis la plus jeune de l'équipage et si mon allure fait un peu plus « guerrière », je reste toujours la petite ou la gamine aux yeux de certains. Et on me couve parfois d'un regard maternel.
Je quitte mon poste, pour me diriger vers le mess histoire d'avaler un café et une insupportable reconstitution moléculaire de flan – qui n'en a par ailleurs que l'apparence – avant de me diriger vers la passerelle de commandement pour y prendre mes ordres.
Mais à peine ai-je levé la main pour appeler l'ascenseur que la voix d'Eithné, très chaleureuse, retentit dans l'intercom.
— Bonjour, enseigne O'Brian ! Le capitaine Nivens vous convoque dans sa cabine et il me dit que vous n'avez que trois minutes pour vous ramener.
— C'est moi ou le timbre de ta voix a changé ? lui demandé-je alors que je m'engouffre dans la cabine.
— Finement observée, vous êtes la première à l'avoir remarqué ! Après de très longues semaines de réflexion, j'ai songé qu'il serait plus agréable pour tout à chacun d'entendre une voix plus douce, n'est-ce pas ?
— Bien vu ! Ça te va bien en tout cas.
— Merci, enseigne ! J'informe le capitaine de votre arrivée prochaine.
Un léger soupir traverse mes lèvres tandis que j'appuie l'arrière de mon crâne et regarde tranquillement les chiffres défiler. Nous arrivons au terme de mon année de formation, et je ne m'attends pas à grand-chose d'autre de cette entrevue que le signe d'une nouvelle promotion, mais en tant que lieutenante. Et avec la possibilité de choisir le vaisseau sur lequel j'aurai à officier un certain temps. Même si, pour le coup, mon choix est déjà fait.
Un léger sourire étire mes lèvres. De plus, mes relations avec l'officier supérieur ont eu tendance à devenir très oscillantes. S'il a toujours eu cette tendance à vouloir me pousser à bout, il a fini par montrer, à plusieurs reprises, une forme d'inquiétude. À chaque retour de mission, il m'envoie à l'infirmerie pour un check-up complet. Quant à moi, je n'ai eu de cesse de lui rassurer. Si mes sens sont devenus plus aiguisés, j'ai simplement mis ça sur le compte d'une adaptation de mon corps à l'environnement qui m'entoure. Et pourtant, ça ne l'empêche pas non plus d'exiger un examen médical au lever du lit, sans raison valable.
Et si je suis bien mal à l'aise quant à l'idée d'être face à Endelsson, j'ai fini par me prêter au jeu, de bonne grâce. Parce que si, effectivement, notre relation oscille et passe du « vous avez été exceptionnelle au cours de cette mission » à « vous n'êtes rien d'autre qu'une putain d'incompétente » quand je me foire, je sais désormais que je n'ai plus rien à craindre de celui que je qualifie de « vieil ours mal léché ». Les mains sur mon uniforme de travail, je remets ma veste bleu marine en place alors que l'ascenseur arrive au dernier pont de l'Alecto.
Un an après mon intégration, je ne subis plus la même angoisse qu'auparavant. J'ai toujours un peu d'appréhension, j'ai conscience d'être encore parfois - souvent - immature sur bien des points, mais dans cet environnement qui est devenu mon milieu professionnel, je sais où est ma place et l'attitude que je dois avoir ; de la ponctualité et du sérieux, et si Cameron me donne parfois envie de lui griffer le visage jusqu'au sang, je me contiens, refoule mon ressentiment au fond de moi et laisse les vagues d'agacement s'éloigner. Encaisser, subir et supporter. Ce n'est qu'un vieil ours mal léché.
Arrivée devant la porte de la cabine du capitaine, je remue la tête de façon à faire craquer mes vertèbres, détendre un peu mon dos avant de me redresser. Une profonde inspiration plus tard, je frappe trois coups secs. Deux secondes à peine ont passée et le rond central, rouge, devient vert. Eithné se permet même une dernière intervention :
— Vous êtes en avance, enseigne ! ça vous change !
— J'avais un pied dans l'ascenseur quand tu m'as informée de la convocation ! m'amusé-je avant de m'introduire dans la pièce.
Eithné ne me répond pas ; malgré son affranchissement, elle obéit encore scrupuleusement à la règle qui lui interdit de se connecter aux réseaux privés de communication du capitaine. Je n'ai jamais compris cette règle. Peu m'importe. Je suis accueillie par un Nivens qui me dévisage, un sourcil haussé, et je me tends pour le saluer.
— Repos, enseigne. J'ai reçu vos rapports de mission...
Il y a quelques semaines en arrière, mon estomac se serait tordu d'une appréhension sans pareil, j'aurai même eu envie de vomir. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Enfin, plus tout à fait. Mon cœur cogne malgré tout un peu plus fort dans ma poitrine, mais je m'en accommode très vite !
— Je ne les ai pas encore signés pour ordre, lui expliqué-je alors que je croise mes bras dans mon dos. J'attendais vos retours concernant l'interpellation de l'agent de Panoptès sur Io.
Cameron pose le datapad sur le bureau et grimace légèrement.
— La puce mémorielle était endommagée, pas totalement inexploitable, mais les informations qu'on en a tirées ne sont pas si intéressantes que ça. Ce n'est pas ça qui me gêne... ce sont les dégâts que vos grenades à fragmentations ont occasionnés sur les bâtiments de culture. Ça va appeler de lourdes réparations. Vous auriez dû faire attention.
— Avec tout le respect que je vous dois, capitaine, l'agent ennemi a dévié lesdites grenades de leur trajectoire initiale.
— Anticipation, O'Brian, anticipation. Vous avez toujours cette tendance à oublier ce petit mot et, pourtant, vous êtes brillante que vous décidez de réfléchir un peu. Mais, il semblerait que votre route soit destinée à être parsemée d'explosion en tout genre.
Et pourtant, je n'ai pas un attrait particulièrement pour ce genre de choses. J'essaie d'être discrète, mais mes infiltrations ont tendance à tourner court. La main de Nivens se tend vers une chaise près de son bureau et mon corps se tend, instinctivement. Dans mon esprit, le seul moment durant lequel il a eu ce geste informel, c'est bien au retour de la Station Arès. Et le souvenir de cet épisode me rend encore bien mal. Je ferme les yeux, prise d'un léger vertige ; plusieurs mois après, je peine à me faire ce qui a bien failli m'arriver ce jour-là. Mes doigts se glissent sur mon cou, caressant des marques devenues invisibles depuis le temps. Invisibles sur ma peau. Pas dans mon esprit.
Assis, Nivens me rappelle l'intérêt de faire attention aux mobiliers urbains, aux infrastructures des colonies, comme si je ne le savais pas déjà. Je me tais, non pas parce que l'éventualité de passer une nouvelle nuit à garder un vaisseau qui n'en a pas besoin ne me fait guère envie, mais plutôt parce que mon esprit se déconnecte un peu. Je repense à Arès, à l'albinos. Je me claquemure dans le silence et m'enferme dans un carcan de raideur, le dos droit et les jambes serrées. Mes doigts caressent toujours mon cou et je prends une profonde inspiration. L'huile à la vanille que j'utilise pour prendre soin de mes mains abîmées m'enveloppe de son odeur rassurante et m'apaise.
Je ne sais pas si Cameron réalise que je l'écoute de moins en moins, mais sa voix se fait un peu plus forte quand il m'interpelle.
— O'Brian, cela fait un an, jour pour jour, que vous êtes présente à bord de l'Alecto. Je dois avouer que, les premiers temps, je ne pensais pas que nous en serions là aujourd'hui.
Le coin de ses lèvres tressaute en une grimace moqueuse.
— Il n'y avait qu'à voir vos résultats à l'école. Au pire, vous preniez vos jambes à votre cou et que vous désertiez, au mieux, vous courbiez l'échine le temps de faire votre année en fournissant le strict minimum d'effort.
— C'était un peu mon objectif de départ, la seconde option, admetté-je. Mais... Les choses ont changé.
— Ce qui prouve que vous avez gagné en maturité, souligne-t-il en se levant de sa chaise.
Je le suis du regard, un léger sourire vissé sur les lèvres. En maturité, certes, mais surtout en conscience professionnelle. Si je savais déjà que les soldats des unités dans lesquelles je pourrais me retrouver devraient avoir confiance en moi, je me suis rendu compte de l'importance de cette idée en intégrant le vaisseau et en faisant des missions pour le compte de la Confédération.
— Et vous nous avez aussi prouvé que les qualités qui dormaient à l'école étaient bien présentes, s'amuse Nivens alors qu'il se poste derrière son bureau pour fouiller dans ses tiroirs. L'amirauté tient d'ailleurs à vous féliciter pour les bons résultats et les performances que vous avez été capable de faire sur le terrain, comparativement à ce que vous avez fourni au camp.
— Sauf que les situations n'étaient pas les mêmes, précisé-je.
Nivens se contente de répondre à ma remarque par une œillade indéchiffrable. Tout son visage est empreint d'une émotion que je peine à traduire chez lui. Il finit par enfin retirer sa main du tiroir dans lequel il avait plongé sa main, mais en réalité, mon attention se fixe plutôt sur l'énorme aquarium mural, vide de tout poisson. La décoration de la chambre du capitaine a toujours été atrocement sobre... pour ne pas dire vide. C'est comme s'il n'avait aucune personnalité, aucun plaisir. Ou alors, parce qu'il n'a pas envie que ses subordonnés en sachent plus sur lui ? Aucune idée. Toujours est-il que je trouve dommage d'avoir une telle installation et aucun animal pour l'agrémenter ! Si j'avais été capitaine de ce vaisseau, il y aurait eu toute une faune aquatique !
Nivens finit par s'installer de nouveau face à moi et dépose un petit coffret noir sur le bureau, auquel je ne m'intéresse guère.
— Thé ?
Je hoche la tête et il nous sert une généreuse portion, avant d'attraper sa tasse entre ses mains. Le silence s'installe, comme le malaise. Pour le coup, je me vois difficilement parler de la pluie et du beau temps avec lui. Qu'est-ce qu'il me veut ? Fêter mes un an de service avec une tasse de thé ? M'amadouer pour mieux m'engueuler ? Je fronce des sourcils, j'essaie de comprendre ce qu'il attend de moi.
— Il manquera bientôt un commandant de bord ici, sourit-il.
— Vous prenez votre retraite ? m'étonné-je en portant ma tasse à mes lèvres.
— Non, pas encore. Je vais simplement travailler directement auprès de l'État-major. On me propose une jolie fin de carrière dans les bureaux et c'est le genre d'opportunité sur laquelle je ne cracherai pas après presque trente ans de service.
— Je comprends. La lieutenante Mikhaïlovna est très compétente et fera une très bonne commandante de bord. Ce sera un honneur que de travailler sous ses ordres.
J'avale une gorgée de thé, un ange passe, Cameron m'observe d'un air neutre. Mes dents attaquent ma lèvre inférieure, je lève mon nez vers le plafond ; est-ce que j'ai dit quelque chose de mal pour provoquer aussi peu de réactions chez mon interlocuteur ? Pourtant, Anastasia montre des habiletés de leadership que n'importe qui lui envierait. Je tourne et retourne la phrase dans mon esprit. Elle est plus que polie, il n'y a pas un mot au-dessus de l'autre qui coince. Rien, en tout cas, qui mérite un tel silence.
— Ai-je dit quelque chose qu'il ne fallait pas ? La lieutenante Mikhaïlovna...
— ... est un élément brillantissime que je connais comme ma poche. Mais, pour des raisons qui lui sont personnelles, la gestion d'un vaisseau de la Confédération ne peut pas lui incomber, tranche sèchement Cameron.
Je m'étonne d'une telle réaction de sa part et croise mes bras sous ma poitrine, après avoir posé ma tasse.
— Je ne vois pas pourquoi, rétorqué-je.
— Enseigne O'Brian... l'actualité mondiale vous intéresse-t-elle si peu ?
Il s'agit très clairement d'une de mes lacunes. Je n'ai pas beaucoup de temps à accorder aux informations terriennes et coloniales, complètement prise par mes occupations à bord du vaisseau. Et aussi parce que, en effet, ça ne m'intéresse pas. Je me force, cependant à lire les résumés et avoir des brefs topos que je peux glaner çà et là. Mais ce n'est rien de très folichon.
— Pas suffisamment en tout cas pour voir où vous voulez en venir, admetté-je dépitée.
— Donc apprendre que la lieutenante Mikhaïlovna est la sœur cadette de la tsarine Alevtina 1re sera une surprise pour vous.
La cadette. Je cligne une première fois des yeux. L'information met beaucoup de temps à percuter dans mon esprit ralenti par l'annonce. Les lèvres pincées, je reste mutique, incapable de comprendre où Nivens veut en venir.
— La lieutenante est deuxième sur l'ordre de succession au trône. Vous comprendrez dès lors que l'Empire voudrait récupérer sa princesse s'il venait à arriver quoi que ce soit à la tsarine. Il serait dommage, selon elle, d'ébranler l'organisation parfaitement huilée d'un SSAS. Vous voyez ce que je veux dire ?
Princesse. L'incongruité de ce mot résonne dans mon esprit et je manque de laisser éclater un fou rire. Mon poing serre, j'inspire profondément pour m'astreindre au plus grand calme. J'en viens à toussoter, pour faire passer l'éclat coincé dans ma gorge.
— Si vous aviez un peu plus fait attention aux politiciens de la Terre, vous auriez remarqué la forte ressemblance entre la Tsarine et Mikhaïlovna ! s'agace Nivens.
— Eh bien... Cela ne change rien ni au respect ni à la loyauté que je dois à la lieutenante. Mais, je ne vois toujours pas l'intérêt de m'avoir convoquée pour me donner cette information. Je suis enseigne, désormais, et ma place sera de descendre au niveau de la hiérarchie.
Je sais pertinemment que me retrouver dans la chaîne de commandement n'avait pour objectif que celui de me former. Maintenant que je vais être officiellement « diplômée », il existe d'autres soldats du même grade que moi et avec plus d'expérience, comme læ commissaire Celeste Mancini. Le sourire de Nivens s'élargit, s'agrandit et se teinte d'une touche de moquerie qui me frustre. Je me renfrogne, garde résolument les bras croisés sous ma poitrine. Quoi ? Qu'est-ce que j'ai encore dit ?
— Vous êtes perspicace, en temps normal, mais là, vous me faites l'effet d'une amibe desséchée, O'Brian. L'amirauté veut renouveler le sang des officiers, placer des éléments jeunes, pleins d'énergie à la tête des frégates. Le commandant Morthon a été le premier à être nommé. Vous seriez la deuxième.
Je ricane. Une mouche passe, une mèche de mon chignon s'échappe et vient se glisser entre mes deux yeux. Je louche, remets la rebelle derrière mon oreille. Puis, j'éclate de rire, aussi soudainement que si un train m'avait percutée de plein fouet. La bonne blague ! Emportée par une étrange allégresse, des larmes pointent à mes yeux. Le plat de ma main frappe le bureau du capitaine. J'apprécie la blague, mais tout de même !
— Allons, capitaine ! m'amusé-je entre deux éclats de rire, j'ai peut-être que vingt-quatre ans, mais je ne suis pas une idiote. De quoi commencer une bonne journée, que de rire un peu, et raconter une belle vanne aux collègues.
Cameron reste imperturbable, ce qui commence tout doucement à me calmer.
— Vous n'allez pas me faire croire que ce n'est pas le lieutenant de la marine coréenne qui a été choisi !
— Le lieutenant Hwang a décliné nos propositions, et vous croyez que je suis du genre à rire, O'Brian ?
— Non, mais à me prendre pour une courge, oui.
— Vous marquez un point, mais ce n'est pas le cas ici. La Confédération a jugé de vos compétences au cours de cette dernière année. Au vu du retard que vous avez bêtement accumulé au cours de votre formation, sans compter vos redoublements, vous auriez dû être promue lieutenante-commandante l'année dernière.
Il tend le menton vers la petite boite noire que j'ignore depuis tout à l'heure.
— Voyez cela comme un avancement exceptionnel.
Mon regard se rive sur l'objet, et mes doigts se tendent vers lui, fébriles. Les attributs, noirs, constitués de l'insigne de la Confédération et de quatre vagues, reposent tranquillement sur le velours. Je m'en saisis, tremblante, et je peine à réaliser ce qu'il se passe. Les responsabilités tombent lourdement sur mes épaules, et je ne m'estime clairement pas aussi solide que les gens le pensent.
Nivens m'annonce cette promotion comme s'il s'agit de l'acte le plus courant du monde. Et ça ne l'est pas pour moi. Ce n'est pas comme si je devais m'occuper uniquement d'une escouade. C'est presque d'une centaine de soldats à bord de l'Alecto que je devrais m'occuper. Et je ne compte même pas la faction Nona, à la tête de laquelle la frégate est en cas d'attaque d'une envergure massive... genre un Premier Contact hostile.
Alors oui, vous pourriez me dire que j'ai tout le temps encore d'apprendre et de me former. Que les plus grands officiers de ce monde ont appris et qu'ils ont dû être propulsés parfois pour prendre des responsabilités.
— Je ne suis pas... certaine de...
Mes poings se serrent et je tremble un peu plus. Mon esprit tourne à vive allure et je déglutis difficilement. Pourquoi moi, en fait ? Pourquoi moi et pas une autre ? Je secoue légèrement la tête.
— Si on omet vos résultats académiques plus que désastreux, qui ne sont en rien représentatifs de ce que vous êtes réellement capable de faire, je ne vois pas pourquoi vous ne seriez pas qualifiée pour ce poste.
— Je me frictionne régulièrement avec Cooper.
— Cooper est un petit con, vous et moi le savons très bien. Et votre dernière bagarre remonte à il y a plus de neuf mois.
— Je ne sais pas commander des troupes !
— Vous croyez que j'ai naturellement su commander des hommes ? m'interroge Nivens. L'armée donne cet avantage que le galon écrase le reste, mais je n'étais pas un meneur d'hommes, moi. J'étais un exécutant, quelqu'un qui obéissait. On m'a un jour donné la chance de monter en grade. Et cette opportunité, je l'ai saisi. J'ai appris. Je ne suis pas le meilleur, je ne suis pas le pire.
C'est sûr qu'il y a sûrement pire que Nivens, si on omet sa tendance à adorer malmener certains éléments pour peu qu'il les ait dans le nez. Mon attention est entièrement tournée, désormais, sur les deux barrettes qui attendent d'orner les épaules de quelqu'un. Et il semblerait que ce quelqu'un soit moi ? Je ferme les yeux et referme le boitier. Diriger l'Alecto. Pour certains, ça relève du rêve, mais pour moi, ça serait quoi ? Un cauchemar ! Il me faudrait prendre la relève de Cameron, qui est à bord depuis plus de dix ans. Comment m'imposer ? Comment faire face à un équipage qui va encore très certainement juger que j'ai été privilégiée ? Je ne suis pas légitime à ce poste, je ne suis pas à ma place. Pas à cette place en tout cas.
Un contact sur mon poignet me fait sursauter. La paume chaude du capitaine me provoque une espèce de décharge qui me force à me reconnecter à l'instant présent. Et je cligne des yeux, plusieurs fois, surprise, et hébétée.
— Vous pouvez toujours refuser, O'Brian, personne ne vous force. Mais, n'oubliez pas de peser le pour et le contre.
— Je vois plus de contre que de pour, admetté-je penaude.
Un sourire carnassier étire les lèvres de l'officier supérieur.
— Vous seriez presque libre de n'en faire qu'à votre tête, vous pourriez même pourchasser et retrouver cet albinos qui vous a fait faux bond sur Arès. Il est encore bien présent dans votre esprit, n'est-ce pas ?
Touchée. Une chaleur sournoise naît dans mon bas-ventre, une excitation somme toute singulière que je n'arrive pas à m'expliquer. Cet agent, j'y pense encore très souvent. Trop souvent. Je me remémore parfaitement les moindres détails de son visage ; la glace de ses yeux, ses cheveux de neige, sa peau trop blanche qui ne doit pas si bien supporter le soleil. J'entends encore parfois sa voix, grave et sarcastique, résonner dans mon esprit et me promettre une mort certaine. Parfois, c'est même son rire qui éclate.
— Je dois y songer, dis-je en repoussant le boitier vers Nivens. Ce n'est pas une décision que je peux prendre sur un coup de tête, surtout pas pour simplement une question de vengeance. Une promotion, je peux l'accepter. Prendre le commandement de l'Alecto, et par conséquent de la flotte Nona, ce n'est pas rien.
— Voilà une réflexion sage venant de votre part, s'étonne Nivens. J'aurai cru que vous vous seriez précipitée sur l'occasion, ne serait-ce que pour vous débarrasser de moi.
— Et pourtant, m'amusé-je, je ne suis pas de ceux qui cherche le profit, la gloire du galon ou de l'autorité. J'ai plus souvent cherché à être libre et m'émanciper.
— Libre, vous pourriez l'être sur ce vaisseau, insiste Cameron. Considérez tout ce qui s'ouvre à vous. Discutez-en avec le commandant Morthon.
Penser à Ethan fait chauffer mes joues et je détourne mon visage. En dehors des nombreuses communications que nous avons eues au cours des derniers mois, nous ne nous sommes vus qu'il y a six mois, parce que nos repos concordaient avant qu'Ethan ne doive partir en mission de longue durée.
— Réfléchissez-y, O'Brian. Jouissez des bienfaits d'une petite perm, il me semble qu'il vous reste encore quinze jours pour cette année. Arrangez-vous pour que ça coïncide avec les escales du Tisiphone à Pretoria.
Y songer, je n'ai plus l'air d'avoir tellement le choix de faire autre chose, semble-t-il. Je hoche la tête et salue mon officier supérieur. Discuter durant des heures ne servira de toute façon à rien. Déjà, parce que je dois malgré tout aller travailler, mais aussi parce que je sais qu'envisager cette promotion avec mon compagnon ne peut être qu'une excellente idée.
MAIS CETTE ELLIPSE INCROYABLE ?!
je m'y attend si peu a ce qu'elle soit promus commandante même si c'est pas encore réellement le cas
Par contre Nivens >>>>
Voilà
Plus sérieusement : excellent chapitre avec une ellipse vraiment super bien menée, qui nous permet de souffler après les événements qu'on a eu juste avant et très heureuxse de voir le temps avancer !
Hâte de voir ce qui va se passer dans la suite hihi <3