Elevée dans du coton

Notes de l’auteur : Courte nouvelle écrite lors d'un atelier d'écriture : le défi était de tirer trois mots ou expressions d'un chapeau et de créer un texte en les utilisant. J'ai tiré : "roi mage", "coton" et "aventurière".
Tous retours encouragés.

Aujourd'hui à la sortie de l'école, c'est la catastrophe.

Amélie est tombée à la récré de l'après-midi. Rien de grave, une simple chute en courant après le ballon de foot que Julien avait envoyé trop loin des buts (il est vraiment nul au foot, Julien, mais comme il laisse tout le monde recopier ses devoirs, on le laisse jouer quand même, histoire d'être sympa). Amélie n'a même pas eu mal et s'est relevée de suite mais, à son grand malheur, elle s'est écorchée les genoux et deux ovales ensanglantés tâchent désormais ses beaux collants blancs tout neufs.

Et bien sûr, à seize heure trente, Maman s'en rend compte tout de suite. Là, le drame commence.

— Mais qui a fait ça à mon bébé ? s'exclame-t-elle d'une voix étranglée en attrapant sa fille par les épaules.

Les têtes des parents se tournent et leurs regards interloqués se posent sur elles. Le sang d'Amélie se glace. C'est reparti pour un tour.

— Où est la maîtresse ? Viens, Amélie, ça ne va pas se passer comme ça !

Et voilà Maman qui la tire par le bras pour entrer dans la cour. Amélie a beau traîner des pieds, rien n'y fait. Elle entend ses copains ricaner, comme d'hab, et quand elle se retourne pour les fusiller du regard, les ricanements redoublent. Seul Julien lui adresse un petit signe de la main et un sourire maladroit.

Maman l'entraîne à grand pas à travers la cour, par la porte principale jusqu'en haut de l'escalier. Elle n'a pas besoin de frapper à la porte de la classe d'Amélie car elle est restée ouverte. Maîtresse Sylvie est assise à son bureau.

— Voulez-vous bien m'expliquer ce que c'est que ça ? s'écrie Maman en désignant du doigt les genoux rougis de sa fille. Pourquoi n'ai-je pas été prévenue ? Avez-vous contacté un médecin ? L'infirmière scolaire ? Amélie a-t-elle pu prendre un Doliprane ?

Les questions de Maman fusent à toute allure. C'est assez impressionnant (comment fait-elle pour respirer ?). Mais c'est aussi très gênant. Amélie sent son visage s'empourprer. À coup sûr, il est aussi rouge que ses genoux. Elle détourne les yeux et, pour échapper à son embarras, observe les platanes par la fenêtre. Elle se dit qu'elle aimerait bien être un arbre aussi, là, à cet instant. Peut-être que si elle reste immobile suffisamment longtemps, elle pourra prendre racine.

Maman n'a toujours pas fini sa tirade. Maîtresse Sylvie l'écoute avec patience, les mains jointes sur son bureau. Il faut dire qu'elle a l'habitude. Amélie l'a entendu dire une fois à voix basse au maître des CE2 que l'inconvénient quand on enseigne aux enfants, c'est qu'on côtoie aussi leurs parents. Et puis, ça doit bien être au moins la quatrième fois cette année que Maman monte en classe dans un tel état. Il y avait eu la fois où Amélie avait tellement mâchouillé son stylo que l'encre avait fui et taché son visage, la fois où à la cantine il n'y avait eu que des poires en dessert alors qu'Amélie déteste ça, et la fois où, pendant le spectacle de Noël de l'école, sa fausse barbe de roi mage avait pris feu sur scène. Bon, cette fois-là était peut-être justifiée, mais tout de même.

— Je comprends votre inquiétude, Madame, dit Maîtresse Sylvie d'une voix calme. Asseyez-vous donc. Je vous assure que nous avons pris grand soin de votre fille. Ses égratignures ont été soignées avec du désinfectant et du coton.

Maman repart de plus belle. Elle a maintenant les mains qui tremblent et la voix qui chevrote.

Amélie se demande toujours comment Maîtresse Sylvie reste aussi sereine. Les crises de Maman doivent forcément l'atteindre aussi. Peut-être que c'est parce qu'elle a connu Maman avant, quand elle ne se mettait jamais dans cet état.

— Rassurez-vous, ajoute Maîtresse Sylvie. Amélie va très bien. Rien de mal ne va lui arriver.

Le menton de Maman remue bizarrement et une larme coule sur sa joue. Elle pleure souvent depuis qu'elle est rentrée de l'hôpital il y a quelques mois. Peut-être parce qu'elle est revenu sans le bébé qu'elle avait dans le ventre l'année dernière. Amélie ne sait pas ce qui est arrivé à ce bébé. Sûrement qu'on l'a donné à une autre famille, comme Papa et Maman avait déjà Amélie, et que c'est pour ça que Maman est triste.

Amélie n'aime pas voir Maman pleurer, alors elle se reconcentre sur les platanes. Elle se demande combien de temps pourrait prendre sa transformation car, à force de rester immobile, ses jambes commencent à fatiguer. Devenir un arbre, on ne dirait pas comme ça, mais ça fait mal au pattes.

Maîtresse Sylvie reprend :

— Vous ne pouvez pas élever votre fille dans du coton. Amélie est une vraie petite aventurière, vous savez.

Maman lâche un petit rire et hoche la tête tout en chassant ses larmes du bout des doigts. Ses épaules se détendent enfin : la panique semble s'évanouir. Elle adresse à Amélie un sourire hésitant. Ses lèvres tremblent encore et son rouge à lèvres a bavé un peu : c'est le plus beau sourire du monde.

Amélie s'élance pour passer ses bras autour de sa taille, qu'elle serre de toutes ses forces. Elle sait bien pourquoi Maman est comme ça. Il faut prendre patience, a dit papa. Avec le temps… Elle le sait bien, Amélie. Elle a le temps.

Alors tant pis pour son processus de transformation ! Elle attendra un peu pour choisir son métier. D’ailleurs, aventurière, c'est un métier qui lui plaît mieux que platane.

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Peridotite
Posté le 29/06/2023
Une petite nouvelle sympa dans laquelle on découvre une mère hyper protectrice envers sa fille. Elle fait une montagne pour de pauvres genoux écorchés, mais en un sens, on la comprend, elle vient de perdre une enfant et elle reporte toutes ses craintes sur sa fille.
Lislee
Posté le 06/04/2023
Bonjour !
Je trouve ce texte bien maîtrisé. On sent tout de suite le regard de l'enfant derrière les mots, l'insouciance, la joie de vivre et la candeur et franchement, c'est chouette ! La petite anecdote avec le platane rajoute en plus du piquant à l'histoire, qui peut sembler "banale" de prime abord. Le personnage a de la personnalité, et pourtant le récit est court. Alors bravo :)
MarleneLau
Posté le 06/04/2023
Bonjour Lislee,
Merci beaucoup pour ce retour ! Je suis ravie que le texte t'ait plu et très touchée par tes mots, surtout en ce qui concerne le platane dont je n'étais pas vraiment sûre :)
DarrenLilium
Posté le 04/04/2023
Cette histoire est touchante comme tout ! J’aime beaucoup et le fait de voir la situation à travers les yeux de l’enfant est une très bonne idée qui donne un effet « innocent » super réussi ! Félicitations !
MarleneLau
Posté le 04/04/2023
Merci d'avoir pris le temps de me lire et de me donner ton avis :) Ca me touche beaucoup ! Et surtout ça m'encourage à continuer !
SHÂMSE
Posté le 03/04/2023
Merci pour la fraicheur de ce texte. A vous lire on arrive à se mettre dans la peau d'Amélie et presque à ressentir ses émotions.
J'ai juste un peu été parasitée par le fait de savoir qu'il fallait glisser trois mots dans le texte, du coup je les cherchais au lieu de profiter😅
Shâmse
MarleneLau
Posté le 03/04/2023
Bonjour Shâmse,

Merci pour ce beau commentaire !
Haha mince ! Je n'y avais pas réfléchi mais j'aurais sûrement fait comme vous 🤣
Vous connaissez le livre La Disparition de Pérec, écrit sans la lettre e ? Je l'ai lu il n'y a pas longtemps mais je n'ai rien retenu. J'ai juste cherché désespérément un e 🤣
Je verrai à l'avenir s'il est bien utile de donner ces petites précisions sur la genèse du texte. Il vaut peut-être mieux les laisser vivre dans leur état final.
Marlène
Letorpe
Posté le 28/03/2023
Chère MarleneLau,
Défi relevé avec brio ! L'histoire est tout à fait cohérente, et de plus,au fil du texte, on arrive à adopter le point de vue enfantin d'Amélie.
Bel entrainement que ces ateliers d'écriture, continuez !
À vous lire,
Olivier
MarleneLau
Posté le 28/03/2023
Cher Olivier,
Merci pour votre si gentil commentaire ! Je suis très contente que le point de vue vous ait plu car il n'est pas évident, quand on a grandi, de se rappeler de son regard d'enfant.
J'adore participer à de ms ateliers d'écriture car ils me permettent d'explorer de nouvelles choses que je n'aurais peut-être pas abordées seule.
Au plaisir de vous lire également,
Marlène
Chapo
Posté le 28/03/2023
Super texte au rythme enjoué, lu avec beaucoup de plaisir, et dans lequel j'ai pu me reconnaître à différents niveaux.
Dès le début, on est happé par l'histoire. On vit le stress d'Amélie face à l'inquiétude de sa maman et les réprimandes qu'elle va faire à la maîtresse. Une histoire presque banale, jusqu'au retournement avec la phrase qui bouleverse tout ! On est alors pris cette fois dans le malheur de la maman et on lui pardonne son comportement excessif vis-à-vis d'Amélie. La conclusion est très belle car pleine d'espoir.
Quant aux mots imposés, ils sont tellement glissés a propos qu'on ne se rend pas compte qu'il fallait les placer !
Bravo !
MarleneLau
Posté le 28/03/2023
Bonjour Chapo,
Merci pour ce beau commentaire ! Je suis super contente que tu aies pris du plaisir à lire mon texte.
J'aime bien utiliser des situations un peu banales, un peu quotidiennes, et imaginer ce qui peut se cacher derrière.
En tout cas, merci encore pour tes encouragements qui me vont droit au cœur :)
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