L'imprévu, c'est le quartier général de Gégé et Robert.
C'est là qu'ils se retrouvent, six jours sur sept, pour siroter leur petit vin en terrasse. Ils aiment ce petit PMU de banlieue avec ses décors démodés, ses tables un peu branlantes et ses verres usés. Il faut dire que ça fait bien quinze ans qu'ils viennent comme ça, les mains dans les poches et le portefeuille dans le veston, pour passer leur retraite à jouer aux cartes avec, comme bruit de fond, les commentaires des courses hippiques à la radio et les matchs de foot à la télé. Tout le monde les connaît ici. Pas besoin de commander, on sait ce qu'ils prennent. Les gens du quartier les saluent en allant s'accouder au comptoir.
Aujourd'hui, c'est comme les autres jours. Gégé et Robert profitent du soleil de septembre, la casquette sur les yeux. À une exception près : c'est vendredi.
Tous les vendredis, les deux compères se cotisent pour tenter leur chance aux jeux à gratter. Ni l'un ni l'autre ne se souvient comment ça a commencé, ou qui a eu l'idée au départ, mais le principe est simple. Ils investissent chacun dix euros pour acheter une de ces enveloppes toutes prêtes qui renferment une petite douzaine de cartes. Armés tous deux d'une pièce de cinq centimes, ils grattent et grattent et grattent. À la fin, ils partagent les gains, c'est-à-dire souvent rien, ou alors pas grand-chose.
— Allez, c'est notre jour de chance aujourd'hui, annonce Gégé en s'asseyant, la fameuse enveloppe dans les mains. Ce soir, on est riche !
— Ne parlons pas trop vite, mon vieux, réplique Robert.
Puis il ajoute, goguenard :
— On est déjà riche de notre bonne humeur, hein, pas comme ces deux-là.
D'un geste de la tête qui se veut discret, il désigne les deux jeunes hommes qui prennent place à la table voisine. Gégé les observe à la dérobée. Effectivement, ils tirent une vraie tronche d'enterrement ! La tension entre eux est palpable : leurs yeux s'évitent, leurs bouches sont pincées et leurs épaules tendues. Gégé ne les a jamais vus, mais leurs traits quasi identiques trahissent leur lien de parenté. Des frères, selon toute vraisemblance.
— Un whisky, commande le plus grand des deux lorsque la serveuse approche.
— Et puis quoi encore ? rétorque l'autre d'un ton sec. Avec ce que tu viens de me dire, tu n'as toujours pas compris que l'argent ne pousse pas sur les arbres ? On prendra deux cafés, ce sera bien suffisant.
Gégé et Robert échangent un regard et étouffent un rire. Quelle ambiance ! Ils préfèrent retourner à leurs occupations.
— Lesquels tu veux ? demande Gégé en étalant les cartes à gratter sur la table. Le truc des mots croisés, là, comme d'habitude ?
— Oui, et puis celui avec les machines à sous, tu sais, comme à Las Vegas.
— Il te plaît celui-là, hein ?
— Tu sais bien, moi, je dirais pas non à quelques jours à Las Vegas. Les casinos, les parties de poker, les jolies petites américaines. Hé, ça fait rêver, non ?
— Et tu vois ta femme quelque part dans ce rêve ?
— Tu rigoles ? Le principe des rêves, Gégé, c'est que ça doit rester agréable.
Les deux compères s'esclaffent.
À côté, les bribes d'une conversation houleuse s'échappent :
— Maintenant qu'est-ce qu'on fait ? ... Tout perdu... Toi et tes manies... Rien, plus rien ! Te rends-tu compte... Rembourser... Dans de beaux draps, tiens !
Robert laisse traîner un peu son oreille. Les gens et leurs problèmes d'argent ! Il n'aurait pas su dire combien de fois il avait pu être témoin de ce genre de scènes dans le passé. Il faut croire que les bistrots délient les langues.
Il reprend la parole :
— Et toi, Gégé, tu ferais quoi, si on gagnait le pactole ?
Gégé s'applique dans ses grattages. Il aime gratter les vignettes entières, jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien à enlever. Il fait ça avec des gestes lents, presque hypnotiques.
— Bah, tu vas trouver ça bête, mais moi ce qui me plairait, c'est un bateau. Pour aller à la pêche. Ou peut-être une voiture. Mais attention, une belle ! Une qui fait du bruit quand tu démarres, pas un de ces trucs d'écolos à brancher sur une prise électrique.
— La voiture, c'est pas idiot. Ça t'éviterait de prendre le bus pour venir au PMU. Mais alors le bateau, ça, Gégé, ça me semble pas bien malin. Où tu le mettrais ? Dans la cave de ton appart' à Créteil ? Et puis, tu as déjà péché, toi ?
— Bah non, mais enfin...
Le bruit d'une tasse entrechoquant une soucoupe attire l'attention de Gégé. Le plus petit des frères s'agite :
— Tu vas arrêter de me mener en bateau ? Je ne suis pas né de la dernière pluie. J'ai déjà vécu ça avec toi. Comment me rembourserais-tu ? Comme les dernières fois, je suppose ? De toute façon, je n'ai plus rien à te prêter ! Je n'ai plus rien, tu entends ?
— Tu ne comprends rien ! lui répond son frère. Tu es toujours à me juger quand moi, j'ai besoin de ton soutien !
Soudain, Robert émet un son étranglé et saisit le bras de son acolyte, le ramenant à leurs occupations.
— Gégé, Gégé ! Gégé, regarde ! Là !
Robert lui met sous le nez une carte à gratter. Celle avec les machines à sous. Sa main tremble, alors Gégé n'arrive pas à lire. Il voit seulement que Robert, comme d'habitude, a gratté le strict minimum.
— Mais regarde, enfin !
Et Gégé regarde. Ses yeux s'écarquillent et il entrouvre la bouche d'un air niais.
— On a gagné, Gégé ! On a gagné ! Cent mille euros ! C'est marqué, là !
Les deux vieux amis s'enlacent par-dessus la table, mêlant leurs rires incrédules.
— À moi Vegas ! À moi les casinos !
— À moi le bateau ! Les parties de pêche !
— Dis, sois sérieux un peu. Ne recommence pas avec tes parties de pêches, enfin !
— Quoi, mes parties de pêches ? C'est pas plus bête que ton Vegas, là, et tes petites américaines ! On n'a pas idée d'aller gaspiller son pognon au casino !
— Et le gaspiller dans du poisson, alors que tu peux l'avoir au marché, ton poisson, c'est mieux peut-être ? On n'a pas idée !
— C'est mon argent, j'en fais ce que je veux !
— Ton argent, Gégé, ton argent... C'est quand même moi qui ai gratté le ticket gagnant ! Je suis pas sûr de vouloir partager avec quelqu'un qui va s'en servir pour n'importe quoi !
— Oh, elle est bonne celle-là ! Tu as peut-être gratté le ticket, mais qui a choisi l'enveloppe, hein ?
Les deux compères se fusillent du regard. La dispute s'envenime : bientôt, les voilà qui s'agrippent par-dessus la table. Les verres de vin tanguent. Quelques gouttes rouges s'échappent et éclaboussent les cartes à gratter étalées là.
— C'est moi qui ai eu l'idée des enveloppes en premier, s'écrie Gégé. L'argent me revient !
— Menteur ! rétorque Robert. Comme si tu pouvais avoir des idées, toi, le pilier de comptoir !
Les deux hommes se secouent, s'empoignant plus fort que jamais, prêts à en découdre. Robert tire d'un grand coup sec sur la chemise à carreaux de Gégé et l'envoie valser hors de sa chaise. Mais Gégé s'accroche et Robert se retrouve déstabilisé, lui aussi. Dans la bagarre, ils heurtent quelqu'un de plein fouet et se retrouvent soudain couverts de café brûlant. Une tasse éclate au sol.
— Attention, Messieurs ! Je vous ai fait mal ?
C'est le plus grand des deux frères qui les regarde avec des yeux tout ronds.
— Et voilà, bravo ! invective le deuxième. Tu ne pouvais pas faire attention ? Nous sommes navrés, messieurs, vraiment ! Laissez-moi vous aider.
Sortant un mouchoir en tissu de sa poche, les deux frères entreprennent d'essuyer les bras et les chemises des deux compères, ainsi que le plateau de la table recouvert d'un odorant mélange de vin et de café.
Gégé et Robert se confondent en excuses :
— Ce n'est rien... Nous n'aurions pas dû... Pas grave... Bien aimable à vous... Nous excusons...
Le petit frère balaie leur embarras d'un geste de la main.
— Laissez-moi réparer notre maladresse, dit Robert en tirant de sa poche un billet de dix euros. Pour vos consommations d'aujourd'hui.
Tout sourire, les deux frères acceptent l'argent avec mille remerciements. Puis ils s'éclipsent et s'éloignent d'un pas rapide en direction du parking. Le plus grand des deux glisse un papier dans la poche de sa veste qu'il tapote d'un air satisfait. Gégé et Robert les regardent échanger une accolade et un rire complice avant de monter en voiture.
— Il y a pas à dire, c'est beau, deux frères qui se pardonnent tout, dit Gégé.
— Si eux sont capables de se montrer raisonnables malgré leurs problèmes d'argent, répond Robert, nous devrions nous aussi pouvoir trouver un terrain d'entente. Qu'en penses-tu, mon vieux ?
Les deux hommes, calmés, se rassoient. Alors que Robert fait signe à la serveuse de leur amener deux autres verres, Gégé finit d'éponger la surface de la table avec un coin de sa manche. Il remarque que les deux frères ont aimablement empilés les cartes à gratter loin des flaques de café.
— Attends, dit Gégé en fronçant les sourcils, scrutant l'une après l'autre chaque carte à gratter.
Elles sont toutes là : les mots-croisés, le jeu de l'oie, le signe astrologique... Toutes, sauf une, la seule qui importe.
— Tu t'es mis Las Vegas dans la poche ? Voleur !
— Ça ne va pas bien ? C'est plutôt toi qui l'a prise quand j'avais le dos tourné ! Assassin !
Cette fois, les poings fusent. C'est le patron lui-même qui intervient, lassé des querelles sur sa terrasse. Pour la première fois en quinze ans, Gégé et Robert sont priés de quitter les lieux.
Et pour la première fois en quinze ans, le lendemain, leur table habituelle en terrasse reste inoccupée.
Merci pour ton retour ! Effectivement la fin est assez prévisible mais je me suis bien amusée avec ces personnages et ce lieu, à tel point que je ne pouvais pas ne pas partager ce texte.
C'est un vrai plaisir de recevoir un nouveau commentaire de ta part, je t'en remercie chaleureusement :)