Comme tous les soirs, Naelmo sortit de la ville avec une sorte de précipitation. Les derniers immeubles se dressaient à une centaine de mètres des premiers arbres. Un espace dégagé, nu et triste servait de sas entre la civilisation et les bois. S'extirpant de l'ombre oppressante des cubes de béton sans grâce, elle hâta le pas pour le franchir.
Une fois sous la ramure, ralentissant presque sans y penser, elle se laissa envahir par l'atmosphère sylvestre familière : lumière spectrale filtrée par les feuillages presque noirs au sommet de troncs gigantesques, grincements des arbres-ressorts, chuchotements des minuscules vies animales s'entrecroisant dans un ballet affairé. La chaleur augmentait à mesure qu'elle s'enfonçait sous le couvert, réchauffant ses os transis par le béton de la ville. L'odeur de végétaux en décomposition s'intensifiait à chaque inspiration, faisant frémir ses narines d'un bien-être indicible. Elle trahissait pourtant la décrépitude de la forêt adjacente à la ville, malmenée par l'emprise grandissante des constructions.
L'agglomération s'étendait chaque année pour satisfaire aux besoins des colons : on défrichait toujours plus loin, avec les machines importées lors de l'installation. Naelmo haïssait les énormes engins de déblaiement qui digéraient les arbres et les buissons, puis recrachaient derrière eux un matériau indestructible, imputrescible, assise des futurs bâtiments. En quelques heures, une zone couverte de végétation, peuplée d'animaux innombrables, était remplacée par une peau morte à la puanteur chimique. La première fois qu'elle avait assisté à ce spectacle, à huit ans, la petite fille avait pleuré :
- Papa, on ne peut pas sauver la forêt ?
- La sylve occupe toute la planète, ma chérie ; il faut bien que les humains se réservent un coin où habiter et cultiver ce que nous mangeons. Tu sais, ce que nous sacrifions est microscopique à l'échelle de la planète.
À treize ans, cela peinait encore Naelmo. Pourtant, elle se consolait à la pensée que le béton ne la rattraperait pas : elle aurait toujours sa place dans la forêt. Son père, xénobiologiste de la colonie, devait vivre dans ce qu'il appelait avec respect « la sylve » d'Hevéla pour en étudier la faune et la flore. C'était son métier, et il entendait le pratiquer de cette manière. Bon nombre de braves gens de PortNeuf, aussi imaginatifs dans leur conception de la vie que dans le nom qu'ils avaient trouvé pour leur ville, s'apitoyaient sur le sort de sa famille, condamnée à habiter dans une jungle hostile au lieu de profiter du confort de la civilisation.
Se gardant de les détromper, son père, Delum, un sourire narquois aux lèvres, affirmait en privé qu'il valait mieux être plaints que jalousés.
****
Toute entière immergée dans sa contemplation de la sylve, l'absorbant par tous ses sens, nez au vent et yeux fureteurs, Naelmo faillit foncer droit sur les quatre garçons. Ils s'étaient embusqués un peu plus loin, à quelques mètres du sentier qu'elle parcourait. Elle sentit une vibration étrangère et pila net. D'un pas de côté, elle se dissimula derrière un buisson de fulylfa dont les fleurs orange rendaient pâlot le blond roux de ses cheveux longs. Un bon camouflage : les amples feuilles moirées d'un violine sombre la cachaient entièrement. Naelmo n'apercevait ni n'entendait les garçons, mais il émanait de leurs cervelles surexcitées comme une odeur puissante : plutôt le genre détergent que parfum raffiné ! Elle plissa de désapprobation ses yeux bleu foncé.
Elle se concentra sur eux. Que fabriquaient-ils là ? Il y avait Nuffen, le fils d'une amie de sa mère, d'environ treize quatorze ans et trois copains du même âge qu'elle connaissait de vue. De longue-vue... Pas question d'approcher ces animaux dangereux ! Naelmo fréquentait déjà par nécessité des adolescents de seize ou dix-sept ans, dont elle partageait des cours. Une épreuve quotidienne. Elle n'allait pas en plus se mêler aux garçons de son âge, oscillant entre la niaiserie de l'enfance et la stupidité de l'adolescence.
La jeune fille s'ouvrit avec réticence aux relents émanant de leurs esprits survolés. Les quatre conspirateurs étaient en train de discuter à voix basse ; leur cerveau renvoyait fidèlement les mots qu'ils prononçaient, colorés de sentiments variés :
- Tu penses vraiment qu'elle ne dira rien ?
- Mais non, que veux-tu qu'elle raconte ? Personne la croirait, ils savent bien qu'on déteste entrer dans la forêt. Et à qui elle se plaindrait ? Elle a pas d'amies, de toute façon.
- Et puis on va rien lui faire qui laisse des traces. Juste regarder.
- Tu paries qu'elle est blonde de partout ? On pourra toucher un peu aussi ?
- Ben oui, évidemment !
- Ouais... Quand même, je n'aime pas cet endroit, il fait trop chaud, trop humide, et ça grince comme si tout allait tomber en morceaux. Vous savez qu'au cœur de la forêt, un homme peut mourir de chaleur ?
Ils se mirent tous à ricaner des craintes du dernier, d'autant plus fort qu'ils ne se sentaient pas très à l'aise, eux non plus. Ils produisaient un tel boucan que Naelmo les entendit, jusqu'à ce qu'un « chut » de leur chef les calme.
De Nuffen se dégageait une bonne dose d'autosatisfaction ainsi qu'un sentiment de supériorité : un mélange de l'orgueil du meneur et de la fierté d'avoir déployé les arguments propres à emporter l'adhésion de ses troupes. Les autres étaient moins confiants. Naelmo percevait leur anxiété mêlée d'anticipation et, pour l'un d'entre eux, un franc malaise. Celui-là aurait préféré être à l'abri en ville.
Naelmo se promit qu'ils allaient regretter de ne pas y être restés ! La contrariété et la colère plissèrent ses traits jusqu'à ce que, s'avançant avec précaution, elle repère l'arbre sous lequel ils l'attendaient, dissimulés derrière des buissons. Un sourire étira ses lèvres puis monta jusqu'à ses yeux bleu sombre, qui pétillèrent d'amusement. Un guanapié. Ces idiots s'étaient embusqués sous un guanapié !
Poser ses fesses sous un tel géant n'était pas la chose la plus futée du monde. Un fruit mûr, gros parpaing végétal, pouvait tuer un homme adulte s'il lui tombait sur la tête depuis neuf ou dix mètres de hauteur. Ils l'apprenaient tous à l'école, dans le programme « la sylve d'Hevéla » prodiguant les connaissances de base sur les dangers de la forêt planétaire. À cette saison, les guanapes étaient encore vertes, mais elles pesaient quand même leur poids, et on constatait assez aisément qu'il leur arrivait de se décrocher. Il suffisait de regarder au pied de l'arbre.
La stupidité des quatre complices exaspéra Naelmo davantage que le reste. À coup sûr, ils n'écoutaient rien en cours, trop sûrs de ne jamais poser leurs bottines de citadins arrogants en dehors des rues bien proprettes de la ville. En plus, ils n'avaient même pas le bon sens de s'interroger sur les fruits éclatés à leurs pieds. Dire qu'à quelques mètres près, elle se jetait dans leurs griffes !
Naelmo joua un instant avec l'idée de secouer l'arbre à distance. Elle s'en savait capable... mais cela n'aurait eu pour effet que de les faire fuir. Mieux valait les laisser transpirer sous la chaleur du soir et s'en remettre au sort. Espérer que la brise qui caressait les branches flexibles de l'arbre allait se changer en un souffle vigoureux.
Naelmo n'avait toujours pas tranché : existait-il quelque part une providence divine, distribuant les récompenses ou les punitions ? Quel bon moyen de tester cette hypothèse ! Si l'un des comploteurs se recevait un fruit sur la caboche, sûr que la balance pencherait un peu plus du côté d'un pouvoir transcendant dans l'esprit de la jeune fille.
Bof, pas si éclairant, réfléchit-elle : étant donné la quantité de fruits et la résistance des attaches, un simple calcul montrerait sans doute que point n'était besoin d'intervention surnaturelle pour qu'un des garçons soit écrabouillé.
Naelmo commença de visualiser les chiffres, mettant en équation la surface au sol occupée par les garçons en relation avec la surface totale de la ramure, le nombre de fruits et la probabilité de chute de chacun, tout cela en fonction du temps passé sous l'arbre. Elle y rajouta le vent qui augmentait ladite probabilité de chute. La formule mathématique prenait forme dans sa tête, s'agençant comme un corps de ballet où chaque danseur s'intégrait à une place déterminée dans la chorégraphie, pour y jouer un rôle précis.
Tout en y réfléchissant, elle recula avec précaution, s'obligeant à un large détour avant de rejoindre le sentier qui menait chez elle. La résolution du problème l'occupa pendant tout le chemin du retour. Elle enregistra sans y penser l'apparition de la maison familiale sur un côté de l'espace dégagé pour l'atterrissage de la navette paternelle. Sa silhouette rectangulaire basse détonnait dans la végétation du cœur de la sylve. En poussant la porte, elle s'attaquait au paramètre crucial, le taux de chute des fruits, et constatait qu'il était facile à calculer en prenant en compte les fruits tombés. Heureusement, la configuration du pied de l'arbre, avec les guanapes éclatées, était gravée dans sa tête. Quand elle entra dans la cuisine, déserte à cette heure, son cerveau lui renvoya le chiffre de 0,4, tandis que son estomac, lui, se manifestait d'une façon beaucoup plus prosaïque par un grondement revendicatif.
En mordant avec satisfaction dans le pain aux fruits secs confectionné par sa mère, arrosé d'un grand verre de jus d'emalia, Naelmo repensa aux garçons avec un petit sourire. Oui, s'ils restaient une heure sous l'arbre, la probabilité qu'au moins l'un d'entre eux soit blessé demain était presque d'une chance sur deux et elle augmenterait avec la force du vent. Elle vérifia celle-ci d'un coup d'œil distrait : la manche à air flottait presque à l'horizontale sur l'espace dégagé devant la maison. Ah, non, ça n'allait plus du tout, le vent avait fraîchi, il fallait refaire les calculs...
Comme je dis souvent, le bingo fait bien les choses. Je ne vois pas comment je serais tombée sur ce texte autrement, et pourtant il est comme fait pour moi : magique, utopique/dystopique, en forêt, avec une protagoniste qui a l'air très chouette et intelligente et idéaliste, sur un ton à la fois drôle et poétique. Je m'y sens bien, je m'installe.
Question : je n'ai pas lu le tome précédent. Ça ne m'a pas gênée dans ma lecture de ce chapitre, mais est-ce que tu me recommandes cependant d'aller y faire un tour avant de poursuivre ce volume-ci ? Ou est-ce que je peux les lire dans le sens inverse et ainsi subvertir l'ordre même de notre univers tout entier ?
Au fil de la lecture :
→ "D'un pas de côté, elle se dissimula derrière un buisson de fulylfa dont les fleurs orange rendaient pâlot le blond roux de ses cheveux longs." Je suis FAN de ce nom "fulylfa".
→ "d'environ treize quatorze ans" Je mettrais un tiret entre treize et quatorze.
→ Wow. Je ne m'attendais pas au dialogue des adolescents et je me suis pétrifiée. Je suis directement passée de "conte mignon sur la pollution" (admettons) à "oké on va aborder des sujets complexes".
→ "Naelmo commença de visualiser les chiffres, mettant en équation la surface au sol occupée par les garçons en relation avec la surface totale de la ramure, le nombre de fruits et la probabilité de chute de chacun, tout cela en fonction du temps passé sous l'arbre." J'adore ce paragraphe, qui est à la fois drôle, poétique, et extrêmement parlant sur Naelmo : c'est ici que je commence à comprendre qui elle est.
→ Ahahaha j'adore la chute du chapitre.
Merci pour tes commentaires et ressentis, ça fait plaisir.
Bon, ben c'est chouette, le bingo !
As-tu fini l'histoire de Naelmo? As-tu déjà songé à te faire publier?
Si ce n'est pas le cas, je t'y encourage! C'est vraiment top! (Jusqu'où j'ai lu en tout cas ;) )
Tu es nouveau par ici ? Merci pour ton passage sur Naelmo et ce gentil commentaire.
L'histoire est-elle finie : oui et non. Oui pour ce tome et un tome précédent (Arthen), non pour la suite (mais après une longue pause, j'ai bien envie de m'y remettre).
Si tu veux échanger et parler de tes écrits, tu peux t'inscrire sur le forum. (personne ne mord ^^)
Peut-être à une prochaine pour la suite ?
<3
bon début, je trouve. Ça fait penser un peu à Dune et à Je suis une Légende
Merci pour les références !
Non, les télépathes ne sont pas forcément plus intelligents que la moyenne, mais Naelmo est spéciale...
Merci de ton passage !