À leurs risques et périls

Par Rachael

Extrait du cours élémentaire standardisé : Programmes d'exploration

... Les planètes découvertes font l'objet d'un protocole d'exploration en trois phases : installation d'une équipe de scientifiques qui analysent les caractéristiques atmosphériques, géologiques, climatiques et biologiques de la planète. Si les conditions sont réunies, une population de pionniers, non permanente et limitée en nombre, est établie et les études poursuivies, afin de démontrer la possibilité d'une colonisation de masse, qui constitue alors la troisième étape du processus.

 

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Comme tous les matins, Théola accompagna sa fille jusqu'à l'école depuis leur maison, un jumelage de deux unités d'habitation universelles perdues dans la sylve. Elles se calaient l'une derrière l'autre sur un scooter à antigrav et zigzaguaient entre les fûts des arbres à un demi-mètre du sol, au-dessus de l'étroit sentier forestier qui les reliait à la zone urbaine.

Théola quitta Naelmo une fois arrivée en ville, la déposant à dix minutes de marche pour qu'elle finisse de se réveiller. Elle lui lança un au revoir silencieux :

- Salut ma puce ! Je te ramène ce soir, ou tu rentres à pied ?

- Salut m'man ! Je marcherai. À ce soir.

Naelmo avança le long des rues encombrées de piétons, vélos et scooters en ce début de matinée. Des navettes collectives effectuaient des aller-retour dans l'artère principale que suivait la jeune fille. Les engins individuels étaient rares ; les autorités en désapprouvaient l'utilisation, soucieuses d'éviter le blocage du centre. Ils présentaient peu d'intérêt de toute façon : la ville n'était pas immense. On avait atteint les cent mille humains sur la planète l'an passé seulement, presque tous installés ici, dans des immeubles carrés assez semblables d'une dizaine d'étages. Afin de déplacer les charges lourdes ou encombrantes, la municipalité fournissait à volonté des chagraftes, sortes de luges de différentes tailles équipées de plaques antigravité, qu'on chargeait de bagages ou paquets. Naelmo devait y prêter attention en marchant, car les gens qui les poussaient n'étaient pas mieux réveillés qu'elle. À cette heure matinale, une foule dense arpentait l'avenue. Des pensées en provenance des centaines de citadins pressés venaient battre contre les barrières de son esprit en vagues insistantes, charriant des mots ou des images en un mélange confus.

On se serait presque crus au milieu d'un nid de fourmis architectes, ces insectes qui bâtissaient de véritables châteaux dans la forêt et les parcouraient en tous sens, animés de desseins mystérieux. Cependant, la ville, triste assemblage de cubes extraits d'un jeu de construction bon marché, était bien moins belle que les dentelles spongieuses artistiquement brodées de ces créatures, songea ironiquement Naelmo.

Elle se cala derrière d'autres élèves qui, comme elle, se rendaient en cours.

- Tu as vu le résultat du match ?

- Les belquariens ont joué comme des dieux hier !

-... et ces longs cheveux bleus, on oserait jamais porter ça ici.

-... bien avec son tatouage orange...

-... cette chemise jaune, mais il est génial, non ?

Le caquetage des garçons et filles devant elle fatiguait déjà Naelmo. Des matchs de njark de la ligue interplanétaire ou des appréciations sur la dernière idole à la mode dans la Fédération, elle n'aurait su dire ce qui l'indifférait le plus. C'était bien la peine de se glorifier d'une liaison instantanée avec le reste de la Fédération pour recevoir d'eux autant d'insignifiances. Les mots s'empilaient dans ses oreilles en tas pesants, et un bourdonnement insistant saturait les barrières de son esprit.

D'une certaine façon, cela la préparait à l'arrivée dans l'établissement d'enseignement intermédiaire, volière bruyante rassemblant tous les enfants de la colonie ayant terminé le programme primaire. Ils y passaient quatre ans en moyenne, jusqu'à la validation du niveau suivant. À treize ans, Naelmo comptait parmi les plus jeunes, pourtant elle approchait le terme de ce cycle d'études dans les matières scientifiques, qu'elle digérait sans effort.

Malheureusement, elle se sentait aussi peu d'affinités avec les adolescents plus âgés dont elle partageait les apprentissages qu'avec ceux de son âge.

 

****

 

À trois minutes du début des cours - Naelmo n'arrivait jamais en avance -, le hall résonnait encore des derniers potins du matin. Pour une fois, ceux-ci retinrent l'attention de la jeune fille :

- Il a dû y passer toute la nuit.

- Bien fait pour eux, quelle idée de se fixer des défis pareils !

-... l'épaule complètement fracassée.

- Bah, pour une fois qu'ils ne se vantent pas, ceux-là, ça nous repose !

Naelmo remit dans l'ordre l'histoire : un des garçons embusqués la veille, peu lui importait lequel, avait dû se prendre un fruit sur l'épaule, laquelle n'avait pas résisté au choc. Elle devait être bien abîmée s'il avait fallu une nuit entière en medicaisson pour la guérir. Quant à la fable qu'ils avaient inventée, la jeune fille se faisait forte d'en imaginer cent versions, dans le genre pari idiot...

Elle se sentit partagée entre la satisfaction et un sentiment dérangeant, qu'elle s'efforça de repousser. Une sorte de... culpabilité ? Mais non, ils avaient été punis pour leurs lâches machinations et elle n'avait rien à se reprocher, puisqu'elle n'avait absolument rien fait à leur encontre.

En avançant vers la salle de cours, elle oublia le vague malaise terré dans un coin de son cerveau en s'apercevant qu'elle allait devoir gérer un autre problème : alors qu'elle n'éprouvait jamais aucune difficulté à tenir à distance les pensées de ses condisciples, ce matin, sa barrière semblait défaillante. Elle fut assaillie par des milliers de réflexions s'entrecroisant en une bouillie indigeste :

- Ce type est si a-ga-çant, à tout savoir.

- C'est moche, ce qu'elle porte aujourd'hui, Zeflia !

- Pour qui elle se prend celle-là ?

- Cette éduc, je ne comprends jamais rien à ce qu'elle raconte.

- Est-ce qu'il m'a remarquée, ce matin ? J'aimerais bien qu'il m'invite...

Tout ce babillage mental se superposait à une palette d'émotions incontrôlées, dans un tohu-bohu écœurant. Par moments, Naelmo ne réussissait plus à démêler ce qui venait d'elle-même et ce qu'elle recevait du dehors. Ainsi submergée par les pensées de ses condisciples, elle se sentit encore plus singulière, irrémédiablement différente. Jeux de pouvoir ou jeux de séduction : voilà ce qui les préoccupait la plupart du temps, pendant que Naelmo, elle, ne songeait qu'à se tenir à l'écart.  

Elle tenta de s'immerger dans les exercices d'apprentissage, contente que les sciences figurent au programme ce matin. Peine perdue ! Au bout d'une heure, la tête dans un étau, la douleur pulsant au rythme des battements de son cœur, elle commença à s'imaginer victime d'un châtiment divin, pour n'avoir pas tenu compte du péril dans lequel elle avait abandonné les garçons la veille. Après tout, si eux l'ignoraient, elle savait ce qu'ils risquaient.

 

****

 

L'épreuve dura toute la journée, sans aucun répit. Naelmo fut incapable de se concentrer. Elle savait depuis longtemps que les télépathes - les spions, comme on les appelait avec mépris- jouaient les indiscrets à leurs risques et périls, car ils s'exposaient à découvrir dans les esprits autour d'eux bien autre chose que ce qu'ils étaient venus y prendre. Pourtant là, elle n'avait simplement pas le choix, ce n'était pas elle qui cherchait à épier les autres, mais eux qui l'envahissaient, infichus de garder leurs pensées pour eux. Jalousie, colère, mesquineries ou trahisons, images indécentes et le reste à l'avenant...

Elle se rua chez elle le soir, aussi vite que ses jambes le lui permettaient, regardant à peine la forêt dans sa hâte à mettre autant de distance que possible entre elle et les citadins. Elle entra en trombe dans la maison encore vide, se réfugia dans sa chambre et faillit même écraser le nenem, l'animal de compagnie de la famille, assoupi sur son lit, sa fourrure reproduisant à la perfection la couleur du couvre-lit.

- Ah, désolée, je ne voulais pas m'asseoir sur toi. Tu me pardonnes ? J'ai vraiment eu une dure journée, tu sais !

Il n'était pas capable de comprendre, bien sûr, mais il avait toujours aimé sa voix. Elle pouvait tout lui raconter ; il écoutait sans jamais se lasser, la tête un peu penchée, ses yeux ronds vert émeraude largement ouverts et attentifs.

Elle se concentra sur le bourdonnement de mécontentement émanant de l'esprit du petit animal. Il se changea vite en vibrations de satisfaction quand elle commença à caresser sa fourrure rêche. Il émettait en même temps un bruit apaisant, comme une mélodie simplette sur trois notes. Sa musique noyait avec une efficacité surprenante les pensées parasites dérivant de la ville, donnant un répit bienvenu à sa maîtresse.

- Ça te dirait un tour dans la forêt ? Ça m'aiderait à oublier cette journée de cauchemar. Partons nous balader !

Le nenem était plus proche d'elle que quiconque, à part ses parents. Il avait pointé son nez dès leur arrivée, venant tous les soirs les regarder, s'avançant de plus en plus, peut-être attiré par la voix de Naelmo. Il ne s'était jamais intéressé à ses parents. Sitôt que son père avait certifié qu'il n'était pas dangereux, malgré ses griffes impressionnantes - il ne se nourrissait que d'insectes d'une taille ridicule -, la petite fille l'avait adopté.

On aurait dit une espèce de fourmilier, avec un long museau rose frémissant, des yeux ronds proéminents, une fourrure épaisse à la couleur variable et six pattes aux coussinets orange, qu'il posait avec la même délicatesse dans la maison ou dans la forêt.

Depuis, Naelmo avait exploré les alentours en le suivant, d'abord avec son père, puis seule, après avoir appris les précautions d'usage. Il faisait un guide épatant, tant qu'on ne le perdait pas : il changeait de couleur pour se fondre dans son environnement, si bien qu'il était préférable de ne jamais le quitter du regard, sous peine de ne pas le retrouver. Il lui indiquait les passages à éviter et ceux qu'on pouvait emprunter sans crainte. Grâce à lui, Naelmo connaissait mieux la forêt que n'importe qui ici, son père excepté.

Près de la maison, à trois kilomètres de la ville, la forêt était moins abîmée, elle semblait avoir trouvé un équilibre. La température, c'était la clé de cette dynamique entre les hommes et la sylve. Sous le couvert des grands arbres, elle restait stable. Quand on coupait ces géants protecteurs, elle dégringolait d'une vingtaine de degrés la nuit, et tous les buissons et les plantes basses mouraient de froid, laissant un sol nu et stérile, abandonné aux étrangers. Dans les secteurs proches des humains, la forêt paraissait s'être adaptée à des variations amples de température, avec une diversité réduite qui excluait certaines espèces, présentes dans le cœur de l'écosystème forestier.

Si la sylve souffrait, Naelmo constatait cependant qu'elle survivait à sa manière. Ses promenades du soir le lui soufflaient : calme et endormie tant que le soleil n'avait pas disparu sous l'horizon, elle s'allumait ensuite comme si on avait appuyé sur un interrupteur. D'innombrables végétaux luminescents chassaient l'obscurité, et une multitude d'animaux nocturnes s'activaient sous cet éclairage féérique. Pas comme au cœur de la forêt, bien plus sauvage et dangereuse, mais assez pour émerveiller la visiteuse, guidée par le nenem dans ses explorations.

Peut-être était-elle plus faite pour la forêt étrangère d'Hevéla que pour la vie parmi ses (presque) semblables.

 

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