Au commencement, notre monde n'était que glaise. Il est dit qu'alors, il était le corps putréfié de ce qu'il fut autrefois. Riche et densément peuplé, fourmillant d'une vie extraordinaire qui finit par le dévorer jusqu'à la dernière once. Il est dit que le jour avant le premier des notres, la dernière lueur de l'ancien monde légua son plus grand trésor à la boue avant de s'asseoir et de mourir. Le monde, touché par son offrande l'enveloppa dans une dernière étreinte figeant son visage dans un linceul de terre sèche. Des éons frappèrent le visage de mille vents, le flagellant pour les pêchés de son peuple. Ils le battirent de pluies furieuses tentant de lessiver ses traits pour le rendre à l'oubli. La terre, pourtant, tint bon, elle dressa autour de lui un cirque de montagnes pour le protéger. Par amour, elle mena jusque son menton d'innombrables ruisseaux. C'est alors, conte le livre des trois, que de sa bouche grande ouverte émergea une pousse. Minuscule et chétive d'abord, elle puisa dans les dernières faveurs de sa mère, pour lui rendre ce qu'elle avait appris de la chaleur des astres au centuple. Comme des violons, les éléments s'accordèrent alors, rendant au jeune arbre et à sa mère tout leur amour. Tous à son chevet, qui l'abreuvant, qui dardant sur ses feuilles chétives les plus doux de ses rayons, qui se lovant sous son pied pour le réchauffer. Du nouveau monde, il était l'être premier, un arbre immense, majestueux, qui avait porté sa cime aux cieux pour ne jamais oublier qu'ils avaient fait le chemin inverse pour lui. Il était, dit-on, une cathédrale à la beauté incommensurable dont les fidèles étaient à fourrure, à pois où à rayures.
Épuisés par leurs efforts, les éléments et la mère se réunirent alors qu'il fêtait son premier millénaire pour lui tenir ces propos :
-Te voilà bien grand, nous, sommes épuisés et devons nous retirer un moment. Toi, fruit heureux des orgueils châtiés, saurais-tu présider à ce monde en notre absence?
Il eut pour seule réponse.
-De tout mon cœur. J'ai toutefois une faveur à vous demander.
-Laquelle ? répondirent-ils de concert.
-Je veux un frère, un être de ma chair, pour me guider si par malheur l'arrogance de ce que je fus soit à nouveau.
Le vent, malicieux mais sincère, posa d'un baiser une étrange graine sur sa branche.
-Ainsi le voilà, il sera plus qu'un frère, à la fois toi, à la fois lui, il respirera et vivra de par toi, sans pourtant t'appartenir.
Tandis que tous se retiraient, ainsi naquit le gui.
Liés par une étreinte éternelle, les frères s'aidèrent mutuellement, prenant soin l'un de l'autre. Peu à peu, l'arbre laissa le gui s'installer en lui à sa guise, et leur cohabitation merveilleuse inonda le monde de ses bienfaits. Alors dit on, les plaines résonnaient du chant d'un million d'oiseaux. Les eaux étaient pures, on raconte que s'y plonger guérissait les plus cruelles des blessures.
Un jour, pourtant, une tempête terrible fit s'échouer un être frêle au pied des deux frères. Il s'agissait d'une jeune femme à la tignasse flamboyante et aux yeux vert de jade. Tandis que la mort s'apprêtait à la prendre en pitié, le gui protesta vivement, ému par sa détresse.
-Mort, laisse la. Nous lui porterons grand soin et chérirons son souffle jusqu'à le raviver. N'est-ce pas mon frère ?
-Je suis toi et tu es moi, nous en ferons ainsi.
La Mort ne protesta guère, et bien vite, le petit être retrouva mille couleurs. Sa bonté n'avait d'égale que la gratitude qu'elle portait à ses sauveurs. Elle élit domicile dans l'arbre et par facétie se fit nommer Feuille. S'élançant de branche en branche avec l'élégance et la malice de l'écureuil, elle suscita l'amour des deux frères, qu'elle accepta sans jamais le trahir. Les années passant, Feuille gravit l'arbre, mètre par mètre, branche par branche, pour finir par trouver résidence à son faite. Le livre des trois conte qu'à l'instant précis ou ses yeux embrassèrent le monde situé sous elle, une terrible mélancolie s'empara d'elle. Profonde, lancinante, si vive pourtant qu'elle en perdit la parole, que ses yeux se ternirent et l'or quitta ses cheveux. Elle resta alors assise en silence à observer la vie grouiller sous ses pieds. Ce fut le premier automne. L'arbre submergé par la tristesse se para d'or et de flammes, pour rappeler à la jeune fille la beauté de sa crinière. Le gui, lui, se para d'un million de perles qu'il offrit à Feuille dans l'espoir de raviver son regard. Ni l'un ni l'autre pourtant ne parvinrent à l'extirper de sa torpeur. Un jour, alors que la bise soufflait froid et que les oiseaux s'étaient tus, Feuille tomba. Le vent par égard pour les deux frères lui offrit une dernière danse, la portant dans un ballet tournoyant jusqu'à un tapis de mousse maculée d'émeraudes. Par considération, la terre enveloppa son corps la faisant ainsi sienne pour toujours. Endeuillé, l'Arbre se départit de ses atours, rendant autant de fois hommage à sa dernière danse. Les perles du Gui se firent larmes, étincelantes à la lumière crue d'un soleil glacé. Le monde, par respect, décida de ne pas affliger l'affront de ses couleurs aux frères et se para de blanc. Le premier hiver avait commencé.
Ravagés par leur perte, l'Arbre et le Gui s'accusèrent mutuellement d'être responsables de la mort de leur protégée. Leur discorde fut si grande qu'ils en vinrent à se jurer mutuellement mort et destruction. Le Gui plongea alors dans son frère, si profondément qu'il en vint à toucher son cœur. Nul ne sait ce qu'il y trouva, mais il est dit qu'aux premiers jours du printemps, alors que leur deuil touchait à son terme, il était devenu un être orgueilleux, colérique, départi de toute bonté.
Les années passèrent, et la discorde entre les deux frères ne cessa pas, de saison en saison, revivant leur bonheur passé, ils s'infligeaient les maux les plus cruels tandis que l'on contait l'histoire de celle qu'ils avaient aimée par monts et par vaux. Le peuple des hommes ayant eu vent de ce qu'il s'était passé vint au pied des deux frères pour leur rendre hommage. La ressemblance de ces êtres avec Feuille frappa alors si fort les deux frères qu'un hiver terrible s'abattit sur leurs visiteurs. Frigorifiés et souffrants, ces derniers coupèrent une branche que l'arbre leur céda volontiers pour se chauffer. Battus par le vent, ils en coupèrent plusieurs autres pour se bâtir des maisons. L'arbre, bien sûr, avait donné son accord. Puis, ils décidèrent d'ériger un sanctuaire en l'honneur des deux frères, vint ensuite une palissade, pour se protéger des bêtes affamées par l'hiver qui semblait ne pas trouver de terme. Malgré le froid et la mort qui prirent plus que leur dû parmi eux, les humains proliférèrent. Tant et si bien que l'Arbre ne conserva que deux branches, une pour lui, et une pour son frère. Les hommes, bien que parcimonieux, finirent par épuiser leurs stocks, ils brûlèrent alors leurs palissades. Puis leurs sanctuaires, et enfin leurs maisons. À la fin, ne restaient qu'une poignée d'entre eux, l'âme anesthésiée par le froid et endurcie par le deuil. Sans un mot, ils se tournèrent vers l'Arbre et de leurs haches brisèrent son tronc. À l'instant où chutèrent ceux qui avaient présidé au monde, un oiseau chanta loin derrière l'horizon annonçant le retour du printemps. Ce qu'on appelle aujourd'hui encore le hameau de la renaissance, lieu saint des Troiens, fut taillé à même le tronc de l'Arbre, quant aux deux dernières branches, nul ne sait ce qu'il en est advenu et ce à quoi elles servirent.
Un joli récit étiologique qui raconte la naissance des saisons et l'arrivée des humains sur le monde, enfin d'une, surtout ! C'est intéressant que Feuille soit présentée comme faisant peu à peu partie de l'arbre, et la manière dont ils se ressemblent et se retrouvent en co-dépendance (comme avec l'arbre avec le gui, d'ailleurs). La rupture a l'air totale entre le gui et l'arbre, entre l'humanité et les arbres quand Feuille meurt. Et les autres arbres, sont-ils nés ? Même si ça finit en un lieu saint qui, je n'en doute pas, aura un rôle à jouer dans la suite de l'histoire, je regrette presque qu'il n'y ait pas plus d'espace pour une résilience possible (mais les mythes, contrairement aux contes, sont très souvent pessimistes, et on est clairement dans le mythe, ici, donc c'est normal !)
- elle mena jusque son menton d'innombrables ruisseaux. => jusqu'à ?
- Tous à son chevet, qui l'abreuvant, qui dardant sur ses feuilles chétives les plus doux de ses rayons, qui se lovant sous son pied pour le réchauffer. => hmmm il manque une proposition principale....
-Le vent, malicieux mais sincère, posa d'un baiser une étrange graine sur sa branche. => c'est joli !
- Tandis que tous se retiraient, ainsi naquit le gui. => elle m'embête cette phrase. C'est peut-être que la tournure "ainsi + vb + sujet" c'est tellement fort en soi que ça s'accorde mal avec une subordonnée....
- Les eaux étaient pures, on raconte que s'y plonger guérissait les plus cruelles des blessures. => je trouve que la rime interne elle est bien, surtout dans un texte qui imite l'oralité !
- elle elit domicile => élut
- Ce qu'on appelle aujourd'hui encore le hameau de la renaissance, lieu saint des Troiens, fut taillé à même le tronc de l'Arbre, => j'ai du mal à voir un hameau sur une souche d'arbre, mais j'imagine qu'il était très, très, très, trèèèèès large ?
A très trèèèèès vite :D