À qui donc Magnus pouvait-il faire assez confiance pour espérer me neutraliser ? Existait-il mage encore plus débordant de pouvoir que lui dans les royaumes d'Ambre ? À moins qu'il n'ait une autre idée en tête...
-Il ne m'a pas dit qui c'était, simplement que lui saurait.
-Réalises-tu que tu es devenu le pion de ces hommes en acceptant leurs conditions ?
-J'ai du mal à voir comment j'aurais pu faire autrement.
En définitive Orbec n'avait donc aucun ascendant sur moi, du moins le pensais-je fugacement avant de voir un sourire s'inscrire sur son visage tandis que ces lettres émergeaient du vide sur mes pages. Il m'avait menti. Tu as trop joué avec moi petit arrogant. Ma volonté tendit vers Grisoeil, enlaçant vigoureusement son âme endormie...
-Non je ne mens pas, tu poses de mauvaises questions c'est tout.
Sa main ne tremblait pas, tenant fermement une matraque dirigée vers sa compagne d'infortune.
-Je ne veux pas mourir et je sais que tu es fort, je ne joue pas avec toi.
-Bien alors que sais-tu que je ne sais pas ?
Son sourire grandit encore.
-C'est à mon tour de poser une question mais tu m'ennuies et tu t'énerves pour rien alors je vais arrêter là.
Sans cérémonie, il me referma et me jeta à l'arrière de la carriole. Heurtant le bois de toute ma masse, je fis sursauter Ysaelle dans son sommeil. La fureur que je réprimais depuis notre départ se remit à bouillonner en moi et j'allais sacrifier Orbec quand ce que j'avais senti pendant la nuit refit surface, assez longtemps cette fois pour devenir une douce promesse. Les Ondins s'affairaient, images lointaines d'une vie banale. Les plus curieux d'entre eux promptement éconduits par Dampierre ils se passèrent rapidement le mot et après quelques heures, personne ne nous approcha. Voyageant comme des pestiférés, nous étions observés à bonne distance, pointés par quelques doigts. Le soleil fit ce qu'il savait faire, chacun fit de même. Ce n'est qu'au moment où les cloches sonnaient le dîner que ma voisine ouvrit les yeux.
-J'ai dormi longtemps ?
-Oui, mais tu en avais besoin.
- Ça...
Elle se frotta les yeux, s'étira. Appuyée sur ses coudes, elle inspira profondément, ses yeux embrassant les environs. Un demi-sourire illumina son visage encore bouffi de sommeil.
-J'aime cet endroit, les flux sont lourds, ils bourdonnent, vibrionnent.
-Hein ? Vibri quoi ?
-Ils sont profondément vivants Orbec, la terre, elle est heureuse ici.
Réajustant sa tunique et se glissant doucement à côté de son compagnon, elle soupira. Orbec lui jeta un regard. D'un bâillement, son corps se déploya avec insolence. Le soleil porta ses dernières lueurs sur elle dans un contre-jour fluide. À cet instant, elle se fit paysage, elle était ces collines trahissant lascivement l'horizon, ce saule cajolé par le vent. La délicieuse malice des notes d'une rose cachée tança celui qui ne fixait plus la route. Pour la première fois, il voyait une femme. Pour la première fois, il voyait sa générosité, sa noblesse. Une pensée l'étreignit avec violence. Là, devant lui, s'animaient les ondoyantes, plus encore, s'animait le monde. Ces terres, cette femme, leurs beautés entrelacées, l'innocence même. Il comprit alors que la fragilité triviale qu'on leur prêtait ne résidait pas ailleurs que dans son propre regard. Honteux, il baissa les yeux. Ceux de sa voisine se posèrent sur lui.
-Tout va bien Orbec ?
-Je... Oui, désolé.
-De?
-Rien. Dis, Magnus a parlé de choses à m'apprendre, le livre de trois c'est ça ? Il est mauvais lui aussi?
Elle éclata de rire, cachant sa tête entre ses mains avant de revenir à son interlocuteur.
-Non, non ! En règle générale, les livres n'ont ni conscience ni volonté ! Ce sont des objets inoffensifs. Leur contenu peut l'être par contre.
-Ah bon ?
-Oui mais ce n'est pas le sujet. Le livre des trois évoque la naissance de notre monde. C'est la pierre angulaire de la religion officielle des royaumes d'Ambre. Certainement ce qui s'approche le plus de la vérité malgré la multitude d'interprétations qui en ont été faites.
-J'ai du mal à comprendre. Ça parle de quoi ?
-Le livre commence en ces termes : "A l'aube le monde n'était que glaise et...
-Oh ! Doucement ! La ! Bien, bien.
-Orbec je...?
- Regarde.
Les bêtes arrêtées, il pointa du doigt une pierre ostensiblement posée au milieu de la route autour de laquelle était noué un ruban rouge, portant un petit tube de papier.
-Un message, certainement Dampierre.
La bienveillance de nos guides quant à cet arrêt impromptu confirma l'intuition de Grisoeil. Elle remonta sur la carriole aussi vite qu'elle en était descendue avant de dérouler le tube et jeter la pierre dans le fossé.
- Ça dit quoi ?
-Trois hommes épuisés, dormiront dans la grange au pied de la bordée d'aulnes. Ne vous arrêtez pas, ne les approchez pas, continuons de progresser. À la tablée qui l'a levé revient le gibier. D.
Elle grimaça.
-Je ne les ai pas vu chasser pourtant.
-Cette dernière phrase nous est adressée Orbec. Une promesse. Tôt ou tard, cette ballade deviendra une chasse, pas besoin de te faire un tableau.
-Elle veut nous tuer.
-Exact.
-Mais, et Magnus ? Et la mission?
-Oh, elle va le trahir à la première occasion. Elle n'a accepté que pour ça.
-Pourquoi elle n'a toujours rien fait alors ?
-C'est limpide, elle nous éloigne. Elle attend une opportunité, un endroit à découvert, un relief favorable et elle nous criblera de flèches.
-Alors on doit fuir.
-Trop tard, esquisser un pas de côté dans les ondoyantes revient à signer notre arrêt de mort, nous sommes actuellement sur la seule route praticable pour notre transport. Sans lui, nous n'irions pas assez vite faute de mobilité, pas assez loin faute de provisions. Faire demi-tour signifierait mourir au pied des murailles d'Aisille et ses hommes ne s'abritent probablement pas dans la grange pour dormir. À l'instant où la grange aura disparu de notre champ de vision, ils sortiront pour nous suivre, l'un d'entre eux jouera le rôle de relais entre Dampierre et le groupe de poursuite. On ne peut plus leur fausser compagnie. D'ailleurs, on ne sait pas quelle est notre destination.
-On est faits comme des rats.
Le constat les laissa tous deux sans voix pendant un long moment, chacun menant certainement une bataille intérieure contre l'imminence de leur fin. Que leur stupidité finisse par les mener à leur perte me remplissait d'une joie intense, mais ce n'était rien en comparaison de ce que mijotaient mes arcanes tandis qu'approchait au loin la fatidique bordée d'aulnes. Dampierre n'aurait pas leur peau. Toute délicieuse qu'elle soit, cette femme n'avait pas à s'arroger une sentence que je mettais un point d'honneur à administrer. Leur mort devait être lente et douloureuse, je voulais voir les yeux d'Orbec s'éteindre à travers ceux d'Ysaelle.
-Dis, on ne peut rien faire hein ?
-Non, je suis désolée, ni toi, ni moi ou ma magie ne pourront nous tirer de ce mauvais pas.
-On en a encore pour longtemps tu crois ?
-Nous avons au moins la nuit devant nous. Ensuite...
Les yeux écarquillés, les lèvres scellées, le jeune homme avait posé sa main sur le poignet de Grisoeil. De voir telle innocence, telle confiance aveugle, frappa la tellurimancienne au cœur. Quelques larmes happèrent les dernières lueurs du jour, venant mourir silencieusement sur sa tunique. Les larmes d'une truie pour un pourceau.
-Je suis désolée, vraiment tu sais. Je n'ai jamais voulu t'emmener dans tout cela.
-C'est pas de ta faute, je voulais voyager de toute manière, et j'ai vu plus de belles choses ces derniers jours que j'en avais jamais vues avant.
-Tu n'es encore qu'un gamin bordel, dans quel monde pourri envoie-t-on un gamin et une femme épiler des ursilians à la place de soldats.
-De quoi ? Des quoi ?
Un maigre sourire la traversa
-Des ursilians, Orbec, ce sont d'immenses quadrupèdes écailleux. Leurs écailles sont particulièrement solides. On les utilise pour fabriquer les armures de la noblesse. Elles ont pour réputation de résister à tout ce que l'humain a pu imaginer pour les détruire. Le problème, c'est qu'elles doivent être prélevées unes à unes sur la bête tant qu'elle est vivante pour être utilisables. Elles se dissolvent immédiatement si l'ursilian est tué, révélant sa chair pour permettre à ses petits de le dévorer s'ils survivent. Un animal aussi merveilleux que féroce. L'expression épiler des ursilians vient du fait que les hommes envoyés pour prélever les écailles reviennent, dans le meilleur des cas, mutilés. Vois-tu, leurs griffes font la taille de ton avant-bras. Bref, aller épiler des ursilians revient à dire : partir sans espoir de retour.
-Oh, je vois.
Orbec sourit à son tour. Le renard. Il avait réussi son coup.
-Tu veux bien continuer à me raconter l'histoire des trois ?
-Je... À quoi bon ?
-Sans raison, j'aime bien apprendre des choses.
-Pourquoi pas, et après tout, nous n'avons guère mieux à faire. Installe toi confortablement, c'est assez dense.
Je continue ma lecture, j'aime toujours autant tes descriptions de paysages ! Les dialogues me demandent plus d'attention pour suivre, parce qu'il faut chercher les indices pour identifier l'interlocuteur.
Je fais des remarques en tirets parce qu'elles se sont faites au fur et à mesure de la lecture :
- les plus curieux d'entre eux promptement éconduits par Dampierre ils se passèrent rapidement le mot et après quelques heures, personne ne nous approcha. => un "ils" de trop ?
- J'aime bien le paragraphe où Grisoeil s'éveille, il est très beau ! Et j'aime bien le glissement entre la narration et le discours quand Orbec s'excuse, et Ysaelle ne comprend pas, parce qu'il fait référence à une pensée qui l'a traversé, et dont Ysaelle n'a pas connaissance !
- Ce sont des objets inoffensifs. Leur contenu peut l'être par contre. => "le" a l'air de renvoyer à "inoffensifs" alors que ce serait plutôt "l'être" : offensif ? ou dangereux ? enfin il faudrait peut-être retourner la phrase, sinon on comprend "leur contenu peut être inoffensif, par contre" au lieu de "dangereux".
- Bonne idée de positionner le danger au pied des aulnes, qui ont une bien sinistre réputation ! C'est important, le choix des arbres !
- Une petite zone d'ombre avec ce sourire d'Orbec à la fin, qui aurait "réussi son coup", mais quel coup ? Le livre en sait-il plus que nous et ne nous dit pas tout ? Orbec serait-il en train de manipuler Grisoeil qu'il a l'air, pourtant, de commencer à apprécier ? Voilà un mystère, j'imagine qu'il faut lire la suite pour le résoudre !
En tout cas c'est toujours un plaisir de te lire !
A très vite