La Grande Borne est quadrillée depuis deux jours. Dans les tours du quartier, ça chuchote sous les masques. Un peu avant midi, le discours des enquêteurs a changé. Il ne s’agit plus d’une affaire de gang qui aurait mal tourné. On parle d’un tueur en série, d’un fou en cavale. On dramatise les ragots des prétendus témoins («J’te jure que j’ai vu sa tête rouler par terre!» ; «Un vrai couteau de boucher, frère!» ). Les détectives en herbe analysent les tâches de sang retrouvées sur une plaque d’égout. La découverte macabre a fermé les portes des écoles et les mamans, sur le qui-vive, guettent le moindre mouvement suspect derrière judas et fenêtres. Dehors, rien d’anormal. Les scooteurs réchauffent le bitume froid, les « ara » voyagent, les grands s’en vont au travail. Les journalistes, eux, s’agglutinent contre les rubans-abeilles qui cernent la scène du crime. Sur TF1 et BFM, adieu la pandémie. Tous les regards sont tournés vers la Cité de l’Enfant.
Emmy est immobile au pied du canapé-lit, le visage émacié par des larmes sèches, le corps froissé par l’épuisement, le cœur piétiné par la culpabilité. Elle connait l’identité du coupable mais n’a rien dit à la police. C’est une question de survie. Elle a peur, en a vomi des litres. Elle est dans un gouffre, attend que la mort cogne à sa porte, l’étrangle au lacet et la fourre dans un sac plastique avant de la jeter aux ordures.
Elle éteint la télévision, se redresse, le poids du monde sur la nuque. Par la fenêtre, les journalistes, sangsues matinales, reniflent l’air. Fébrile, Emmy retombe sur le canapé-lit, prend une cigarette. Son briquet ne fonctionne pas. Elle n'a pas la force de crier. Elle reste là, vide, à compter le temps. Ses pensées fusent, se percutent violemment. Elle serait capable de fuir, n’est-ce pas ? Elle confierait Marie à Mme Niangaly. La petite s’en ficherait et Emmy ne l’aurait pas dans les pattes. Une option inimaginable. Il la retrouverait, qu’elle se réfugie sur les collines de Nargarkot ou dans les plaines de Qunu. Bref, c’est la fin.
Son téléphone vibre. Numéro masqué.
Elle sait.
— Je t’avais prévenu, princesse.
Il avait juré de la retrouver. Warold tient ses promesses, que viennent les flammes ou les tempêtes.
— Sois prête dans dix minutes. On te récupère à l’angle de la place Quinconce.
Elle n’oppose aucune résistance. Il a gagné. Au lieu d’un « va te faire foutre » retentissant, l’ombre d’un « d’accord » quitte ses lèvres. Elle raccroche, enfile un pull et sa fourrure qui pue la clope. L’attente s’éternise, les murs se resserrent. À la dixième minute, alors qu’elle colle un post-it sur la litière de Monroe, une série d’explosions de pétards retentit vers les Treilles. Les journalistes embarquent micros, iPhones et caméras et sautent dans leurs camionnettes pour filer vers le nord. C’est le signal.
Dans le couloir, Emmy ignore le « bonjour » mielleux de M. Mayoute, croise le regard noir d’une des filles Niangaly et, du majeur, rembarre les commentaires des jeunes en bas de l’immeuble. À l’angle de la place Quinconce, le moteur d’une auto-patrouille ronronne. L'estomac d’Emmy se souque en un noeud de huit. Alexander. Un ripou de qualité, roi des leurres et des magouilles, cadet de la fratrie Volter. Co-auteur de l’incendie à Roubaix. Avec un peu de chance, Yelena Volter est toujours enfermée à la prison des femmes de Rennes.
Dans la voiture, derrière la vitre, le monde défile sur la route en direction des Enfers. Alexander ne dit rien, se contente de siffloter en écoutant du Florent Pagny. Le trajet dure moins d’une heure. Dans la commune de Lognes, Emmy se revoit adolescente — naïve et influençable — à arpenter les chemins de l’Étang des Ibis, à voler des bonbons au lait chez Tangs Frères, à frauder dans le bus pour se la jouer rebelle. C’est ici que tout a commencé. La Place Rouge, goudronnée ici et là, est la même qu’autrefois avec ses HLM de briques, les jeunots qui tiennent les murs d’Edi Market, le bar abandonné, la pharmacie de M. Albou.
Deuxième bâtiment, troisième étage, porte de droite chez Mme Grinchard — qui reçoit son courrier malgré une mystérieuse absence de onze ans. C’est ici qu’a vécu Emmy, pendant six mois, jusqu’à son accouchement.
— Attends-le ici, la prévient Alexander en déverrouillant la porte. Et fait pas la folle.
L'appartement n'a pas changé. À l’entrée, la console est dépoussiérée, les cadres-photos dégraissés et l’air asphyxié au Carolin. La peinture est intacte. Les murs du trois pièces portent les traces invisibles de ses souvenirs. La vitre de la porte du salon n’a pas été réparée. Emmy en garde une cicatrice sur le dos et l’envie de vomir chaque fois qu’elle repense à Yelena. Dans le salon, les rideaux sont tirés, les lumières éteintes. Un sketch de Gohou passe à la télévision. Sur le canapé, Kaylia, jambe plâtrée, joint au bec, tresses collées blondes sur la tête, pansement au nez. Ses béquilles sont allongées sur le tapis. Des épluchures d’orange, un cendrier et un couteau reposent sur la table basse. Kaylia éteint la télévision quand son regard croise celui d’Emmy.
— Bah putain, j’pensais qu’il mettrait plus de temps à te déterrer de ton trou.
Abasourdie par sa présence, Emmy hésite avant de répondre. Que fait-elle ici? Depuis quand connait-elle la famille Volter? Pourquoi n’est-elle plus à l’hôpital? Aucune réponse cohérente ne parvient à illuminer ses pensées. Ses mains tremblent, ses paumes transpirent, ses yeux cherchent ceux de Warold. Elle s’oblige à rester concentrer sur Kaylia.
— Je vois… Je vois que tu vas mieux.
Kaylia renifle, écrase le joint dans le cendrier.
— T’es déçue ?
— Non. Tant mieux pour toi. Écoute Kaylia, tu… tu fous quoi ici ?
— Tu m’prends pour une conne ?
Emmy appuie sur l’interrupteur. Sous le plafonnier, le regard de Kaylia est dur, agressif.
— Je sais qu’tu m’as poussée. Comment tu crois que Léon a eut ton foulard? Et t’oses demander ce que j’fous ici. T’as cru que j’ferais rien ?
Elle n’avait pas prévu que Kaylia survive à cette chute du troisième étage, encore moins que les docteurs annoncent sa « chance » d’être vivante malgré les multiples fractures.
— J’avais besoin de l’argent.
— Besoin de l’argent ? Léon te bavait à la raie du cul et tu dis que t’avais besoin de l’argent? Donc là, t’es en train de me dire que je pourrai plus jamais marcher sans béquilles parce que Madame était trop fière pour demander de la tune à son mec ? Tu sais quoi ? J’ai balancé l’adresse de Léon à Warold. Et tu sais quoi? C’est à ton tour de payer. Dix ans de placard pendant que tu te tapes son traitre de cousin ? Non! Tu vas payer aujourd’hui.
À l’entrée, des clés grattent dans la serrure. Le cœur d’Emmy s’emballe. Tout à coup, elle est projetée dix ans en arrière, terrifiée par ses sautes d’humeurs imprévisibles. Tout à coup, Emmy se retrouve dos contre la porte du balcon, main sur la poignet, prête à sauter. Mais la porte ne s’ouvre pas. Warold l’avait condamné après ses multiples tentatives de fuite.
— T’as pas changé, princesse.
Il a changé, gonflé par la course des années et la vie carcérale. La calvitie a eut raison de sa chevelure et son menton, autrefois imberbe, est hérissé d’une barbe brune. Il est plus petit que Léon, dépourvu de son charme naturel, avec un côté mauvais garçon dont il ne s’est jamais débarrassé. Warold est là, jogging gris et Jordan neuves, un sourire perché sur les lèvres.
— Désolé pour la benne.
Il a conservé cette manie agaçante d’accentuer des syllabes au hasard, de parler trop fort, de fixer sans cligner des yeux. Emmy ravale sa salive. Elle s’attendait à un accueil plus violent. Il n’a pas l’intention de la tuer. Pas aujourd’hui. Elle s’autorise à respirer, à parler.
— T'étais pas obligé de tuer Léon.
— Je tue pas les membres de ma famille.
— T’as tué Wilfried.
Il hausse les épaules.
— C’était une exception. T’as oublié ce qu’il t’a fait ?
Il porte une cigarette à ses lèvres, se ravise avant de l’allumer.
— Je fume plus comme avant. Une clope par jour, c’est la règle.
Il la glisse derrière son oreille. Son regard s’arrête sur Kaylia, revient sur Emmy.
— Yosef s’est occupé du sale boulot. Leon a rien vu venir. C’était rapide, facile. Il a pas souffert. Yosef n’a pas hésité. Un vrai pro. Tu parles d’amour fraternel. Il a même voulu déposer le corps devant ta porte, histoire de te faire flipper, mais j’ai pensé à la petite.
Kaylia l’interrompt d’un soupir, empoigne ses béquilles pour se lever.
— J’ai rempli ma part du marché. On dit quoi ?
— Par rapport à ?
Emmy écoute leur échange d’une oreille, encore trop sonnée d’apprendre que Yosef est coupable du meurtre de son frère. Elle avait prévenu Léon. À maintes reprises, elle lui avait répété de ne pas accorder une confiance aveugle à son cadet.
— Tu m'as promis cinq-cent en échange de son adresse.
— Ah ouais ? Je m'en souviens pas.
Les narines de Kaylia frémissent. Elle clopine jusqu’à Warold, brandit une béquille sous son nez. Une mauvaise idée, qui tire Emmy de sa reflexion. Son ancienne collègue ne connait pas Warold. Il n’est pas le genre d’homme que l’on menace. Il n’est pas seulement le cousin de Léon, un ex-tôlard libéré trop tôt ou celui qui ébaucha l’empire clandestin qui lui fut dérobé. Rien que pour ce geste, Kaylia est une femme morte. Mais ça, elle ne le sait pas.
— T’es vraiment une sale ordure, s’exclame-t-elle. Donne-moi mon argent !
— Sinon quoi ?
— Je te balance et tu retournes moisir au placard.
— Et tu m’accuseras de quoi ?
Du pied de la béquille, Kayla touche son épaule. Aucune émotion ne traverse le visage de Warold.
— Les mecs comme toi, vous êtes corrompus jusqu’à la moelle. Les condés n’auront aucun mal à me croire.
— Et c’est ça, ton plan ? M’accuser d’un crime que tu m’as pas vu commettre ?
— C’est exactement ce que je vais faire si tu me donnes pas mon argent.
— T’es sûre de toi ?
— J’ai bégayé, connard ?
— Non.
Un coup de feu détonne, suivi d’un râle de douleur. En reculant, Emmy percute le réfrigérateur, les mains écrasées sur la bouche pour ne pas hurler. La porte d’entrée s’ouvre à la volée. Alexander s’engouffre dans le salon, le regard fou. Kayla s'est effondrée, gémit sur le tapis, le ventre percée de plomb. Warold se penche au-dessus d’elle, semble plus inquiété par le sang sur le tapis que par la femme agonisante.
— Esp… pèce de... con…nard…
Les mots de Kaylia sont étouffés par la souffrance qui l’oblige à se tortiller.
— C’est de ta faute, répond Warold. À cause de toi, tes enfants vont grandir sans leur mère. T’aurais dû réfléchir avant de les condamner à cette vie. Être orphelin, c’est pas facile.
Elle sanglote, tousse, s'étouffe avec le sang qui monte à sa gorge. Warold soupire, s’assied sur le bras du canapé comme si de rien n'était, comme si une femme ne se vidait pas de son sang, à ses pieds, sur son tapis indien.
Dans la cuisine, Emmy n’ose pas bouger, n’ose pas réfléchir. Ce n’est pas la première fois qu’elle assiste à ce genre de scène. Warold n’a jamais tué personne devant elle. Blessé, oui. Mais Kaylia sera morte dans moins de cinq minutes. Elle va la regarder mourir. Kaylia l’a raccompagnait tous les soirs à la Grande Borne. Elle lui prêtait son briquet, lui donnait des cigarettes. Tout est de sa faute.
— Occupe-toi du corps, Alex. Mais d’abord, je dois discuter avec Misti.
Le policier hoche la tête avant de quitter la pièce.
— Où en étions-nous déjà ? Ah oui…
Kaylia lutte contre la mort, son corps agité de soubresauts, l’œil vitreux et suppliant. Emmy ne parvient pas à détourner les yeux.
— Hey! L’interpelle Warold. Y’a rien à faire. Remets-toi en.
Un frisson parcourt le dos d’Emmy. Il n’y a rien à faire. Elle s’arrache du regard vide de Kaylia. Warold reprend la parole.
— Je suis pas là pour les retrouvailles, princesse. Léon m’a dit que t’as de l’argent et je suis là pour finir ce qu’il n'a pas eu les couilles de commencer. Demain, t’as rendez-vous à la banque pour récupérer ton héritage.
Kaylia est morte. Elle ne bouge plus. Ses yeux sont des grottes ouvertes, fixent la lumière du plafonnier. Warold secoue la tête, fait un signe de croix.
— Pour cinq-cent euros, vraiment…
Il entre dans la cuisine. Prise au piège, Emmy attrape un couteau. Il fronce les sourcils, s’adosse au réfrigérateur.
— Après tout ce temps, t’as encore peur de moi?
— T'as tué Léon.
— Yosef l’a tué. Et Léon a eu ce qu’il méritait. Personne ne vole ce qui m’appartient.
Il avance encore. Le couteau tremble.
— J’aime pas la trahison. Léon le savait. Il a signé son arrêt de mort le jour où il est venu te voler chez moi.
Elle était revenue à Lognes avec Marie, emmitouflée dans la couverture donnée par la tante de Christopher. Des hélicoptères survolaient la commune. À l’entrée de la gare, des chiens-renifleurs aboyaient à s'en déchirer la mâchoire. Elle avait compris. Le plan avait fonctionné. Une voiture s'était arrêtée à l’arrêt du bus dans un crissement de pneus. « Monte. Vite! » lui avait crié Léon avant de l'emmener à Tigery, loin de la Place Rouge, loin de l’enfer.
— Mais toi, c’est différent. Tu m’as pas trahi pour mon argent. Tu l’as fait parce que j’étais pas un mec bien. Je peux comprendre. Tu devais protéger ta fille. La famille avant tout. J’aurais fait pareil. C’est pour ça que je peux pas t’en vouloir. Mais il n’empêche que j’ai passé huit ans en prison et ça, j’ai du mal à digérer. Et c’est pour ça que tu dois récupérer ton héritage, princesse. Pour que je te pardonne. Ton héritage contre ta liberté. C’est pas ce que tu veux ? Une vie tranquille pour ta fille ?
— Ça sert à rien de mêler Marie à cette histoire.
— Tu l'as mêlée à ça le jour où t’as refusé de la confier à cette coiffeuse. Et vraiment, princesse, tu peux t'en prendre qu'à toi même.
Elle avait déposé le nourrisson frigorifié sur leur paillasson. Madame Pierre avait serré Marie contre sa poitrine avec toute la tendresse d’une maman avant de refermer la porte. Dans le hall de l’immeuble, la gorge bloquée par les sanglots, Emmy avait rattrapée par Christopher. C’était lui qui, quelques jours plus tôt, avait coupé le cordon ombilical de la petite. On s’occupera bien d’elle, avait-il promis. Une belle promesse, brisée par Emmy elle-même. Une semaine après, elle revenait tambouriner à leur porte pour récupérer sa fille.
— Dans une autre vie, je me serais occupé de Marie comme si elle était ma propre fille. Rappelle-toi, c'est ce que tu m'as fait croire au début.
Warold était entré dans une rage folle en apprenant la vérité. Ce jour-là, Emmy avait manqué de se défenestrer pour lui échapper. Léon, présent sur les lieux, s'était interposé pour finir avec trois doigts cassés. C'était ce jour-là qu'elle avait décidé de balancer Warold aux autorités. Léon, n’avait pas été facile à convaincre mais son ambition, oui. Une première arrestation, des preuves non concluantes, des avocats endurants et une liberté surveillée. Il l'avait retrouvée à Tigery, l'avait traînée jusqu'à Lognes. Deux mois à ses côtés, à prétendre, terrifiée qu’il découvre son implication dans ses déboires avec la justice. Plus tard, Emmy envoyait les photos de ses blessures et l'adresse d’une ferme abandonnée à Tournan-en-Brie.
Descente policière, des centaines de kilos de drogues et des dizaines d'armes lourdes, des filles mineurs en transit vers la capitale. Dix ans de prison ferme pour éviter l'extradition vers l’Ukraine.
— Alors, t’en penses quoi ?
— J’ai le choix ?
— On a toujours le choix, princesse.
Emmy ne tremble plus. Elle dépose le couteau sur la table de travail. Que peut-elle faire ? Fuir ? L’arme de Warold brille à la lumière des ampoules. Elle pourrait courir vers la porte en espérant qu'une balle en plein coeur l'arrête. Elle pourrait aussi se jeter sur lui avec le couteau. Après tout, elle avait quitté Grigny avec la mort comme perspective d’avenir. Mourir. N’est-ce pas ce qu'elle désire depuis tant d'années ? Mourir. Être en paix, oublier tout le reste, ne plus penser.
— L'argent des Debruyère est à HSBC.
— Non. Tes parents ont clôturé leur compte. Mais puisque ton père sait pas quoi faire de son argent à part investir dans des ONG corrompues, autant que son argent serve à une cause plus… intéressante.
Mourir. Non. Elle ne veut pas vraiment mourir. Elle ne veut pas finir comme Kaylia, Léon et Natashia. Elle veut vivre.
— Alors ?
Derrière Warold, Alexander entre dans le salon avec un autre homme, muni d’une bâche, de sacs plastiques et de gants.
Elle hoche la tête, n’ajoute rien. Son destin est scellé. Warold a gagné.