Lily dort sous la vieille couverture d’Anaïssa. Christopher, l’estomac noué, s'assied à côté d’elle sur le matelas une place, repousse les tresses qui cachent ses yeux clos et trempés par des larmes récentes. Pas d’entaille sur son visage, juste la marque indélébile de la peur qui tord ses sourcils. Son sang chauffe, l’adrénaline brûle sa peau. Il ne peut pas rester là.
Christopher rejoint tatie Louisette qui l’attend dans le salon avec ses deux bouledogues. Revêtue de ses drapés noirs habituels, l’expression sévère derrière ses lunettes dorées, elle prend appuie sur une batte de baseball cloutée — celle utilisée, une fois, pour chasser une bande de voleurs de La Caribéenne.
— Elle t’a expliqué ce qui s’est passé ? Demande Christopher d’une voix sombre.
Incapable.
Il ne devrait pas être là.
— Un homme l’aurait pourchassée en voiture depuis Saint-Germain. Elle est assez secouée. Je l’ai forcé à prendre un calmant. Elle dort depuis.
Lily a en horreur les calmants et somnifères depuis l’adolescence. Quelque chose en rapport avec sa mère, ses séjours en hôpital psychiatrique et son regard vide. Si elle a accepté d’en prendre…
Tout est de ta faute.
— Un homme ? Quel homme ?
Tatie Louisette secoue la tête. Son téléphone portable vibre sur la table à manger.
— Elle n’a pas vu son visage.
Christopher s’appuie au dossier du canapé. Pourchassée sur l’autoroute par un homme ? Leah n’aurait pas agit seule ?
Lily aurait pu être tuée. On l’aurait appelé pour identifier son corps à la morgue.
Prends la batte de baseball. Règle cette histoire une fois pour toutes.
— Où est oncle Étienne ? Je dois parler à son frère.
— Pourquoi ?
Parce que t’es un incapable. Tu l’as toujours été.
— Pour protéger Lily. Il connait des gens, non ?
Tatie Louisette lève une main en l’air.
— Calme-toi. Le vol d’Étienne vient d’atterrir. Il ne va pas tarder. Donne-moi ton manteau et assied-toi.
Christopher s’affale sur une chaise. Une veine douloureuse cogne à sa tempe. Tout est confus, sans queue ni tête. Il n'aurait pas dû revenir trois ans plus tôt. Ça aurait éviter une tonne de problèmes à Lily. Ça aurait éviter tout ce bordel.
— Culpabiliser ne va rien arranger.
— Je ne culpa…
— Pas à moi Christopher. Reprends-toi, c’est pas le moment. C’est quoi cette histoire ?
Il lui raconte tout : le premier appel de Leah, ses échanges avec Lily, la lettre déposée chez lui en son absence, l’épisode à Black Inkers et sa conversation avec le docteur des Orchidées Bleues. À chaque nouveau pan de son récit, le regard de sa tante se durcit, l’accuse, donne raison à la voix dans sa tête.
— C’est ça ton problème, Chris. À force de jouer le soldat solitaire, tu finis par ne plus savoir comment régler les situations. Tu n’aurais pas du nous cacher tout ça. Les parents de Lily sont au courant ?
— Non. Ils ont assez de problèmes comme ça.
— Ce sont ses parents.
— Et alors ?
— Ce sont ses parents, répète-elle, pas ses voisins de paliers. C’est la moindre des choses. En ce qui concerne Joey, inutile de le mêler à cette histoire. Appelle ses parents tout de suite et explique-leur tranquillement ce qui s’est passé.
Christopher se lève.
— Non. Ça fait des années qu’ils s’attendent à ce qu’elle rencontre des problèmes avec moi.
— Tu parles de ses parents ou des Debruyère en général ?
Christopher lui lance un regard plein de sous-entendus.
— Ses parents, les Debruyère… ça change quoi ? Différentes mentalités, même famille. Je préfère qu’on règle ça de notre côté et en parler à oncle Joey.
— Tu ne le connais pas.
— Mais toi tu le connais.
— Prévenir les parents de Lily est la meilleure solution. Comment s'appelle leur détective ?
Il ne comprend pas pourquoi elle insiste. Quel est le problème avec le frère d’oncle Étienne ?
— Laisse tomber. Je vais me débrouiller.
Sa tante n’imagine pas ce que les Debruyère sont capables de faire pour sauvegarder leurs intérêts et protéger leur réputation. Ce n’est pas pour rien que le père de Lily évite, tant que possible, les réunions familiales. Christopher connait un tas d’histoires inquiétantes les concernant. La mystérieuse disparition de la grand-mère de lily, par exemple. Agnès Felcourt-Debruyère, avait été la seule opposante au status quo. Son suicide par pendaison, le jour précédant la finalisation de son divorce avec le patriarche et son entretien avec Pierre Péan — enterré par des avocats — avait poussé son fils à la sécession.
— Et même s’ils peuvent l’aider, Lily n’acceptera jamais. S’il lui quelque chose lui arrive par ma faute, je te jure que je…
— Je sais, l’interrompt-elle. Je le sais depuis le jour où tu l’as ramenée à la maison…
Fatiguée des railleries de ses camarades, Lily s’était défrisée les cheveux seule, brûlant son cuir chevelu au passage. Désemparée, elle avait appelé Christopher au secours. Il avait volé les clés de son oncle et conduit, sans permis, jusqu’à chez elle pour la confier à l’expertise de sa tante.
C’était la première fois que son neveu, âgé de seize ans alors, lui présentait une fille. Elle avait craint que ce ne soit trop tôt, qu’il ne soit pas capable d’ouvrir son cœur meurtri à des sentiments si forts. Pourtant, Lily-Diana Debruyère — et son crâne en gruyère, et sa timidité exaspérante et cette famille hors du commun — avaient suffit à ébranler les remparts de l’adolescent.
— … mais elle n'est pas ta mère. Tu n’es pas tout seul à devoir la protéger.
L'heure tourne et dans le salon, la pendule à coucou sonne la seizième heure. Christopher a reçu au moins dix messages de Sasha. Elle est débordée. Karis a quitté le salon dans la précipitation. Après trente minutes d’échanges houleux, elle a réussi à convaincre Sarah James que le patron de Black Inkers se déplacerait lui-même à New-York pour finir son tatouage.
Il est inondé par les messages vocaux WhatsApp de Karim. Son frère sera à Belleville avant vingt-deux heures.
Une clé joue dans la serrure. C'est oncle Étienne, un géant bonhomme, ancien boxeur professionnel, locksé depuis l’enfance. Sa figure paternelle, celui qui lui a tout appris.
Ses yeux rencontrent ceux de tatie Louisette, celle qu'il a épousée il y a vingt ans à Morne-à-l'eau. Sa famille l'a déshérité pour cette union. Une histoire de terrains, de vieilles rancunes et de gadè-zafè. Il s'en fiche. Du moins, c'est le ressenti quand il évoque ses parents et cette large fratrie dont il est le cadet. Son regard, souvent autoritaire mais bienveillant toujours, se pose sur celui qui est devenu son fils il y a douze ans.
— Il y avait des embouteillages sur la route, dit-il avant d’embrasser son épouse sur le front.
Il pousse sa valise dans le couloir vers leur chambre, retire son manteau et son béret. Ses pas trainent sur le parquet, épuisés par neuf heures de vol. C'est surtout l’enterrement de sa soeur qui pèse sur son dos comme une pierre. Il n'y avait plus de place au cimetière de Morne-à-l’eau. Du moins, plus de place pour lui, le vilain canard de la famille, celui qui a déshonoré son nom avec une demoiselle Larisse.
— Contacter Joey, hein ? Fait-t-il en s’assoyant sur le canapé. Impossible. Il sort le mois prochain. Il a refusé les visites de ses enfants pendant dix ans. Dix ans qu’il a pas vu sa famille. Donc non, je ne vais pas mêler mon frère à une histoire qui pourrait compromettre sa libération. S’il ne s’agit que de Leah, c’est à la portée des Debruyère. À moins qu’ils se défilent, comme d’habitude.
— C’est plus compliqué que ça. Les parents de Lily ont d’autres problèmes à gérer en ce moment.
Son oncle renifle dédaigneusement, repousse une locks derrière son oreille.
— Et tu vas dans leur sens ? Être parent, c’est pas refiler ses enfants aux autres à la moindre difficulté.
Son oncle en veut au Debruyère depuis que Lily s’est retrouvée livrée à elle-même au lycée, le cœur lourd d’un frère mort, d’une soeur émancipée et fugueuse, d’une mère internée et d’un père évitant le domicile familial pour échapper au quotidien.
Christopher se lève, impatient. Il n’est pas ici pour se disputer avec eux.
— Écoute, je sais pas où est Leah. Je connais pas ses intentions. Je veux juste que Lily soit en sécurité le temps qu’on la retrouve. Si tu veux pas impliquer ton frère, je me casse avec Lily et je me débrouille seul. À la base, je suis juste ici pour la récupérer donc j’ai pas besoin de…
Il est interrompu par le grincement de la porte de la chambre. Lily se tient dans l’encadrement, le visage de défait, les yeux rouges. Elle le fixe sans avoir l'air de lui en vouloir. C'est parce qu'elle ne connait pas la vérité. Elle ne sait rien de ce qui se passe dehors, ni avec Leah, ni avec le passé de Christopher qui martèle à la porte pour entrer. Il se détourne aussitôt de son regard, honteux de ne pas avoir été à la hauteur, honteux de ne pas avoir pris la situation au sérieux, honteux d'avoir été imprudent. Il aurait du prévoir que la réapparition de Leah tournerait au cauchemar. Il aurait du prévoir qu’elle ne se contenterait pas d’un simple appel téléphonique.
— Comment tu te sens, Lily ? Demande tonton Étienne.
— Mieux. Merci… désolée pour ce…
— T’es pas responsable. T’as pas à être désolée. Tu veux boire quelque chose ?
— Non, ça ira, merci.
Après un court moment d’hésitation, Lily entre dans le salon et s’assied sur le bras du fauteuil. Bokit, le bouledogue de tatie Louisette, s’étend à ses pieds pour renifler ses orteils.
— Si tu vas mieux, reprend tonton Étienne, explique-nous ce qui s’est passé.
Le somnifère a rendu ses pensées nébuleuses. Elle s’est réveillée en sursaut, nauséeuse, les nerfs brûlant de panique. Les posters de Kalash collés aux murs l’ont immédiatement rassurée. La chambre d’Anaïssa, avant son déménagement à Créteil. Une chambre qu’elle a partagé durant plusieurs semaines après l’hospitalisation de sa mère.
— J’ai quitté Saint-Germain vers midi et c’est sur l’autoroute que... que la voiture derrière moi a commencé à me coller. Au début, j'ai cru que c'était un problème de freins mais j'ai réalisé que c'était volontaire quand elle m’a cogné une deuxième, puis une troisième fois. Alors j'ai accéléré, j'ai... je me suis déportée sur la gauche. La voiture m'a imité. J'ai paniqué et je suis sortie à Neuilly ou à Bry-sur-Marne je crois. Je suis arrivée à Champs, la voiture toujours derrière moi. C’était une… une vieille Mazda bleue. Un homme la conduisait.
Oncle Étienne l’interrompt.
— Les propos de ta tante sur la fécondité en Afrique centrale ont fait la une des journaux. Ça pourrait être un opposant à ta famille, non ?
— Je ne sais pas. C’est possible.
— Raison pour laquelle Joey ne suffirait pas, commente tatie Louisette. Continue, Lily.
Lily lui lance un regard interrogateur à la mention de Joey avant de finir son récit.
— Je me suis garée dans le parking du McDonald’s de Champs. Mon téléphone était tombé sous le siège pendant que je roulais donc j’ai pas pris le temps de le récupérer… La Mazda n’était pas là. Je suis entrée dans le McDo, j’ai expliqué la situation à une employée. Elle m’a prêté son téléphone mais Chris était déjà en ligne donc elle a trouvé le numéro de la Caribéenne. Ma voiture est toujours à Champs.
Oncle Étienne hoche la tête, disparaît dans la cuisine pour passer un coup de fil. Christopher s’adosse au bahut, masse ses tempes pour repousser la douleur qui martèle contre les parois de son crâne.
Tatie Louisette se lève.
— Je vais vous laisser vous expliquer. Bokit, à la cuisine, hèle-elle son chien qui galope hors de la pièce en remuant la queue.
En passant, elle frôle l'épaule de son neveu, lui offre un regard encourageant. La porte de la cuisine se referme. Le silence retombe. Christopher ravale le vomi dans sa bouche. Ce soir, après le shift de Lily, ils avaient prévu de mettre carte sur table. Cette situation va sûrement la comforter dans ses intentions de le quitter.
— Alors ? Qui est responsable selon toi ?
S’il pouvait tout recommencer à zéro, ne jamais être né d’Alban Larisse et d’Elena Payano, il aurait accepté. Mais il ne peut pas recommencer à zéro. C’est bien leurs noms sur son acte de naissance et Lily le regarde de cet air qu’il déteste, entre l’exaspération, la déception et le mépris.
— Je crois que c'est Leah.
Les yeux de Lily deviennent deux fentes. Elle ne lui pardonnera jamais.
— Comment ça, Leah ? Quel est le rapport avec elle ?
— Je suis pas sûr.
Les mots sont là, simple à prononcer. Il a l’impression d’avoir cinq ans, face à la juge pour enfants qui lui demande ce qui s’est passé cette soirée du 28 janvier 2000. Il se concentre, fait abstraction de la sueur qui coule sur son front.
— Mais tu la soupçonnes. Pourquoi ? Je t’ai entendu tout à l’heure. Pourquoi elle doit être retrouvée ?
Elle parle vite, assez fort pour qu’oncle Étienne et tatie Louisette l’entendent afin qu’ils soient témoins des secrets de leur neveu. Il n'y a pas un seul bruit dans l’appartement. Même les grognements de Bokit sont étouffés par les murs. Et tout cela énerve Christopher. Ce faux silence, cette envie démangeante de tout plaquer, de fuir loin de la honte.
Il ouvre la fenêtre pour sentir le froid sur son visage.
— Elle m'a dit qu’elle est entrée par effraction chez moi quand j’étais à Strasbourg. Que t’étais là. Que tu dormais.
— Pardon ?
— Je n’ai pas encore vérifié mais je crois qu’elle dit la vérité.
Il attend les rafales d’un ouragan qui ne viennent pas. Lily, toujours assise sur le bras du fauteuil, ne réagit pas. Du moins, pas de la façon dont il avait prévu. Les derniers effets du somnifère, certainement.
— Il y avait... Il y a avait des chips sur la table du salon.
Christopher fronce les sourcils.
— Des chips ?
— Oui. J'ai nettoyé mais sans penser que…
L'appartement de Christopher est toujours propre. Il ne supporte pas le désordre et la saleté. Pour l’embêter, Lily le compare à Bree Van de Kamp car il passe son temps libre à récurer sa cuisine au vinaigre blanc, à passer l’aspirateur sur le parquet, à s’assurer que chaque pièce ressemble à une page d’un magazine d’Ikea avant de la quitter. Il n'aurait jamais laissé des chips sur la table du salon.
— Et là, tu ne sais pas où elle est ?
Dehors, Noisiel s’embrume, animée des voitures qui reviennent de Paris, des jeunes qui sortent de Gérard de Nerval pour remonter jusqu’à la Ferme du Buisson. Leah pourrait être n’importe où à élaborer la suite de son plan. Christopher referme la fenêtre.
— Elle t’en veut ?
— Non.
— Elle est obsédée par toi ?
— Non.
— Alors c’est quoi ?
C’est le moment d'ouvrir la première porte. C'est le moment de partager avec elle l'inoubliable. Leah lui a fait vivre un cauchemar pendant des mois, c’est vrai. Mais elle est aussi celle qui lui fit découvrir les joies d'avoir une sœur. Elle et Karim furent sa première famille après la mort de ses parents.
— On s'est rencontré à la Petite Étoile. Elle, Karim et moi. Elle avait six ans comme moi.
Les trois mousquetaires. Pierre, Paul, Jacques. Ils dormaient dans la même chambre, partageaient BD et pinceaux, couvertures et brosses à dent, corvées et punitions. Une proximité exagérée longtemps combattue par Mme Morelle, l’ancienne directrice de la Petite Étoile, qui avait en horreur la mixité et n’accordait aucune importance aux enfants et à leurs sentiments.
Christopher jette un coup d’œil vers Lily. Elle l'écoute attentivement, respecte le temps qu'il prend pour choisir et dire ses mots, respecte ses non-dits et les vérités qu'il est résolu à cacher.
— Elle supportait pas qu'on parle à d'autres personnes. Elle se jetait dans les escaliers ou menaçait de s’égorger avec des lames de rasoirs si on jouait sans elle. Au niveau de la direction, ils étaient dépassés. Ils l’ont internée en hôpital psychiatrique. Elle est revenue. Puis elle y est repartie et les aller-retour ont commencé.
Mourad, le chef-surveillant du dortoir B, avait essayé de protéger Karim et Christopher de la réalité. « Elle est en vacances » leur expliquait-il et les deux enfants, âgés de huit et sept ans à l’époque, ne s’étaient doutés de rien, jusqu’à ce qu’ils découvrent la supercherie plusieurs mois plus tard.
— La sœur de Karim est devenue sa tutrice légale. Il a quitté la Petite Étoile et Leah a arrêté de manger et de parler. Elle a fait un an mois à l’hôpital puis est revenue pour apprendre que je déménageais à Noisiel.
Christopher avait treize ans. Un ado difficile, sur la défensive, revanchard sur les bords, surtout envers les hommes qui osaient brandir la carte de la figure paternelle. À l’époque, son seul intérêt était la peinture, les SMS de Karim et le sous-sol du bâtiment C, où les grands du foyer fumaient des joints en cachette. Le retour de Leah, « celle qui avale des rasoirs », « celle qui a coupé les cheveux de Manon », « celle qui s’est mutilée le poignet avec un compas », avait eu l’effet d’une bombe sur la Petite Étoile. Elle était revenue un matin de pluie avec une valise jaune, une balle anti stress et un grand sourire en l’apercevant tout seul sous le préau. « Je vais habiter à Noisiel. Tu pourras venir me voir, si tu veux. » Le soir, elle enjambait la rambarde des escaliers du couloir B avant d’être retenue par Mourad. Christopher n’y pouvait rien. Il avait rencontré tatie Louisette, oncle Étienne et ses deux cousines. Il voulait vivre en Seine-et-Marne. Il voulait vivre une nouvelle vie. Mais pas Leah.
Leah, elle ne voulait pas son départ. Leah, comme Peter Pan, refusait de les voir grandir.
— Elle a mis le feu au foyer. Quand les pompiers sont arrivés, il ne restait plus rien, sauf les débris d’un cocktail Molotov dans ma chambre.
— Ils t’ont accusé d’avoir incendié le foyer ?
Le visage de la juge lui revient en mémoire. Jeune, extra-autoritaire, avide de faire ses preuves. Elle n’avait fait aucun cas de sa défense lors de l’audition. Moussa, qui avait perdu l’usage de sa main droite en sauvant une petite des flammes, avait porté plainte contre Christopher.
— Ouais. J’ai été condamné à onze mois à La Valentine, la prison pour mineurs qui venait d'ouvrir. À cause de ça, le déménagement à Noisiel tombait à l’eau et les Pierre pouvaient plus me récupérer. Mais bon, tu les connais…
Son regard tombe sur la photo du couple au-dessus de la télévision. Sans eux, il serait avec ses parents, enterré au cimetière Saint André de Marseille. Oncle Étienne et tatie Louisette avaient cru en son innocence. Pendant des mois, ils s’étaient battus pour obtenir gain de cause auprès de la justice, exigeant le réexamen du dossier de leur neveu et la présentation de preuves incriminantes concrètes. Leur acharnement avait conduit à sa libération, sept mois après la décision du juge.
— C’est tatie Louisette qui a retrouvé Leah. Je ne sais pas comment mais elle a tout avoué à la police. On m'a placé trois semaines dans une famille d’accueil, puis j'ai déménagé à Noisiel. Leah a été déclarée non responsable de ses actes et placée dans un centre spécialisé.
Dans la cuisine, Bokit gratte la porte en grognant. Lily fixe le plafond, essorée par les aveux de Christopher. Jamais il ne lui avait parlé de cet incendie, encore moins de ses mois d’emprisonnement à La Valentine. C’est un autre homme qu’elle découvre. Combien d’histoires a-t-il à partager ? Et pourquoi a-t-elle la sensation que ce n’est rien par rapport à ce qu’il lui cache encore ?
— Malgré ça, tu as décidé de la retrouver après le lycée… Pourquoi ?
Il y pense souvent. Peut-être qu’il est fou. Peut-être que la pédopsychiatre, Dr Benyoucef, ne mentait pas. Peut-être qu’il tente de sauver sa mère à travers les femmes vulnérables et importantes de sa vie. Leah, Lily, Emmy…
— Leah est ma soeur. Karim est mon frère. J'ai passé plus de temps avec eux qu'avec Darnell. J’avais besoin de savoir qu’elle allait bien, ajoute-il avec un haussement d’épaules.
Il ne lui a jamais parlé de Leah de cette manière, encore moins en lui octroyant le titre de sœur — au risque de passer pour un Lannister, compte tenu du dénouement de leur relation. Pour Lily, Leah était juste « une pote du foyer ».
— T’es revenu de Londres, tu t’es installé avec Karim. Et ensuite, vous l’avez retrouvée où ?
— À la rue, droguée au crack et à l’héro. Elle a fait quatre semaines en clinique de désintox et elle a emménagé chez nous à Montpellier.
Il retient un soupir. À l’époque, aider Leah avait été la plus naturelle et logique des décisions.
— La situation s’est détériorée quand elle a recommencé à consommer. Elle est repartie dans ses délires de famille à trois. Elle saccageait l’appartement quand on partait travailler, elle nous reprochait de l’abandonner quand on était pas dans la même pièce qu’elle. Toute sa vie tournait autour de nous. C’était moche, c’était violent. Et c’était trop tard.
— C’est là que Karim est parti ?
— Oui. Il pouvait plus gérer donc il s’est cassé chez sa meuf de l’époque.
— Donc c’est là que vous avez conçu le bébé.
— Je ne m'en souviens pas, répond-t-il aussitôt. J’avais bu ce soir-là.
Une fête en l’honneur du premier disque d’or de Karim. Un soir, à la fin du mois de janvier. Il s’était réveillé nu à côté de Leah, incapable de se souvenir comment il avait atterri dans son lit. Trois semaines après, elle lui annonçait sa grossesse.
— Elle a fait une fausse-couche. D’après elle, j’étais responsable parce qu’entre temps, elle avait compris pourquoi je montais sur Paris tous les week-end. Quand elle a su que je déménageais en Ile-de-France, elle m'a suivi jusqu’au salon et a défiguré une cliente avec un dermographe.
Lily cherche son regard, ne le trouve pas. Christopher fuit son jugement alors qu’elle ne lui reproche rien d’autre que les secrets qui le rongent. « Chris a peur que tu le vois différemment, c’est tout. »Comment a-t-il pu vivre avec tout ça sur les épaules ? Comment a-t-il pu gérer ça seul? Elle veut lui poser la question mais s’en garde. Au moins il parle. C’est le plus important.
— C’était quand ? Parce que tu t’es installé à Paris en août.
— En mai. Le treize.
Une date impossible à oublier.
— Et après ça ?
— Elle a été internée pour une durée indéterminée.
— C'est quoi le diagnostic ?
— Elle souffre d'hypersensibilité et d’hyperdépendance émotionnelle accompagnées de psychoses.
— Et pourquoi elle n’est pas comme ça avec Karim ? C’est lui l’autre moitié de votre puzzle.
L’ombre d’un sourire passe sur les lèvres de Christopher.
— Je sais même pas où il habite. C’est pas Leah qui va le retrouver. Il a compris le bail depuis longtemps et il se cache… Dans tous les cas, on a passé plus de temps ensemble, Leah et moi. Et il y a eu l'histoire du bébé... voilà.
Christopher enfonce ses mains dans les poches de son jogging, attend le verdict. Lily, accoudée au dossier du fauteuil, soupire. Elle a besoin de rentrer à Saint-Germain. Elle a besoin d’une douche froide et d’un Doliprane. Mais Christopher l’inquiète. Sur son visage, elle ne perçoit rien, aucune émotion. Il a érigé son mur, bâti sa carapace de plomb.
— Merci de m'avoir raconté cette partie de ta vie. Je suis sincèrement désolée pour Leah.
Il hausse les épaules.
— C’est rien.
— Ce n’est pas rien, Chris. Arrête de minimiser les choses et de jouer l’insensible. Leah a besoin d’aide, et nous allons trouver le moyen de l’aider. Mais toi et Karim aussi vous avez besoin d’aide.
— Pourquoi ?
— Parce qu’elle est votre sœur. Et crois-moi, il n’y a rien de pire que de la dépérir sous tes yeux sans que tu ne puisses rien n’y faire.
Billy était tout maigre à la fin, pire qu’un squelette. Il avait la force d’en rire. Lily en pleurait chaque jour.
— Maintenant, quel est le plan ? Mes parents ne doivent rien savoir. Maman est trop fragile.
Une chose qu’il avait anticipé.
— Je dois en discuter avec un de mes oncles, Joey.
— Pourquoi ?
— Il connait des gens.
Une drôle de moue passe sur le visage de Lily.
— Pour quoi faire ?
— Pour assurer ta protection, le temps de retrouver Leah.
— Et si elle découvre où j’habite ? Ça se trouve, c’est déjà le cas.
— Elle ne connait pas ton adresse.
— Qu’est-ce que tu en sais ?
Christopher retourne à la fenêtre. Leah aurait tenté d’entrer dans la résidence. Hors, la gardienne assure ne rien avoir vu d’anormal ces derniers temps. Et puis, il y a des caméras autour de l’immeuble, tout comme dans les couloirs et les ascenseurs. Les vidéos sont analysées au peigne fin par une société de surveillance allemande payée une fortune par les résidents.
— Crois-moi, je sais.
— Non, tu ne sais pas, réplique-t-elle de but en blanc. Elle a trouvé mon numéro. Je l’ai changé. Elle a trouvé le moyen de forcer ta serrure pendant que j’étais là. Puis tout à l’heure, sur l’autoroute… Si c’est Leah qui est derrière ça, c’est que tu la sous-estimes. Ou que tu refuses d’accepter qu’elle soit capable du pire. Or, tu sais bien qu’elle en est capable, sœur ou pas. Je ne veux pas rester là à attendre d’être protégée comme une demoiselle en détresse. Ça ne fonctionne pas. Donne-moi plus d’information sur cet oncle Joey.
La porte de la cuisine s’ouvre. Oncle Étienne en sort avec Bokit.
— Je vais chercher ta voiture Lily. T’as les clés ?
La porte d'entrée se referme. Christopher, qui réfléchit aux paroles de Lily et au fait qu’elle le voit désormais comme un incapable, regarde son oncle sortir de l'immeuble et grimper dans la voiture d'un homme qu'il ne reconnaît pas.
Tatie Louisette, Bokit sur les talons, émerge de la cuisine avec deux tasses de thé.
— Tu as tout expliqué à Lily?
Christopher hoche la tête.
— Bien. Une chose de faite.
— Lily ne veut pas que ses parents soient au courant.
Tatie Louisette, poings sur les hanches, s’apprête à la reprendre mais Lily la devance.
— S’ils l’apprennent, l’histoire ira jusqu’à Seattle chez mon oncle. Grand-père me convoquera et mes tantes commenceront à jaser. Surtout si l’histoire tourne mal et entache la réputation de notre famille. Et avec les élections présidentielles l’année prochaine, ils n’accepteront aucun pavé dans la mare
C’est faux et Lily le sait pertinemment. Mais elle connait les méthodes employées par sa famille pour faire disparaitre les problèmes. Six pieds sous terre, pas moins profond. Si les Debruyère apprennent l’existence de Leah, la « sœur » de Christopher serait retrouvée en moins de vingt-quatre heures, en bas d’un pont.
— Je ne suis pas d’accord, mais c’est ton choix.
— Chris a parlé d’un de ses oncles.
Tatie Louisette lâche un soupir exaspéré.
— Étienne a un frère en prison. Il gérait une société de protection rapprochée. Ça fait longtemps, mais il doit encore avoir des contacts.
Son grand-père se déplace avec une équipe de gardes du corps. L’année dernière, ils l’ont sauvé d’une attaque au couteau lors d’une conférence à Munich.
— Est-ce vraiment nécessaire ?
— Je ne sais pas. Tu sais te défendre seule ?
— Je… non. Mais est-ce que je peux rentrer chez moi ?
— Non. Nous ne savons pas si Leah est responsable. C’est peut-être un fanatique ou un anti-Debruyère. Tu vas t’installer chez Christopher, le temps qu’on règle cette histoire. On va changer les serrures, mettre des barreaux aux fenêtres et des caméras à l’entrée de son appartement.
Le cœur de Lily se compresse. Ce matin, tout allait bien.
— Donc je dois m’attendre à une nouvelle attaque ?
Christopher a l’impression d’être prisonnier d’un mauvais film. Ça matin, tout n’allait pas si bien mais au moins, la sécurité de Lily n’était pas en jeu. Et maintenant, en plus de Leah, ils doivent trouver l’identité du fou furieux qui pourchassait Lily dans toute la Seine-et-Marne. Quelque chose ne tourne pas rond. Ça ne peut être que Leah. Qui d’autre en voudrait à Lily ? Et puis, le chauffard l’a suivie depuis Saint-Germain. Elle est donc surveillée.
Tatie Louisette siffle. Son deuxième bouledogue, Norbert, vient s’allonger paresseusement à ses pieds en grognant dans ses babines.
— Il est dix-sept heures. Vous devez rentrer. Lily, si tu as des affaires à récupérer chez toi, Anaïssa s’en occupera après la fermeture du salon. Pour Joey, je ne sais pas encore. C’est le frère d’Étienne, pas le mien. En attendant, tu emmèneras Lily au travail et tu iras la récupérer. Ça ira entre le foyer et le salon? Au pire, tu te relayeras avec Anaïssa.
Elle perçoit le malaise entre Christopher et Lily.
— Je me fiche de savoir ce qui se passe entre vous. Réglez-moi ça au plus vite, c’est clair ?
Ils hochent la tête tous les deux, n'ayant pas le choix de contester. Tatie Louisette se lève, pousse la chaise sous la table.
— Rentrez maintenant. Et envoyez-moi un message dès que vous êtes à Belleville. Chris, tu es venu en voiture ?
— Non. J'ai pris la moto. Tu diras à tonton que j'ai pris son casque pour Lily.
Elle hoche la tête.
— Lily, va te débarbouiller avant de partir.
Quand la porte de la salle de bain se referme, tatie Louisette entraine Christopher dans la cuisine, à l’abris des oreilles de Lily.
— Je n’aime pas cette situation, Chris. Pas du tout… Et j’ai un mauvais pressentiment.
Elle ouvre le tiroir en-dessous de l’évier, là où sont rangés les couverts et les torchons. Dedans, il y a aussi une boite noire et discrète qui contient le Glock 45 qu’elle lui a appris à utiliser plus jeune.
— Ce ne sera pas nécessaire. Je ne vais pas tirer sur Leah.
— Là n’est pas la question. On ne sait jamais ce qui peut se passer. Et puis, je ne suis pas sûre que Leah soit responsable. Ce n’est pas elle qui conduisait cette voiture.
— Elle m’a appelé pour dire…
— Je sais. Mais Leah ? Non, Chris. Enfin… nous ne sommes jamais au bout de nos surprises.
Christopher soupire.
— Et si je l’utilise, qui va tomber pour ça ? Je croyais que tu ne fréquentais plus le père de Magalie.
— Ça ne te regarde pas. C’est ce à quoi ils sont prêts. Tant que nous n’avons pas plus de visibilité sur cette affaire, tu es obligée de prendre les choses en mains. C’est clair ?
Il répond un « oui » d'une voix neutre avant de récupérer la boite et l’enfonce dans le sac préparer par sa tante. Lily sort de la salle de bain. Il l'aide à enfiler son manteau et après un dernier regard vers sa deuxième mère, ils quittent l'appartement, marchant droit vers l'incertitude.