Le bustum avait été élevé au centre du village principal de la forêt des Saules. L’emplacement n’avait pas servi depuis fort longtemps, ils avaient défriché l’aire de bûcher et les fossés rectangulaires profonds qui le cernaient. Des gerbes de sauge étaient répandues sur toute la surface à brûler. Le corps de Baba la Blanche, recouvert lui aussi de bouquets de sauge et d’encens, reposait allongé, les mains jointes. Sa longue chevelure étalée de part et d’autre la nimbait d’une mandorle blanche et lumineuse. Sliman, agenouillé devant, voûté, les épaules secouées de soubresauts irréguliers, pleurait en silence. Lui, qui avait retrouvé sa mère et une partie de son passé, n’avait pas eu le temps de la connaître suffisamment même s’il l’avait adorée dès la première rencontre. Il se souvint avec mélancolie de ce goûter si savoureux qu’elle leur avait servi avec toute sa bienveillance et sa jovialité. Il se rappelait les regards appuyés et plein de douceur qu’elle laissait courir sur lui. Il n’avait pas compris à ce moment-là, mais appréciait cette chaleur. Chaleur qu’elle lui aura témoignée jusqu’à la fin. Un amour maternel dont il avait tellement manqué. Il n’avait pas eu le temps de la questionner sur son père, il ne saurait donc jamais, à moins de questionner son oncle et sa tante, mais ils se renfermaient dès qu’il abordait le sujet.
L’embrasement du bustum était prévu pour le soir, quand tous ceux qui voulaient rendre un dernier hommage à la sorcière seraient passés.
— Quelle personne merveilleuse nous avons perdue là, mon cher petit…, soupira le nouvel arrivant.
Sliman se retourna pour voir qui avait parlé avec tant d’emphase. Il découvrit Hermelin, le vieux sourcier. Il reniflait, le regard éteint, les yeux humides. Sliman fronça les sourcils. Pourquoi avait-il l’air si abattu ? Il n’en savait rien. Il le vit avancer d’un pas lourd jusqu’au bord du fossé.
— Vous la connaissiez ? le questionna Sliman piqué par la curiosité.
Le vieil homme s’épongea le front de sa manche.
— Oui, mon petit Sliman, je la connaissais même très bien…, c’était ma belle-sœur.... lâcha-t-il, le menton tremblotant en se tordant les mains.
Le jeune Nergaléen ouvrit la bouche, les yeux écarquillés.
— Votre belle-sœur ? Mais de quelle manière ? Vous avez peut-être connu mon père alors ?
Le vieil homme se voûta un peu plus, tripotant ses manches, jeta un œil au ciel qui s’assombrissait avec la venue de la fin du jour.
Il toussota, se racla, la gorge, ne sachant comment répondre sans être trop ému, et tout de même mal à l’aise de devoir être celui qui lèverait enfin le dernier morceau de voile sur la naissance de Sliman.
— Viens, par-là, mon petit, dit-il en tendant la main pour aider le jeune nergaléen à traverser rapidement le fossé.
Il l’entraîna à l’écart, sous un saule majestueux. Il lui fit signe de s’asseoir sur le petit banc de pierre installé à l’abri des longues lianes. Il jeta un œil en l’air, histoire de vérifier qu’aucune oreille indiscrète ne campait dans le vieil arbre.
Sliman regardait le vieux sourcier avec curiosité, ce qui avait le mérite de remiser pour quelques minutes sa douleur dans un coin de son cœur.
Hermelin se gratta la gorge, inspira profondément et parla.
— Baba était ma belle-sœur, parce que mon frère était son compagnon, se lança-t-il avec précaution. Ton père est, ou était, je ne sais pas si je dois employer le passé ou pas, pour tout t’avouer…, soupira-t-il un sanglot coincé dans la gorge.
— Mon père était ? le pressa Sliman, impatient et incrédule à la fois.
— Pardon, pardon, de faire durer ! s’excusa le vieil homme. Ton père est, ou était…, mon jeune frère, Merlin.
Sliman se projeta en arrière comme s’il avait reçu un coup à l’estomac. La tête bourdonnante et le feu aux joues, un frisson glacé lui parcourut la colonne vertébrale. Il regardait Hermelin, la bouche ouverte, les sourcils arqués, en se tenant les joues qu’il avait brûlantes. Les paumes moites lui humidifiaient le visage. Merlin ! Le Merlin ? Celui dont tout le monde connaissait le nom, mais ne l’avait jamais rencontré personnellement, en tout cas personne de sa génération. D’aucuns le pensaient mort, quand d’autres disaient qu’il avait simplement décidé de quitter leur monde, d’autres encore pensaient qu’il était parti chercher Nergal en personne, mais ne sauraient expliquer pourquoi. Il tenta de reprendre une respiration moins hachée pour interroger Hermelin à nouveau.
— Merlin ? Vous…, vous voulez dire, Merlin le Grand ? Le sorcier décrit dans les histoires qu’on nous raconte depuis l’enfance ?
— Celui-là même, mon petit. Je suis ton oncle, pour le cas où l’émotion t’aurait empêché cette conclusion. Je suis l’un de tes derniers parents avec Hilda et tes jeunes cousins.
Sliman fronça les sourcils, interrogatif.
— Pardon, tu connais ta tante sous le nom de Griselda, j’avais oublié…
— Ah oui ! coupa Sliman. Je me rappelle que Zéphyr a évoqué une fois son vrai nom, quand elle nous a raconté son histoire à elle et Baba…
Il s’arrêta, les yeux dans le vague. Il repensa aux débuts de la mission, quand il s’imaginait tout un tas de choses sur le périple qu’ils allaient entreprendre. Il avait alors envie de prendre l’air et de voir du pays tout en s’amusant et en se rendant utile à la communauté, lui qui se sentait si petit et inutile malgré ses airs enjoués et son inépuisable envie de faire rire et titiller les autres. Bien sûr qu’au fond de lui ce désir de connaître ses origines le taraudait, mais jamais il n’aurait imaginé qu’il obtiendrait des réponses à toutes ses questions intimes. Et certainement pas qu’il rencontrerait sa mère et encore moins qu’il la verrait mourir sous ses yeux à peine retrouvée… Il étouffa un sanglot. La boucle était bouclée, il était revenu à sa douleur. La nuit tombait. Il était temps d’aller allumer le bustum… et de faire ses adieux à sa mère.
Il se leva, les membres raides, écarta les lianes, suivit d’Hermelin les joues encore humides, et se dirigea tel un automate vers le centre de la place. Tout le village était rassemblé, les torches allumées. Baioun effectuait des aller-retour incessants devant le bustum, lâchant des cris rauques et plaintifs. Le jeune nergaléen flatta l’encolure du fauve, unis dans une même douleur, puis se tourna pour affronter la réalité.
Griselda, les paupières gonflées, s’approcha de lui, raide devant le bûcher. Elle entoura son neveu d’un bras au-dessus de son épaule et le serra contre elle.
— Nous avons tous les deux perdu un être cher, mon petit, lui murmura-t-elle, une boule dans la gorge. Mais, je serai là pour toi, et je te raconterai ta mère, tu pourras me poser toutes les questions que tu veux, je n’ai pas prévu de retourner chez les hommes avant longtemps…
— Merci…
Sliman se défit en douceur de l’étreinte de sa tante et attrapa une des torches disposées tout autour. Les traits tirés, la bouche dans un rictus pincé, pour ne pas flancher, il approcha la flamme du bûcher, Griselda fit de même. Elle recula, observa les flammes se propager un court instant, puis franchit le petit fossé, suivie de son neveu et retira la planche posée en travers. Elle s’agenouilla alors face au bustum qui s’embrasait petit à petit et commença à se balancer d’avant en arrière, laissant s’échapper une lente litanie de pleurs entremêlée de mots dans la langue des sorcières. Sliman restait à ses côtés, figé. Il était incapable de détacher son regard du visage de Baba. Des pensées douces-amères le traversaient. Il était heureux d’avoir connu sa mère, heureux de connaître enfin l’identité de ses deux parents, mais incapable de pardonner tout ce temps perdu. Peut-être qu’il sera plus apaisé quand il aura toutes les réponses à ses questions… Il en voulait aussi énormément à Kaëlig, sa punition aurait dû lui suffire, mais, non, il aurait voulu qu’elle endure mille ans sur un bûcher éternel. Il serra la mâchoire pour éviter de hurler sa haine et sa douleur. Les paroles enfin compréhensibles de Griselda le ramenèrent au moment présent. Il ouvrit les yeux qu’il avait fermés sans en avoir conscience, relâcha son corps et alla s’asseoir à même la terre en retrait de la foule.
Les flammes très hautes à présent masquaient le corps de Baba devenu invisible pour l’assistance. La longue litanie de Griselda était accompagnée du chœur des Nergaléens rassemblés tout autour. C’était magnifique, Sliman sentit ses yeux s’humidifier, puis les vannes s’ouvrirent complètement en un torrent de larmes.
Elysandre s’approcha de son cousin, posa une main sur son épaule et s’assit à ses côtés. Elle pencha sa tête sur son épaule. La peine qu’elle ressentait pour lui était immense, mais les mots les manquaient. Elle se contenta de presser sa paume avec douceur. Morgan fit de même de l’autre côté. Hywel avait fait le déplacement en compagnie de Maël. Le couple entourait à présent Griselda qui continua de longues minutes son chant d’adieu. Zéphyr, assis derrière son nouvel ami, accompagnait le chœur des Nergaléens.
Ergad et Tewenn les avaient rejoints, ils se tenaient par la main, officialisant ainsi leur couple au grand dam des jeunes Nergaléennes énamourées du beau jeune homme aux yeux gris.
Margod en retrait, toujours en colère après Zéphyr, ruminait le départ de son amie, sa seule véritable confidente, Erin. Elle n’avait plus aucune nouvelle d’elle. Elle espérait qu’un jour celle-ci, reviendrait au village. Elle pinça les lèvres de dépit, se retenant de hurler sa rancœur et sa peine. Ce jour était celui de Baba la Blanche et elle avait un trop grand respect pour ce qu’elle avait enduré pour eux et son aide si précieuse pour venir gâcher de sa colère le moment de recueillement. Elle observa Hector qui avait quitté la grande bibliothèque pour l’occasion. Il tenait un énorme manuscrit dans ses mains. Le petit dragon Ancelor se tenait debout sur les pages ouvertes, armé d’un stylet de buis, l’air très concentré, il écrivait. Margod fronça les sourcils. Un dragon qui écrit, elle n’avait jamais entendu parler d’une telle capacité. Les vieux Nergaléens n’avaient pas l’air surpris outre mesure. La forêt des saules renfermait tellement de secrets qu’elle ne connaissait pas encore…
La cérémonie finie, Ancelor referma le livre et disparut dans un petit tourbillon de fumée verte.