Le 18 août, Versailles
Le roi avait convoqué mademoiselle de Montgey afin d'éclaircir l'épineuse question de son ascendance noble et un miracle s'était encore produit.
Alors qu'elle avouait avec honte de ne pas avoir en sa possession un acte officiel qui remettait en cause les paroles du sieur d'Hozier, un homme portant un habit bleu fleurdelisé fut introduis dans la pièce avec grande discrétion. Le roi le reçut avec aménité et lui tendit un billet sans s'expliquer, l'homme comprit et s'inclina.
Il allait prendre congé quand son regard se porta naturellement sur Édith et fit exprimer à sa figure un grand étonnement.
— Vous me rappelez une personne que j'ai connu il y a fort longtemps.
Voyant qu'elle ne réagissait pas, il renchérit, ce qui attisa la curiosité du roi.
— Monsieur de Forbin, vous semblez connaître mademoiselle de Franc, fille du marquis de Montgey, seigneur de Cahuzac ? Éclairez-nous, je vous en prie.
À ce nom, l'homme sursauta et s'avança d'un pas décidé vers Édith. Il planta son regard dans le sien et lui dit, vivement troublé : « Vous êtes la fille du seigneur de Cahuzac ! »
— C'est exact, de monsieur Jean de Franc, répondit la demoiselle en le saluant.
— Son père n'était-il pas point Charles de Franc à tout hasard ?
— Si fait, monsieur.
— Mes aïeux mais c'est un exquis hasard que celui-là ! s'écria-t-il tout heureux.
— Expliquez-nous monsieur de Forbin(1), nous ne saisissons rien dans ce brouillard, ordonna le roi.
— C'est une histoire fort cocasse Votre Majesté, il se trouve que mademoiselle de Montgey est la petite-fille de Charles de Franc, ancien membre du corps des gardes de Son Éminence le cardinal de Richelieu du temps de feu Sa Majesté votre père. Cahuzac comme on l'appelait, était un bretteur adroit et redouté. Il s'était élevé comme une figure de légende lorsqu'il affronta monsieur d'Artagnan. Hélas, celui-ci n'est plus là pour conter l'épisode qu'il conservait vif en son esprit, ah ça, il répétait souvent qu'il n'avait point rencontré beaucoup de gentilshommes si capable de le tenir en haleine que ce Cahuzac !(2)
— C'est une histoire qui tombe fort à propos, dit le roi en souriant à la demoiselle.
— C'est un réel plaisir de vous rencontrer mademoiselle, car j'ai croisé votre grand-père du temps de ma jeunesse. Un sacré phénomène, très aristocratique dans son maintien. Nul ne pouvait douter de sa noblesse.
Le roi remercia monsieur de Forbin et s'était suffi pour l'heure de ce témoignage miraculeux. La noblesse d'Édith ne fut plus remise en cause depuis ce jour, du moins en société, et si des doutes persistaient, ils persistaient en l'état de rumeurs disséminées sous le manteau.
Le 31 août, Versailles, une heure du matin
En cet instant, Édith talonnait la Grande Mademoiselle, heureuse à en mourir parce que c'était le dernier jour du Grand Divertissement et le roi avait vu les choses en grand !
C'était une heure de nuit et ce soir-là, la nuit était d'un noir si pénétrant et d'une tranquillité si paisible que cela en étonna plus d'un... Le Temps s'était arrêté, le Paradis était descendu à Versailles. Afin de ne pas être engloutis par l'obscurité souveraine, le roi avait fait allumer, la terrasse, les escaliers et les parterres de milliers de torches et cela créait de longues allées de lumières, où les courtisans prenaient tant de plaisir à déambuler.
Au milieu des bassins éclairés, couronnés de perles brillantes de lumière, la Cour s'émerveillait de voir s'élever mille jets d'eau, qui montaient dans le ciel sombre comme des flammes d'argent !
Au loin, géant aquatique, le Grand Canal ressemblait à une glace de cristal aux eaux ondulantes et de chaque côté de cet immense étendue, des torches et des décors lumineux brûlaient et se reflétaient comme autant de miroirs étincelants. Il fallait s'en approcher au plus près pour distinguer l'image qu'ils formaient et cela pouvait être tout autant de palais, de pyramides, de fontaines, des statues, de poissons, de fleuves, de nymphes des eaux que cela donnait le vertige à celui qui voulait les découvrir toutes ! Édith était époustouflée, béate d'admiration dans ce jardin où tout irradiait ! Les étoiles s'étaient installées à Versailles !
Une tape sur l'épaule la sortit de son examen enchanté. Elle se tourna et découvrit le Dauphin en grand habit, escorté par Montausier qui fit mine d'aller saluer une dame pour les laisser causer.
— Goûtez-vous ce spectacle, mademoiselle ? lui demanda-t-il heureux.
— Fort Monseigneur ! Je vous avoue que j'étais impatiente de vivre cette journée ! L'embrasement de la machine sur le Grand Canal du 18 août m'a laissé une sensation de féerie incomparable et je me languissais de retrouver tant de beautés !
— J'en suis bien aise, répondit le Dauphin en souriant, mais mon petit doigt me dit que vous risquez d'être plus encore éblouie tantôt !
Tout à coup, on fit un appel pour inviter les courtisans à prendre place dans les gondoles, le roi avait donné l'ordre de magnifier l'enchantement des lumières par de la musique. Monsieur Lully et ses musiciens étaient déjà installés dans leur embarcation et accordaient leurs instruments.
La Cour se pressa vers les gondoles luxueuses et Monseigneur tendit le bras à Édith en lui disant :
— M'accompagnerez-vous ?
— Avec plaisir !
Elle passa son bras sous le sien et marcha vers une gondole qu'on avait réservé au Dauphin. Alors qu'elle allait monter à bord, la comtesse de Soissons arriva et informa Monseigneur que la reine souhaitait sa présence dans son embarcation pour profiter de l'illumination du Canal. À grand regret, le Dauphin demanda à Édith de l'excuser et suivit la Surintendante de la Maison de la reine, déçu.
Édith resta seule sur les bords du Grand Canal et fit coucou à Anne qui avait réussi à monter à bord d'une gondole !
Elle longea le géant aquatique, un peu triste d'être seule pour voir l'éblouissant spectacle du palais de Thétys, tout illuminé, et l'arrivée de Neptune tiré par quatre chevaux qui s'avança vers les courtisans comme par magie, au son de la musique de Lully et des chants. C'était stupéfiant, magnifique, sublime !
Édith était envoûtée par ce spectacle indéfinissablement beau, quand une main attrapa la sienne et la tira vers une allée des jardins !
Charles la prit dans les bras, impatient de la revoir et rit du petit cri qu'avait poussé la demoiselle lors de son enlèvement !
— Vous m'avez manqué, lui souffla-t-il à l'oreille.
— Vous aussi ! lui répondit-elle en souriant, le visage contre son épaule. En revanche, cessez de me tirer à tout propos, je vais avoir l'épaule démise à force ! Et faites attention à votre poignet !
— Il va fort bien, je vous rassure, lui répondit-il en l'entraînant dans un recoin calme.
Édith marcha à ses côtés et bénie la nuit de masquer ses sourires tant elle ne pouvait les réprimer, et cela aurait tôt fait de gonfler l'orgueil de Charles, trop heureux de la mettre dans de tels émois !
— Alors, fit-il, êtes-vous enfin heureuse de la porter ?
— Pardon ? répéta-t-elle perdue.
— Vous êtes pas croyable! Cela fait des semaines que vous me tannez avec votre nouvelle robe et maintenant que vous l'avez sur le dos, vous l'oubliez !
— Ah ! Oui ! Oui ! J'en suis si heureuse !
Elle tournoya sur elle-même et regretta toutefois que la nuit amoindrisse la beauté de l'étoffe de soie blanche, rehaussée de rubans dorés et bleus.
— J'ai une nouvelle à vous apprendre, repartit-il fièrement, vous avez l'honneur de vous adresser au garde du corps personnel de Monseigneur ! Le roi m'a nommé cet après-dîner, cependant, cela doit rester une information secrète !
Édith pouffa devant son air de petit coq fanfaronnant de sa nomination et secoua la tête, un brin moqueuse. En réponse, Charles lui pinça le bout de nez et les deux se chamaillèrent avec une complicité innée lorsqu'une pensée tarauda Édith.
— J'ai appris que la duchesse de Montpensier, la Montespan et votre père avaient conclu un marché pour taire les véritables motifs de l'incident du bois avec Monseigneur.
— Oui, l'affaire est enterrée, la révéler nuirait à nos deux clans, dit Charles.
— Toutes ces alliances et ses intrigues m'épuisent, avoua-t-elle.
— C'est le jeu de la Cour. Il ne cessera jamais...
— Enfin, cela me dépasse, votre père a été renié par la Marquise et maintenant que vous êtes dans la lumière et la gloire, elle ne peut se passer de lui et lui rampe à ses pieds plus joyeux que jamais... Quel revirement !
— Il n'y a pas que les Val-Griffon qui ont la loyauté versatile, les belles marquises aussi.
— Et vous envers moi ?
— Vous c'est autre chose... murmura-t-il sincère. Je vous suis attaché et aucune tempête ne me fera changer d'avis.
Édith rougit et se mordit la lèvre pour s'empêcher de trop sourire, elle avait le cœur qui explosait de tant de joie que sa bouche la trahissait en dévoilant son bonheur aux yeux de Charles ! Le regard brûlant du gentilhomme sur elle la faisait se consumer de l'intérieur, elle ne pouvait lui résister quand il la fixait comme cela.
— L'affaire de mon ascendance noble est classée pour le moment par le roi, mais je me demande jusqu'à quand ira sa tolérance ? dit-elle pour changer de sujet.
— Le roi vous laissera du temps, ne vous en faites pas et quelque chose me dit que Mademoiselle est de nouveau disponible pour cuisiner d'Hozier jusqu'à l'épuisement, repartit-il en entortillant son doigt dans une bouche de cheveux de la demoiselle.
— Édith éclata de rire et lui donna un coup de coude, ce qui ne l'empêcha pas de renchérir :
— Je ne sais pas pourquoi, mais je sens que je ne vais plus m'ennuyer à la Cour avec vous ! lui glissa-t-il à l'oreille en l'attirant à lui pour lui baiser les joues.
Édith piqua un fard, mais se laissa vite aller à la puissante attraction qui agitaient ses entrailles et faisaient battre son cœur dans sa poitrine. Elle entoura le cou de Val-Griffon de ses bras et lui murmura en retour : « Moi aussi je ne vais pas m'ennuyer avec vous, petit vantard ! »
Il l'embrassa passionnément, hélas, leur baiser fut interrompu par des voix, des gens s'en venaient par ici ! Édith et Charles se tapirent dans l'ombre et écoutèrent ce qui se dit :
— Votre Majesté, monsieur du Cauzé de Nazelle vient de m'avertir, son constat est formel : monsieur le Chevalier de Rohan trempe dans une conspiration avec d'autres personnages. Quant au vicomte de Sanloi, nous tenons des preuves suffisantes pour affirmer qu'il était impliqué dans ce complot. Il avait pour mission de faire tomber monsieur de Val-Griffon, ce qui arrangeait bien sa petite vengeance personnelle, et de revenir auprès du Dauphin pour mieux l'enlever. Toutefois, il semble qu'il n'ait rejoint les rangs des dissidents qu'après avoir été mis en déroute à Fontainebleau. Tout ce petit monde se donnait rendez-vous à la pension de Van Den Enden (3), lui-même impliqué dans la conspiration...
Le roi montra des signes d'agacement et répondit sèchement :
— Louvois, faites-les arrêter au plus vite, discrètement. Personne ne doit être au courant de l'affaire.
— Bien Votre Majesté.
Le roi et son ministre repartirent se mêler aux courtisans au Grand Canal comme si de rien n'était, tandis qu'Édith et Charles se fixaient, estomaqués.
— Ce Cauzé de Nazelle, il s'agit du mousquetaire qui habitait à la pension à Pique-Puce ! souffla Charles à Édith.
— Je m'en suis doutée, ainsi il furetait pour les espionner ! Moi qui pensais qu'il était des leurs !
— Ainsi Sanloi avait intégré un complot en formation...
— Mais le mot que l'on a trouvé « Aux bains royaux »... murmura Édith refusant de terminer sa phrase.
Charles ne répondit rien, Édith en frissonna, ce silence était écrasant.
— Nous nous sommes peut-être trompés... il se peut que ce ne soit pas Rohan qui ait l'écrit...
« Édith ! Édith ! ÉDITHHHHHHH ! » cria une voix en volant à tire d'aile vers elle.
« Michou !! Mais où étais-tu passé pendant tout ce temps !!! Ces temps-ci tu disparais sans raison ! »
« À Paris, pardi ! Il s'y passe des choses troubles ! Un complot s'est monté et il est sur le point d'être démantelé à Pique-Puce ! Ne me dis pas que tu ne le savais pas ! Ton petit chéri y était et a fureté là-bas ! Il ne m'a pas vu ? Je lui ai fait coucou pourtant et l'ai sommé de te passer le bonjour ! » débita le merle noir à toute vitesse en reprenant son souffle.
« Michou ! »
« En plus on s'est revu à Versailles le jour où j'ai arrêté l'équipage de chasse ! J'étais passé vous faire un coucou avant de repartir à Paris... et j'étais curieux de voir comment vous vous débrouillez avec ce Sanloi ou si ton chéri avait été...»
« MICHOU ! »
« Quoi ! Je suis venu exprès pour t'avertir d'une chose de la plus haute importance ! J'ai même quitté mon poste d'observation avec les copains parisiens rien que pour toi ! Si tu savais comme c'est dur de se faire une place dans un quartier quand on est de la haute !»
« Michou !! dit-elle à cran. Parle ! Qu'y a-t-il ! »
« Le mort est plus mort ! »
« De quoi tu parles ?! »
« Votre Sanloi s'est carapaté ! Il est pas du tout crevé, il faisait semblant d'être mort en tombant ! Il a filé à l'anglaise dans un carrosse de messagerie ! »
« QUOI ! »
— Édith que se passe-t-il ? demanda Charles inquiet.
— Sanloi est vivant et s'est enfui !
— QUOI !
— Michou vient de me le dire !
« Quand est-il parti ? » lui demanda-t-elle immédiatement.
« Il y a quinze jours à peu près. » dit-il en s'étirant les pattes.
« QUINZE JOURS ! Comment as-tu pu attendre quinze jours pour nous prévenir ! » s'écria-t-elle, en panique.
« Je voulais être sûr ! J'avais mis Lucette la mouette sur le coup, elle avait la bougeotte et assez de la mer, alors je l'ai envoyé en mission ! Elle est revenue ce soir et elle est formelle ! Il est parti vers le Sud... mais elle a perdu sa trace à Lyon ! »
— Michou a perdu sa trace à Lyon !
« Non Lucette, moi j'étais à Pique-Puce avec les copains de la ville ! D'ailleurs tu savais que Robert le colvert s'était pris le bec avec un canard de la Seine dans sa jeunesse ! »
— C'est affreux ! Il faut prévenir le roi ! dit Charles, affolé.
GLOSSAIRE :
(1) Louis de Forbin (1632-1684), capitaine-lieutenant de la première compagnie de mousquetaires du roi. Il succéda à d'Artagnan mort en 1673.
(2) L'anecdote est véridique et la scène du combat entre d'Artagnan, les trois mousquetaires et Cahuzac a été rendue célèbre par Dumas dans son roman : "Les trois mousquetaires".
(3) Franciscus Van Den Enden, (1602-1674), philosophe.
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Merci d'avoir suivi les aventures d'Édith et de Charles (et de Michou ) et rendez-vous pour un tome 2 !!!
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