Certaines choses n’ont pas changé.
Je me réveille toujours à l’aube.
Dès que j’ouvre les yeux, je peux compter sur quelques secondes de répit avant que Laika plante sa truffe contre ma joue. Tous les matins, c’est le même cirque et aujourd’hui ne fait pas exception : alors que je me redresse pour éviter un ravalement de façade, une voix ensommeillée émerge d’entre les draps :
- Tu veux que je m’en charge ?
À son intonation, je sais que Lola sourit. Je soupire, secoue la tête.
- Non, t’occupe. Retourne dormir.
Elle ne se fait pas prier, me laisse à peine le temps de déposer un baiser sur son front. J’ai mis longtemps à pouvoir montrer une telle tendresse, il a fallu que mes geste s’ancrent dans des milliers de matinées.
Autour du lit, Laika agite la queue et sautille. Je lui ai souvent demandé si ça ne la fatiguait pas d’être autant enthousiaste mais à part quelques aboiements, je n’ai rien récolté.
On a pas toujours ce qu’on veut, comme quoi.
Je ne mets jamais longtemps à me préparer : le temps d’enfiler un jogging, un débardeur et choper un paquet de clope. Laika sautille encore devant la porte, mais me laisse mettre son harnais sans trop de problèmes. On descend toutes les deux alors que le soleil ne s’est pas encore levé.
La vie que je mène à présent n’a pas grand chose en commun avec ce que j’avais raconté à Hakeem, le soir du gala où j’avais failli le perdre. La grande maison avec jardin s’est changé en un petit appartement, dans une ville peuplée.
Elle n’est pas New L.A. et ne le sera jamais.
Mais bon, on a un chien.
Le chemin jusqu’au centre est long, mais j’aime le faire à pied. À ce genre d’heures, il n’y a pas grand monde encore. Même si ma vie n’est plus menacée que par les cartes postales étranges qui s’entassent dans la boîte aux lettres, je me conforte encore dans la sensation de pouvoir me fondre parmi les ombres.
Je ne suis pas guérie, et je ne le serai sans doute jamais. La psychiatre que Lola m’a forcée à voir répète que je fais des progrès, mais c’est difficile de le voir.
Je n’arrive toujours pas à sortir sans arme mais au moins, certaines nuits, je ne fais plus de cauchemars.
Quand on arrive au centre, Laika trimballe avec elle une longue branche d’arbre qu’elle a récupéré près d’un parc. La lui prendre relèverait de l’exploit alors je la laisse rentrer avec.
Certains de mes collègues sont déjà là. Ils me saluent, offrent des grattouilles à Laika qui décide de ne faire la fête qu’à certains d’entre eux. Alors que je me dirige vers mon local, Aaron m’arrête.
- Hello Raïra, tu vas bien ?
- Toujours. Et toi ?
- Ouais.
Ça aussi, ça m’a fait bizarre. M’habituer au small talk, me retrouver à apprécier les conversations sur la météo. Aaron m’adresse un regard empli de sympathie avant de passer aux choses sérieuses.
- La petite dont tu t’occupes...
- Oui ?
- ... elle a débarqué un peu avant toi. On l’a mise dans ton bureau.
Je hoche la tête, feint la nonchalance malgré mon cœur qui s’est mis à battre plus fort. La gamine n’est jamais arrivée avant moi, n’a jamais saisi les mains que je lui tendais.
Mais peut-être qu’aujourd’hui, ce sera différent.
J’espère que ça le sera.
Laika trottine derrière moi alors que je me dirige vers le bureau, pousse la porte. La petite - je la connais par le nom qu’elle m’a donné, qui est sans doute un faux - est assise sur une chaise face à ma place, bras et jambes croisés. À ses cernes et la fébrilité de son regard, je comprends qu’elle a passé une sale nuit.
Je ne serai jamais totalement guérie, sinon comment je pourrais reconnaître ceux qui ont vécu comme moi ?
- Salut, Kim.
Elle m’adresse un vague signe de tête alors que je ferme la porte. Je m’assieds, pose un verre d’eau devant elle. Laika reste à mes côtés, je n’ai pas lâché son flanc. Kim l’observe avec quelque chose d’enfantin, qu’elle cacherait si elle savait que je la regardais. Je ne fais aucune remarque, fait les présentations à la place :
- Je te présente Laika. C’est ma chienne, je l’amène parfois au taf.
Un sourire m’échappe.
- Elle a très envie de te saluer, mais elle ne le fera pas tant que je ne l’autorise pas. Est-ce que tu as peur des chiens ?
L’adolescente secoue la tête, économise ses mots. Je lâche le flanc de Laika, qui se rend immédiatement auprès de la petite. Cette dernière oublie que je suis là, s’autorise à sourire. Laika remue la queue et lui renifle les mains, toutes les deux oublient que je suis là. J’en profite pour quitter le bureau quelques instants, récupérer un café et des croissants en salle de pause. Quand je reviens, Kim a la tête enfouie dans la fourrure de Laika mais se dégage rapidement, en plein délit de tendresse. Je referme la porte, retient une forme de faiblesse. Je sais ce qu’elle traverse, je connais sa méfiance. Un éclat qui ne lui convient pas et elle s’enfuira, brisant le lien ténu de confiance qui la relie à moi.
- Tu as faim ? J’ai ramené de quoi manger. J’ai du café aussi, si l’eau ne te suffit pas.
Elle se redresse, observe le panier où j’ai entassé quelques viennoiseries. Au bout de quelques secondes de lutte interne dont les étapes transparaissent sur son visage, elle finit par saisir un gobelet et un croissant
- ... merci.
- Y’a pas de soucis.
Un silence s’étend entre nous. Habituée des lieux, Laika se dirige vers le fond de la pièce, où un panier usé l’attend. Je bois quelques gorgées, laisse la petite manger. Au bout d’une minute ou deux, je finis par briser le silence.
- Tu n’es pas venue ici pour les croissants, je me trompe ?
Elle secoue la tête et son expression s’assombrit. Je vois sa posture se refermer, la sens si proche de partir. Peut-être un peu rapidement, je rajoute :
- Si tu ne veux pas en parler, je comprendrais. Tu peux rester ici si tu n’as nulle part où aller, je ne te forcerai pas à me raconter quoi que ce soit.
Je m’autorise un sourire léger. Si je la félicitais d’être venue, ce serait trop. À voir la légère détente sur le visage de Kim, j’ai bien fait.
- ... merci, R.
- Pas de quoi.
En-dehors, la salle principale s’agite. D’autres collègues débarquent, la journée va commencer.
- Je vais devoir voir d’autres gens et animer quelques ateliers. J’ai quelques livres si tu veux lire ou des jeux sur mon ordinateur, sinon le canapé est confortable pour des siestes. Tu peux aussi partir si tu veux, préviens-moi juste quand tu le fais, d’accord ?
Sa voix résonne. Les mots se bousculent dans sa phrase, m’interrompent presque :
- Comment vous avez eu votre cicatrice ?
La question fait mal, mais elle est une main tendue. Je la saisis immédiatement, oubliant mon plan pour la journée.
- Quoi, cette vieille chose ?
Je désigne mon visage d’un geste exagéré et Kim me répond d’un rire. Gêné, certes, mais un rire quand même.
- ... ouais. Ce truc.
Un temps. Elle cherche ses mots, reprend :
- Ça se voit que c’est vieux, mais que ça a été violent.
Je hoche la tête, prend une gorgée de café.
- Ça l’a été.
Il y a quelques secondes d’un vide confortable, juste assez de temps pour qu’une idée me traverse.
- Ça te dis qu’on fasse un marché, Kim ? Je te raconte d’où vient ma cicatrice et tu me dis pourquoi tu es venue ici aujourd’hui. D’accord ?
Je vois que le deal la surprend, assez pour qu’elle envisage une fois de plus de partir. Durant quelques secondes, je sens que c’est une possibilité réelle et qu’une fois de plus, Kim risque de m’échapper des mains. Pour la première fois, je sens à quel point son histoire me tient à cœur. Alors je l’observe, m’accroche et prie en silence.
Jusqu’à ce qu’elle articule une réponse :
- ... ok. Si tu veux tellement le savoir, je peux bien te le dire.
Sa voix est dure, presque hostile, mais je m’en fous. Elle m’a donné la réponse que j’attendais, a refermé sa prise autour de la main que je lui tends depuis des semaines. La réalisation me frappe : je vais pouvoir l’aider comme j’aurais voulu que quelqu’un m’aide.
J’ai hâte de pouvoir tout raconter à Lola.
La vie que je mène n’a rien à voir avec l’échappatoire dont je rêvais, mais elle me donne la chance d’expier mes péchés. C’est plus que ce que je mérite, je m’en rends bien compte. Je le répète souvent à Lola, même lorsqu’elle me gronde. Je le mérite moins que certains qui ne s’en sont pas sortis et qui me hantent encore, pourtant il n’y a que moi devant Kim et je ne peux pas la laisser.
Alors j’inspire un grand coup.
Puis, la gorge serrée, je commence à raconter.
- Certaines personnes sont entrées dans le business par nécessité, d'autres par révolte...
J'ai enfin fini ce livre qui m'a emporté pendant des mois. Et je suis bien content que tu l'aies écrit.
Pourtant, il me semble que tu devrais en faire un scénario, en anglais, vu que ça se passe à L.A.. Je crois avoir compris que tu es polyglotte, donc ça ne te posera pas trop de problème, excepté peut-être le scénario lui-même. Tu t'en sortiras, je te fais confiance.
Pourquoi, je te suggère d'écrire un scénario ? parce que, selon moi, cet ouvrage est tout à fait adapté à la construction d'un film ou d'une série, bien entendu, vu les deux chapitres que tu as écrits dans "entre les veines" ...
@ bientôt et merci
A.