- Lola -
À force d’y baigner, je ne sentais plus l’odeur du sang ou de la pluie. Plus rien d’autre n’avait d’importance que la main de Raïra dans la mienne, notre chemin entre les corps jusqu’à la liberté. Je ne pensais à plus rien d’autre, ne ressentais plus rien d’autre que sa chaleur.
Le rythme de nos pas et l’arrêt, soudain, de Raïra.
Je me suis retournée immédiatement lorsque j’ai senti qu’elle ne suivait plus. Ma paume toujours contre la sienne, j’ai d’abord regardé droit devant moi avant de comprendre que ce qui la retenait était au niveau du sol.
Entre quelques mèches d’un blanc peroxydé, j’ai perçu un regard intense, qui ne voyait rien d’autre qu’elle. Mon regard est remonté jusqu’à la cheville qu’il tenait, le corps pétrifié de Raïra. Il devait se jouer quelque chose entre eux deux, quelque chose de terrible et sans nuance.
Quelque chose qui m’excluait totalement.
Je n’avais jamais vu Raïra ainsi, le regard écarquillé et plongée dans un effarement tel qu’elle avait cessé de respirer. À laisser cet homme se servir d’elle comme appui, murmurer son nom avec la violence d’un chien affamé.
Quelques secondes ont passé.
Et tout à coup, j’ai compris.
Une coulée de lave brûlante m’a envahie, remplissant ma gorge et mes poumons. Mes pensées se sont arrêtées, saturées par l’urgence. Je n’étais plus que sensations brutales, mue par un instinct inexplicable.
Je savais qui était cet homme comme je savais ce que je devais faire.
Ma main a remonté jusqu’à ma poche, où j’avais glissé l’arme de Dolcett. Personne ne m’a remarquée, personne n’a bronché quand je l’ai sortie pourtant je ne pouvais pas me permettre d’aller lentement.
Si je laissais cet homme continuer de l’hypnotiser, j’allais perdre Raïra dans cet instant arrêté. Si je les laissais, la ville les avalerait et je perdrais l’espoir qui m’avait fait tenir toutes ces années.
C’était hors de question.
La lave s’est mué en feu qui a réchauffé chacun de mes neurones et animé mes muscles.
Je ne laisserai pas la cruauté de ce monde faire de nous ses exemples.
Alors j’ai lâché la main de Raïra, tendu le bras. Dans mon esprit, la sentence a résonné.
Les chiens affamés ne sont jamais loyaux.
Ma main sur la gâchette, je l’ai achevé.
- Raïra -
Il a fallu une détonation pour que je reprenne ma respiration. Mes yeux crochés à ceux de Dog, j’ai vu ses pupilles s’immobiliser alors qu’une balle traversait son crâne, répandant du sang sur mes chaussures. Mon corps a agi avant moi, me dégageant de son emprise alors que je faisais un pas en arrière. Mes poumons se sont brusquement remplis d’un air tranchant.
Si quelqu’un avait tiré, c’est qu’on était encore en danger.
Le cœur battant, je me suis retournée pour voir le regard imbibé de larmes de Lola, l’arme qu’elle venait de lâcher.
Et tout à coup, j’ai compris.
Je me suis précipitée vers Lola et l’ai entourée de mes bras. Aux tremblements qui agitaient ses épaules, j’ai compris qu’elle pleurait. Des mots qui débordait de ses lèvres mouillées, j'ai perçu une panique primaire.
- Raïra, je suis désolée... je... j’ai cru que...
- Chut.
Cet univers avait fini par la souiller aussi, mais je n'avais pas le temps de m'y attarder.
- J’ai pas réfléchi et...
- Chut, je te dis...
Dans ma gorge, les lames se sont lentement retirées.
- ... et merci.
Je ne sais pas si je pleurais aussi, il pleuvait trop. Mais alors que je la rassurais avec ma voix tremblante, j’ai vu une éclaircie entre les nuages qui surplombaient la ville.
Quand Lola s’est calmée et que mes jambes ont cessé de menacer de se dérober, je me suis détachée et ai saisi l’arme. La poser à côté de Dog m’a demandé de résister à l’instinct de lui tirer dessus une fois de plus, vérifier qu'il était bien mort. À la place, j’ai inspiré et lui ai dit quelque chose qui n’appartenait qu’à moi.
Quand je me suis retournée, la pluie s’était clairsemée. Lola avait fait quelques pas vers la rue et m’attendait, ses cheveux auréolés par la lueur fraîche du matin.
Forte de cette résolution, j’ai mis ma main dans la sienne. Et, pathétiques, on s'est guidées à tour de rôle dans les rues de cette ville maudite, vers un horizon aux couleurs semblables à celles de l’aube.
Un jour nouveau se levait, illuminait tout ce que j'avais perdu et tout ce qu'il nous restait à faire.
Je n’avais pas peur, pourtant.
Après tout, j'avais l'habitude de courir.