Un jour de février ou de mars 1945
Ma chère Kitty,
Je t'adresse cette lettre mentalement, faute de papier ou de crayon. C'est la dernière fois que je t'écris, ma fin est proche, je le sens, mais je n'ai pas peur.
Tant de choses se sont passées depuis notre dernier échange ! Tu me sembles si lointaine, toi et le temps où nous nous cachions dans notre belle Annexe. Maintenant, j'ignore ce que sont devenus Miep, Bep, Kleiman, ou Kugler. Ces deux derniers sont partis avec nous, mais je les ai perdus de vue. Et Peter, Madame, Monsieur ? Maman et Pim ? Je crois qu'ils sont morts, mais je n'en suis pas sûre. Oh, comme j'ai de la peine !
J'aimerais pouvoir te dire que Margot est à mes côtés, qu'elle résiste au froid, à la faim et à la maladie avec acharnement. Moi qui suis d'ordinaire réaliste, je me surprends à t'écrire une telle chose ! Ne sois pas trop dure avec moi, Kitty, la nature humaine est ainsi faite : parfois, quand on a de la peine, on préfère se voiler la face plutôt que d'affronter la vérité dans toute son horreur. Car la vérité est bien plus terrible, elle me transperce de toutes parts, et elle m'a faite l'effet d'une gifle, lorsque je l'ai découverte : Margot est morte ce matin, elle a chuté de sa couchette. Elle gisait inanimée sur le sol. Je sais bien au fond de moi que je ne peux pas me permettre d'espérer son retour, la violence du choc l'a bel et bien emportée.
J'ai si mal de dire cela. Les enfants ne devraient pas mourir avant leurs parents, tu ne crois pas ? - au cas où il seraient toujours vivants, bien entendu, ce dont je doute. Mais ce sont les circonstances qui l'imposent. Nous sommes nés juifs, et cette caractéristique empiète sur toutes les autres. Margot était intelligente, raisonnable, pleine d'avenir, mais on dirait que les nazis n'en ont pas grand-chose à faire. Ma chère sœur est morte, je suis trop anéantie et trop faible pour être en colère, je me contente de chercher dans son regard vitreux une étincelle, une lueur d'espoir qui pourrait me faire croire qu'elle est simplement endormie. Aujourd'hui, j'ai perdu une partie de moi-même, elle s'est envolée en même temps que Margot.
Je n'ai plus personne à qui me raccrocher, quelqu'un qui me donnerait ne serait-ce qu'une mince raison de survivre ou qui me donnerait du courage. A vrai dire, je n'en cherche même pas une. Personne ne pourrait remplacer ma sœur, son regard, son sourire, sa présence, sa façon de s'exprimer, ses manières, et les souvenirs qui nous lient.
Tu te demandes sûrement ce que je ressens, à savoir ma mort plus proche qu'elle ne l'a jamais été. Seulement de la gratitude, une immense gratitude. Envers mes protecteurs d'abord, qui m'ont permis de pouvoir vivre jusqu'à mes quinze ans accompagnée de ma famille. Ils sont allés bien au-delà que de satisfaire des besoins élémentaires de nourriture et de logement, ils m'ont aidée à m'épanouir et à grandir. Les marques sur le mur de la cuisine de l'Annexe qui indiquaient ma croissance ne sont rien lorsqu'on les compare aux mètres que j'ai pris dans ma tête.
Je tiens aussi à exprimer ma reconnaissance envers Dieu, qui m'a toujours remise sur la bonne voie. Il a eu la bonté de me faire rencontrer des personnes formidables et de mettre ce fabuleux carnet en travers de ma route, début d'une aventure qui a rapidement pris une énorme place dans mon cœur.
Et puis envers toi, Kitty, ma chère confidente, qui a patiemment recueilli mes pensées et mes opinions pendant deux ans sur la vie en général et sur l'Annexe en particulier. Cette amitié à travers le papier a été plus enrichissante que la plupart de mes relations avec des gens en chair et en os. Grâce à toi, j'ai pu évoluer, dans le bon sens, je l'espère.
Avant de terminer, je voudrais te faire part du souhait qui m'habite plus que jamais en ce moment : la paix entre les Hommes, quels que soient leur religion, leur couleur de peau ou leur caractère. Le monde peut être magnifique. Le tout est de le vouloir vraiment et avec de la bonne volonté, on peut tout faire. La haine ne mènera jamais à rien de bon. Elle conduit systématiquement à la destruction et au chaos. Tous ces pans de la population persécutés et tués à cause de leur naissance ou de leurs convictions personnelles en sont le parfait exemple. Comment réagira le reste du monde lorsqu'on découvrira ce qu'il s'est passé ces dernières années ? C'est impossible à prévoir, mais je sais que la majorité affirmera que nous méritions mieux. Combien d'enfants sacrifiés par la bêtise des adultes, combien de décès inutiles ? Le nombre devrait en impressionner plus d'uns.
C'est pourquoi je souhaite ardemment que les bons mènent les autres sur le droit chemin, à savoir celui de la fraternité entre les peuples, qu'ils célèbrent l'amour et l'amitié. Peut-être qu'un jour, qui sait, quelqu'un trouvera mon journal. J'espère qu'il comprendra le message que je lui envoie, à cet inconnu, que la paix vaut plus que toutes les guerres du monde. S'il veut lui aussi, à son tour, faire le bien autour de lui, je considérerais alors que ma mort n'aura pas été vaine.
Et j'aurais enfin trouvé un sens à ma vie et à ma mort.
Ma chère Kitty, je te laisse, et je te remercie encore pour le soutien que tu m'as apporté.
Bien à toi,
Anne M. Frank, tienne pour toujours.
Je n’ai à redire sur ce récit. Il est excellent, émouvant et d’utilité publique. Merci d’avoir eu cette idée et de l’avoir mise en mots. Le style d’Anne est superbement rendu , c’est magnifique.
Bon je crois que je vais aller me chercher des mouchoirs T^T
Bravo et merci beaucoup pour cette merveilleuse histoire,
Rose