Nous sommes dans la voiture, en route pour revoir Willy. Je me repose, luttant tout de même contre le sommeil ; j'aimerais parler avec Suzanne. Elle me regarde et demande :
« Tu te serais suicidé ? Dis-moi ?
- Je suppose que l'idée a germé dans mon esprit.
- Je ne t'aurai jamais pardonné...
- Je sais.
- C'était stupide... mais je t'aime.
- Oui, moi aussi, chérie, je t'aime tellement. »
La route défile, une troisième fois. Mais cette fois-ci, tout me semble calme. Je respire sans problème et cela provoque des larmes inopinées.
« Tu as été fort, comme tu l'as fait remarquer... je t'assure.
- Je crois que je ne suis pas fait pour ça, dis-je en riant.
- C'est vrai que tu te poses trop de questions. Tu es fait pour la réflexion.
- Tu crois que le courage et l'intelligence sont opposés ?
- Non, mais chez toi peut-être, dit-elle en souriant. »
Elle paraît presque aussi fatiguée que moi. Cette journée a été longue et harassante et je suis incapable de garder mes yeux fixés sur le lointain. Néanmoins, son sourire me rassure et me réchauffe le cœur.
« Ta mère... elle ne t'aime pas...
- Je pense que si... mais elle avait peur.
- Peur de quoi ?
- Du passé.
- Tu as peut-être raison... mais tout ce qu'elle a fait n'était pas digne d'une mère.
- Elle ne voulait pas spécifiquement souffrir... elle voulait simplement que les gens se disent qu'elle est une personne belle et juste. Je pense que nous avons tous une part de vanité et malheureusement, celle de ma mère était plus grande que je ne l'imaginais.
- Elle t'aurait sacrifié pour cette fameuse vanité.
- C'est ce que sont les hommes, j'imagine. Ils veulent que les autres les aiment, qu'ils observent le monde et qu'ils ne voient pas les erreurs des autres. Ils oublient que la beauté de l'homme est d'être sujet à l'erreur, de trébucher, de tomber. C'est ainsi, on ne peut rien changer à tout ça. Il faut avancer et surtout il faut garder les yeux ouverts, pour être conscient de ses folies... et de celles des autres.
- Tu dis que tu pardonnes à ta mère parce qu'elle n'est qu'un résultat des erreurs que tous les hommes font ? Est-ce que c'est réellement une bonne raison ?
- Je ne lui ai pas pardonné, je la comprends. Voilà tout. Il y a un grand pas entre la compréhension et le pardon, tu devrais le savoir. »
Un court instant, elle me regarde puis elle se concentre à nouveau sur la route. Elle acquiesce silencieusement et semble réfléchir.
« J'aime ta famille, grand nigaud. Pas toute ta famille, mais une partie. J'ai mal jugé ta tante aux premiers abords mais c'est une personne droite et que je trouve vraiment sympathique. Pour ce qui est de ton cousin... Jean-Claude, c'est ça ? Eh bien je crois qu'il lui faut juste de l'aide. Comme il a fallu aider mon frère. Si Fanny et toi, vous allez souvent vers lui, que vous lui montrez votre amour... alors il s'en sortira. J'aime beaucoup ta sœur, réellement. Elle est entière et elle pense aux autres. Et elle est en train de sortir de cette horreur religieuse dans laquelle elle paraissait se plonger, me dit Suzanne. »
Je souris et je me laisse bercer par le bruit caractéristique du moteur. Je n'entends rien d'autres et je me sens poussé vers la boîte à gants. J'ouvre.
Un disque compact de AC/DC.
Je montre ce dernier à Suzanne qui me propose de le mettre dans le lecteur. Je n'ai pas écouté de telle musique depuis l'enterrement d'Emily. Love song. Les guitares me donnent envie de vibrer et je me sens en accord avec cette sensation qui déferle en moi. J'ai l'impression de n'avoir jamais été aussi bien. Devant mes yeux, il me semble que je vois un guitariste de la folie, qui fait danser le monde. Puis la voix douce du chanteur me plonge dans une paix que je n'ai pas connue depuis des années. Mes larmes coulent sans que je ne m'en rende compte : je souris et je me laisse porter. J'ai envie de prendre la main de quelqu'un et de danser, d'oublier cette journée une seule seconde. Puis, il faudrait que je la marque au fer rouge afin que jamais elle ne disparaisse, qu'elle fasse partie de ma vie.
Les musiques se succèdent, sortes de réminiscence de ma petite Emily sur Terre. Elle était plus folle sur ces musiques que quiconque. Elle les aimait et elle m'a laissé avec cette envie d'écouter, lorsqu'elle était en vie, et de ne plus rien entendre, après sa mort. Fling Thing, Back in black, Bad boy boogie, Have a drink on me... toutes d'AC/DC. Un disque qu'elle aura oublié dans ma voiture – ou laissé délibérément.
Suzanne danse un peu : elle a l'air surprise et heureuse. Je crois qu'elle ne m'a jamais vu aussi calme et en accord avec une musique. Elle ne sait rien de ce que sont ces chansons. J'aimerais lui dire ce qu'elles signifient mais je pleure toujours, moitié avec tristesse, moitié avec joie.
Les musiques se succèdent comme sur un disque sans fin.
Tout autour de moi devient une marée indistincte de ciel et de terre, les herbes deviennent bleues et les nuages verts. Je crois voir une baleine me survoler dans un ciel dantesque, sur laquelle est installé un gnome des plus étranges. Je constate qu'au loin un vaisseau pénètre – par une arche de lumière lunaire – les quelques couches de notre atmosphère. Puis, tous se désagrègent devant moi et je vois le sol devenir poussière. Alors que je tente de m'accrocher à n'importe quoi, je commence à chuter dans ce trou béant, je commence à me sentir aussi léger qu'une plume alors que le gouffre sans fin s'étend sous nos pieds. Puis, une jeune fille, à peine plus jeune que mon petit-frère, révèle son visage. Elle me regarde et je me sens bien. Elle tient un livre dans ses mains et un grand arbre, aussi grand que le monde, écarte ses branches au lointain. La jeune fille me sourit et je lui réponds.
Les immeubles paraissent rester en place dans ce décor si particulier. L'homme qui siffle n'est plus là et il me semble que je fais face au vide de cette existence. Cependant, cela ne me fait pas peur. Tout est en mouvement mais les terribles lueurs que j'avais pu constater quelques heures auparavant ont réellement disparu. Je ne vois plus qu'une lumière, au loin, et elle se rapproche. Il s'agit de l'ange, de cette apparition onirique. La musique résonne encore, preuve que je me trouve dans un rêve éveillé. J'ai envie de pleurer en voyant cette image si étrange.
À ma droite, lorsque je regarde les champs et les rues qui se succèdent, je vois des centaines de guépards qui courent à leur rythme. Je sais que cela est parfaitement impossible mais c'est comme si, pour la toute première fois, mes esprits étaient libres et créaient à l'instant toutes les visions délurées dont il sait être capable.
Dans les fumées célestes, je vois les regards de mon père et d'Emily et je leur dis définitivement adieu, leur promettant de ne jamais les oublier mais laissant les spectres qu'ils étaient derrière moi. Le rêve, lentement, disparaît. Je me réveille. Je regarde notre maison, Willy à la fenêtre, Suzanne à mon côté. Je souris.
Ce soir, je me coucherai, l'esprit empli de souvenirs.
Cette journée a été longue. Elle sentait l'odeur du drame.
Pire.
Elle était interminable et elle est passée proche du désastre.
Mais ce dernier, parfois, se dénoue grâce à un acte de bravoure.
Ou grâce à un acte d'amour.