La neige a recouvert tout le jardin. La maison est blanche et silencieuse. Peut-être sont-ils tous partis, peut-être ont-ils décidé de mettre fin à tout cela ? Je me vois immédiatement rassuré puisqu'une lumière filtre entre les rideaux de la salle.
« Bonjour, jeune homme. »
Je me retourne et je vois ce vieil homme que j'avais aperçu de la fenêtre de la salle, en début d'après-midi. Il porte toujours son parapluie coloré.
« Bonjour, réponds-je.
- Vous avez remarqué, il n'y a presque plus d'ombres.
- Oh... non je n'avais pas fait attention.
- C'est la neige : ça éclaire tout. Vous faites une soirée ? Il y a pas mal de voitures chez les Mauron...
- Oui, ce n'est pas grand-chose, juste des retrouvailles, lui expliqué-je.
- Profitez. Je viens d'enterrer ma femme, vous voyez... et j'aimerais qu'une autre soirée telle que celle-ci se passe. La vie, jeune homme, est un don. Il faut la vivre comme une aventure et profiter de chaque instant. Mais je dois vous ennuyer avec mes histoires.
- Pas vraiment, non. Toutes mes condoléances.
- Merci. Allez, retournez les voir. »
Je l'observe ouvrir son parapluie si coloré et sourire. Il semble simplement libre, en paix. Il traverse son jardin sans faire attention à toute cette neige et entre dans sa maison.
La tante Roseraie n'a pas voulu revenir avec moi. Elle m'a expliqué qu'elle n'avait plus envie de revoir Valérie et Mélanie, qu'elle ne pouvait leur pardonner, bien qu'elle assurât, dans le même temps, que le pardon était la plus belle preuve d'amour.
Me pardonneront-ils ?
Je suis parti sans rien dire il y a déjà des heures, j'avais alors abandonné tout espoir, incapable de me souvenir des bonnes choses vécues, incapable de penser à autre chose qu'à toutes ces horreurs que je ne cessais d'entendre.
L'avenir est une si terrible inconnue.
J'ai dix-neuf ans. Je viens chez mes parents assez souvent. Bien que les études soient pour moi la pierre angulaire de ma réussite, je refuse de laisser de côté ces êtres qui sont parvenus à me construire plus que quiconque. Pour une fois, je viens sans Mélanie : nous nous sommes disputés sur un sujet ridicule et je n'arrive pas à comprendre pourquoi tout ceci me rend si nerveux.
Nous avons mangé tous ensemble, et bien que les questions de ma mère sur l'absence de ma fiancée m'aient légèrement insupporté, je parviens à passer outre. Nous montons sur le toit, Emily, Fanny et moi. Nous avons bien ri durant le dîner mais je sens qu'elles ont des questions à me poser, comme si j'étais leur seul recours lorsqu'elles ne trouvaient pas de réponses.
Nous restons silencieux un long moment, en regardant les rares étoiles dans le ciel nuageux.
« Dis... tu voudrais bien répondre à une question ? demande soudain Fanny.
- Si je peux, évidemment.
- Quand est-ce que tu as commencé à penser à ce que tu ferais ?
- Tu parles de mes projets ? Hum... à quatorze ans, je pense. Pourquoi ?
- Fanny est venue et m'a demandée si elle pouvait espérer tomber amoureuse de l'homme de sa vie à son âge, répond Emily en souriant.
- Lyly ! Arrête ! C'est que... enfin tu vois, j'ai rencontré un garçon, il s'appelle Jérôme et on s'entend bien. On sort ensemble depuis quelques jours.
- C'est une très belle nouvelle, ça.
- Emily a pas su me dire parce qu'elle n'a jamais eu de copain.
- Mais si, j'ai eu des copains... mais ça n'a pas duré assez longtemps, répond-t-elle, gênée.
- N'empêche que t'as pas voulu me parler de ton avenir amoureux, lance-t-elle. Tu penses rester avec Mélanie ? C'est juste pour savoir ? me demande-t-elle ensuite.
- C'est bien parti pour durer, oui. En tout cas j'espère.
- Alors tu vas l'aimer encore, c'est ce que je te disais, Lyly.
- C'est bon, ça va... maugrée-t-elle.
- Lyly a dit que ce qu'elle souhaitait, c'était de vivre à fond ! Elle m'a dit qu'elle voulait visiter plein d'endroits, pour voir plein de belles choses, des trucs de dingues ! Elle veut voir des élans, au Canada, parce que là-bas, il paraît que c'est très joli. Et puis elle veut voir la Grande Muraille de Chine. C'est une aventurière !
- Tais-toi un peu, Nyny, t'es pas possible...
- Mais c'est une bonne idée, tu as raison. Voir le monde, le découvrir... je pense que tu fais le bon choix. Tu mérites de voir toutes ces choses, la coupé-je.
- J'aimerais simplement que tu viennes avec moi.
- J'en parlerai à Mélanie, ne t'inquiète pas.
- Et toi, Nico, tu as réussi à atteindre tes objectifs ? me demande Fanny.
- Pas encore, j'aimerais faire un mémoire sur un auteur jeune, encore vivant, avec des idées sur notre société. J'aime bien Jacques Verrier. Seulement les professeurs sont assez réticents lorsqu'on leur parle d'auteurs qui nous sont contemporains et qui écrivent des choses sur l'imaginaire. Après, si j'ai l'aval de mon directeur, je pense me diriger vers une thèse et sur le doctorat.
- J'y comprends rien... explique Fanny en riant.
- Désolé. Je veux dire que j'ai encore quelques années à faire avant de réussir.
- Mais tu es en bonne voie ? demande-t-elle.
- C'est ça. Et toi, c'est quoi cet avenir auquel tu penses ?
- J'aimerais faire des petits boulots et faire quelque chose dans le social. Humanitaire ou je sais pas... enfin tu vois. Et j'aimerais beaucoup avoir un bel homme qui m'aime, qui sait m'écouter et qui me rassure... avec lui, je veux avoir six enfants.
- Quel programme ! dit en riant Emily. Six, c'est un peu beaucoup, non ?
- Quatre ? essaie-t-elle.
- Oui, quatre c'est plus raisonnable, lui expliqué-je.
- Vous savez, eh bien moi je vous aime ! s'exclame Fanny.
- Moi aussi je vous aime, dis-je.
- Oui, je vous aime tellement, tellement, ajoute Emily. »
Nous regardons encore les étoiles. Le ciel est dégagé. Mes parents viennent de monter et ils nous rejoignent pour regarder ce ciel magnifique.
« Les étoiles, ce sont des âmes qui font bouclier. Elles sont tout autour de la Terre et elles nous protègent, je vous l'ai déjà dit, hein ? Eh bien c'est un peu comme l'amour, c'est ça ? L'amour qui est comme un bouclier contre les attaques extérieures. En fait, c'est ça, l'amour, c'est une pluie d'âmes étoilées qui nous protège ! lance Fanny. »
Oui, l'amour est une pluie d'âmes étoilées, à n'en pas douter.
Finalement, nous avons réussi. Nous sommes là où nous voulions. Seule Emily est absente de ce tableau. Je reste silencieux, incapable de me mouvoir. Puis je me décide à traverser le jardin. J'ouvre la porte et je n'entends aucune voix. Après quelques instants, je vois Suzanne qui sort de la cuisine, une tisane à la main. Elle la pose sur le meuble à côté d'elle.
« Tu... tu es revenu ?
- Oui...
- C'est ta tante, hein ?
- Elle m'a permis de reprendre mes esprits. »
Elle s'avance et me prend les mains. Elle me regarde comme s'il s'agissait de la toute première fois. Je constate qu'elle a les joues tendues et les veines du cou si droites qu'elle forment des lignes barbares, modifiant sa physionomie.
« Tu m'en veux... constaté-je.
- Non, je sais pourquoi tu es parti. Peut-être que j'ai réagi un peu vite... j'aurais dû te laisser gérer ça.
- Tu as bien fait, je devais ouvrir les yeux.
- Quelle journée, n'est-ce pas ? »
J'acquiesce et je finis par sourire. Suzanne m'embrasse avec toute l'ardeur dont elle est capable.
Fanny sort à son tour de la cuisine et me dévisage. Elle a les joues et les yeux rouges, preuves de son affliction et de son tourment. Je me rends compte de l'erreur que j'allais commettre : perdre son frère l'aurait définitivement détruite, même avec la présence de Fabien à ses côtés.
Elle court vers moi et me saute dans les bras.
« J'étais tellement inquiète ! J'ai vu dans ton regard à quel point tu étais triste... je voulais te retenir mais maman m'avait tournée l'esprit... quelle sotte j'ai été ! Je suis si heureuse que tu sois revenu. Vraiment !
- Moi aussi, Nyny, moi aussi. »
Elle m'observe : il n'y avait qu'Emily qui l'appelait ainsi.
« Tu ne trouves plus ce surnom négatif ? me demande-t-elle. C'est ce que tu disais quand Lyly m'appelait comme ça...
- Finalement, je trouve ça plutôt joli. »
Elle sourit et je constate qu'elle est aux anges. Je suis heureux d'être revenu pour voir ce visage et ce sourire. Seulement, j'essaie de rester concentré : ce que je m'apprête à faire et à dire va certainement changer ma vie.
J'ai l'impression de me retrouver face à mon destin. Pourtant, je n'ai jamais donné beaucoup d'importance à un tel concept : l'idée-même de ne pas avoir de libre arbitre me terrifie au plus haut point. Néanmoins, alors que j'avance vers la salle, Suzanne et Fanny sur mes talons, il me semble avoir la certitude absolue que je ne suis pas là par hasard, que je vais entrer dans cette pièce à cette heure précise et que c'est ainsi que les choses devaient se passer. Est-ce une réminiscence d'une autre vie ? Ou un déjà-vu dû au fait que j'y sois entré quelques heures auparavant ? Ces pensées me perturbent tant que je ne peux plus avancer. Dois-je y aller et accomplir ce qui me paraît avoir toujours été le but de mon existence ? Dois-je reculer et renoncer à toute volonté ? Une main vient frôler la mienne et je sens que Suzanne est au plus proche de moi.
Je respire et je pénètre dans la fosse.
Tous me regardent.
Jean-Claude paraît être bien mieux malgré les larmes qu'il a dû laisser couler.
Fabien me fait un signe de la tête alors qu'il parvient à donner le biberon à ses deux enfants. Sa dextérité est si impressionnante que je reste absorbé par cette vision particulière. Je constate une nouvelle fois dans les yeux du fiancé de ma sœur une joie que je ne croyais pas possible : il est visiblement heureux de me voir.
Ma mère reste droite et fière. Cependant je remarque sans mal qu'elle a dû avoir une conversation musclée durant mon absence. Elle a les bras tellement croisés sur sa poitrine que je ne suis pas sûr qu'elle parviendra à se libérer de sa propre étreinte. Ses yeux, dirigés vers moi, sont comme des lames de couteaux : elles me transpercent et me désignent comme le coupable idéal. Je baisse le regard, triste de comprendre qu'elle ne dépassera jamais son désir de mensonge.
Mélanie ne dit plus rien : elle paraît avoir abandonné tout espoir de réussite. Loïc, notre fils, nous regarde pour savoir comment nous allons nous détruire. Il ne fait qu'analyser. Néanmoins, j'aperçois un doute dans son regard : je n'ai plus peur de l'image qu'il me renvoie. Je sais qu'il n'est pas mon double, que nous avons tous les deux des choix à faire et que les miens m'ont mené ici, devant eux. C'est cette certitude qui le désarçonne. Malgré cela, il ne se laisse pas dominer par une quelconque angoisse : il me tient tête et je sais qu'il est capable de prouver sa supériorité. Peu m'importe désormais puisque je ne suis malheureusement pas venu pour lui.
« Qu'est-ce que tu viens faire ici, encore ? Tu veux nous détruire définitivement, c'est ça ton but ? s'énerve ma mère.
- Non, maman. Mon but a toujours été de vivre à vos côtés. Pour que nous soyons ensemble. »
Elle se tait et attend.
« Désolé d'être parti comme ça... vraiment.
- Tu devais avoir tes raisons, pas besoin de t'excuser. L'important est que tu sois revenu et que tu veuilles nous parler. Et dans ce cas-là, nous t'écoutons, répond Fabien à mon grand étonnement.
- Merci... Jean-Claude, sache que je serai là si tu as besoin de moi. Je veux t'accompagner dans cette lutte. J'aimerais que tu arrêtes de boire et que tu te prennes en main. Et pour ça, je te soutiendrai. D'accord ?
- Et moi aussi ! ajoute Fanny.
- Hum... maugrée-t-il. »
Je vois son sourire mais son regard est vide : les effets de l'alcool commencent à se dissiper et il paraît pouvoir réfléchir sans problème. Ce comportement de sa part me ravit, même si son désarroi m'attriste.
« Maman... je suis navré mais je crois que je vais faire une pause. Je ne veux plus te voir. Je n'en peux plus de ces mensonges, de ces inventions. Je suis sûr que tu crois à la plupart des choses que tu racontes, qu'à force de te les répéter et de les répéter aux autres, tu as oublié ce qui s'est véritablement passé. Mais moi je ne peux plus. Ce que je veux, c'est une mère qui m'aime...
- Je t'aime, mais tu fais trop d'erreurs !
- Quand on faisait une bêtise, papa disait toujours que l'erreur est humaine.
- Tu sais très bien où je veux en venir ! Tu as été trop loin ! Tu as tout détruit : nos vies, nos espoirs, notre famille, assène ma mère.
- Même si tout ce pouvoir était mien, je ne suis pas sûr de pouvoir faire ce que tu décris. Mais peut-être as-tu raison, peut-être ai-je tout détruit... Et je suis justement là pour ça, parce que nous avons été trop loin.
- Nous ? Comment oses-tu tous nous mettre tous dans le même panier ! Comment ? s'énerve ma mère. Où es-tu allé chercher ça ? Dans les paroles de ta folle de tante ?
- C'est la sœur de papa, sois un peu plus gentille, s'il-te-plaît, intervient Fanny. »
Elle reste silencieuse et observe Fanny. Si la vie et les colères pouvaient se dénouer avec de longs moments sans paroles, je suis certain que nous serions tous en train de nous serrer les uns contre les autres. Seulement le monde n'est pas ainsi et les yeux de ma mère se remplissent de larmes : elle comprend qu'elle est en train de nous perdre, d'échouer. Elle sait que ses erreurs sont en train de la rattraper et cela lui fait mal.
« Ce sont des histoires vieilles comme le monde... Vous êtes jeunes et vous avez tellement de choses à faire, à accomplir ! Pourquoi vous voulez mettre tout ça sur le tapis, tous les deux ? Dites-moi à quoi cela vous servirait ?
- Maman... j'ai décidé de me taire durant les dernières années. Mais ça n'a rien d'un défi, c'est une folie... je suis devenu de plus en plus mal, de plus en plus paranoïaque. Je ne venais plus vers vous parce que j'étais persuadé que vous ne feriez qu'une seule chose : me haïr et me demander de partir. J'en étais persuadé. Je ne voulais pas penser ainsi... mais je ne pouvais pas faire autrement. Mon corps me poussait à le faire, à reculer... toujours. C'est ce passé qui m'empêche d'être ce que je veux aujourd'hui, expliqué-je.
- Non... non, tu ne comprends pas. Ton père est mort et c'est tout... Emily aussi. Tous les deux sont partis et ce qui les concernait a disparu avec eux.
- C'est impossible, et tu le sais, dis-je.
- Pourquoi ce serait impossible ? demande Fanny.
- Pour tout ce que je t'expliquais à chaque fois... répond Fabien, à l'autre bout de la pièce. Nicolas a raison. On ne peut oublier ce que les gens qui ont disparu de nos vies ont pu dire. Je crois que ça fait partie de notre héritage... c'est leur cadeau. C'est une part d'eux qui reste en nous. Et puis, même si Dieu n'existe pas, il y a tout de même un message d'amour important dans la plupart de ses histoires, de ses morales.
- Mais l'amour peut être une horreur... ça fait mal en dedans... annonce, tout bas, Jean-Claude.
- Oui... je suppose que c'est normal, acquiescé-je. »
Tous, nous retournons dans un silence singulier. Puis, ma mère s'avance :
« Pourquoi ? Pourquoi tu veux faire tout remonter ?
- Parce que c'est la seule solution ! Nous nous voilons la face ! Vous n'acceptez pas qu'Emily se soit suicidée simplement parce qu'elle allait mal, ça vous sort par les yeux, cette réalité ! Et moi je ne vois que ça, en ne cessant de me dire : c'est ma faute ! Mais le suicide, c'est égoïste, et ce qu'elle a fait, c'est faire un choix sans penser aux conséquences à venir... peu importe si j'avais encore dansé avec elle, peut-être pendant des années, à un moment elle en serait venue là parce qu'elle était ainsi ! C'était Emily, c'était sa manière de voir la vie ! On n'y peut rien et en même temps on a tous eu un rôle à jouer dans sa mort, on ne va pas se le cacher ! Elle t'avait demandée de ne plus mentir mais tu as continué, dis-je en regardant ma mère. J'avais fait une promesse : danser toujours avec elle, et je ne l'ai pas tenue... Mélanie, par jalousie, tu as créé une histoire et elle l'a crue. Fanny, tes espoirs, ton amour pour les autres, ta jeunesse, tout ça la détruisait... Mais ça ne sert à rien de s'inventer des fautes, de comprendre... parce que le suicide, c'est au-delà de la compréhension. Un appel à l'aide, c'est rien, mais un suicide, c'est un abandon. Aucun d'entre nous ne pouvait l'empêcher et tous nous pouvons être les coupables... c'est ça qu'elle nous laisse en héritage. Voilà tout. Alors oui, je veux tout faire remonter, je veux que ça déborde et que ça nous envahisse parce que c'est la seule solution pour qu'on soit tous libéré du poids de sa mort, de leur mort.
- Tu prétends que ton père aussi nous a laissé cet héritage-là ? demande ma mère.
- Non... papa c'est plus compliqué. La vie a son lot de travers et je suppose qu'on ne peut aller contre ce que le corps peut faire... c'était pas forcément une solution, ce qu'il a fait, je dis pas... mais c'était son choix. Le suicide... a sa part de courage aussi. C'est pour ça qu'on ne peut pas rester là, comme ça, les bras ballants, simplement parce que des gens sont morts. Des centaines de personnes meurent tous les jours, et c'est ainsi. Si on se laisse dépasser par la peine et les angoisses de ce monde, on en arrive aux conclusions auxquelles ils sont arrivés tous les deux. Mais ça ne sert à rien... il faut avancer, et avancer en sachant que nous sommes tous coupables et tous innocents, parce que nous avons tout tenté mais que nous n'aurions rien pu faire. Et puis il faut fermer les yeux, je suppose, et penser aux bons souvenirs, sur ce toit, durant ces danses, pendant ces jeux... et ne songer plus qu'à ça lorsque nous voulons les revoir.
- Tu veux que nous soyons coupables de quelque chose que nous n'avons pas provoqué ? Tu es le seul responsable de cette situation ! s'énerve ma mère.
- Oui, c'est vrai. Je suis le seul responsable de la situation présente : c'est moi qui viens devant vous et c'est moi qui réclame l'acceptation. Je le reconnais. Et je le dis : vous êtes tous lâches. »
Fanny ne dit rien et me regarde, prise dans mon flot de paroles. Ma mère boue de rage, incapable de faire face à ma détermination. Je sais qu'elle me revoit ce jour-là, avec dans les mains deux livres dont elle ne comprenait pas le sens. Elle voudrait une nouvelle fois régler cela par une paire de gifles, mais elle n'en a plus la force. Mélanie, elle, semble avoir décidé de ne plus rien faire : elle a accepté de ne plus agir.
« Pourquoi ? demande Jean-Claude. Pourquoi serions-nous lâches ?
- Cousin... je crois que tu penses toujours à Meredith, et c'est une bonne chose. Elle était la femme de ta vie, et tu l'aimais. Mais il faut aussi que tu acceptes sa disparition... au plus vite. Si tu as assez de lucidité pour accepter, tu pourras stopper ce désir futile de boisson. J'étais comme toi, tu comprends ? Je ne voulais pas accepter et la seule manière que j'avais trouvé de fuir la réalité, c'était le travail... mais ce n'était pas la solution. Je le sais. Vous tous, vous fuyez la réalité de son geste pour trouver un bouc-émissaire à un crime que vous ne comprenez pas. Seulement, pour un suicide... il n'y a pas de crime. Voilà la seule chose à comprendre... et je ne suis pas celui que vous croyez... je veux juste que vous compreniez qu'elle a fait ce choix, qu'elle nous l'a imposé.
- C'est toi, toi qui es lâche ! Tu refuses de comprendre que tu les as fait souffrir tous les deux ! Avec tes mots, avec ton intelligence et ta froideur... lance ma mère. »
J'ai envie de leur révéler ce que papa m'a dit. J'en ai envie. J'ai le désir de révéler à tout le monde les derniers mensonges de ma mère mais encore une fois les paroles de Gabriel me reviennent. Je sais qu'il a raison : en réalité je n'ai pas envie de faire souffrir ma mère, je n'ai pas envie que Fanny ne veuille plus la fréquenter. Je prends une grande inspiration et je plonge dans les marées tumultueuses de l'explication :
« Je suis un lâche, je le reconnais. Je suis incapable de prendre les armes pour lutter contre des pouvoirs pour lesquels je n'ai aucune affinité, et parfois que je trouve même indécents... je suis tout aussi incapable de faire un voyage sur la lune, parce que j'ai peur de quitter une seule seconde le plancher des vaches, et peut-être que, si le monde est condamné, je n'oserais même pas monter dans un vaisseau de peur de mourir seul, là-haut, loin de tous, loin de mes racines. Je suis tout aussi incapable de maîtriser mes tremblements lors d'un accident, vous pouvez demander à Suzanne, elle m'a vu tétanisé devant une plaie béante sur le bras d'un garçon... oui, je suis certainement un lâche. Et pire encore, je n'ai pas osé revenir vers vous et éduquer mon propre fils. Je n'ai même pas voulu lui envoyer des cadeaux parce que j'avais peur de ses réactions... oui, je suis un lâche... »
Suzanne s'approche mais je lui demande de rester en arrière.
« Seulement, aujourd’hui, je suis là. »
J'observe Loïc, incertain face à moi.
« Je suis désolé. Je suis désolé... réellement. Je sais que je n'assume rien mais je sens qu'il est trop tard, que tu as déjà renié un père trop absent. Je suppose que j'aurais dû venir plus tôt, t'aider à avancer... mais je n'ai pas pu. Je ne pourrais t'aider. Seulement, sache que si tu as envie d'appeler...
- Je n'aurai pas envie d'appeler.
- Je sais... mais un jour il faudra peut-être que tu le fasses...
- Non, tu n'es rien pour moi, je l'ai déjà dit. Mon géniteur, c'est sûr. Mais rien de plus.
- Je comprends... tu ne veux pas mon numéro, alors ?
- Non. »
Je me tourne ensuite vers mon petit-frère.
« Tu sais, Bastien, notre maman est très gentille et elle a les plus belles intentions du monde. Je vais te dire ce qui importe : quelqu'un qui ne tente rien ne fera jamais d'erreurs, mais celui qui essaie, celui qui veut faire bouger le monde, toujours s'opposera à quelqu'un. Ta maman n'a qu'un désir : que nous l'aimions et que son amour soit compris.
- T'es bizarre, quand même, me dit-il.
- Oui, ça je le sais, ajouté-je en riant. »
Je me relève et je regarde tout le monde. Fanny sourit et attend, ma mère ne sait plus quoi dire. Je crois que j'ai réussi à faire comprendre mon point de vue. Seulement je n'ai pas encore terminé, il faut que tout soit compris, que tout soit réglé, que nous puissions vivre en paix et que les spectres anciens, ceux de mon père et de ma sœur, disparaissent de nos vies.
« Fanny, tu viendras chez moi. J'ai quelque chose à te montrer, quelque chose de très important. Tu comprendras en lisant. »
Elle acquiesce doucement.
« Je suis sans doute un lâche... mais j'ai envie de vivre, j'ai envie de vivre avec la tristesse, la peur, l'incompréhension, la rage et la culpabilité. C'est mon lot et je suis persuadé qu'il s'agit de notre lot à tous. Je ne veux pas vous apprendre comment vivre et je suis certain que vous n'avez presque rien écouté de ce que j'ai dit... tant pis. Non, ce que je veux vous faire comprendre, c'est que la lâcheté est une histoire de point de vue et que, même si j'ai été un lâche, aujourd'hui je ne crois pas en être un. Oui, aujourd'hui, j'ai envie de sourire et d'aimer, j'ai envie de construire ma vie sans Emily et sans papa, pour la première fois depuis leur mort. »
Je les observe un moment. Ils sont tétanisés et regardent leur ombre. Ma mère est assise : elle paraît ne plus savoir quoi faire, ne plus savoir quoi suivre des yeux. Je vois dans le regard de quelques-uns une véritable lumière : ils regardent le lointain et je sens qu'ils entament une escalade que j'ai moi-même effectuée quelques heures auparavant. Je me dirige vers Fabien et lui dis que je veux voir Fanny, qu'il faut qu'il la pousse à venir. Ce que j'ai à lui faire lire pourrait lui changer la vie, lui faire prendre conscience de certaines choses. J'observe ma mère et je constate que son regard est perdu dans un vide : elle comprend mon choix, peut-être ? Ou alors, elle commence à me haïr véritablement. Pourtant, quand elle me dévisage, je vois de l'amour : un jour, je reviendrai vers elle, je le sais, et nous nous embrasserons comme deux personnes indéniablement liées. Mais ce jour est lointain.
Fanny s'approche d'elle et je vois qu'elle porte un autre regard sur notre mère : elle n'est pas en colère, elle s'habitue simplement à une nouvelle vision, sans mensonge. Jean-Claude sourit et je remarque à quel point il peut changer en quelques heures : il semble plus vieux mais plus vivant également. Il ne tremble pas et s'approche de Valentine et Samuel avec dans les yeux un amour qu'il n'a pu révéler lorsque la fièvre de l'alcool envahissait ses veines. Je regarde ce monde et ces gens qui ont marqué ma vie et je sais que je les aime, je sais que j'ai envie d'être avec eux. Pas aujourd'hui, plus tard. La parole, et surtout celle qui véhicule la vérité, est si difficile à prononcer, mais il me semble que c'était le seul moyen, ma seule force. Je devais le faire.
Puis Suzanne et moi partons. Je dis au revoir à Fanny, en lui spécifiant que j'espère la revoir au plus vite. D'un œil, je montre à Mélanie qu'il s'agit d'un adieu, que je ne la reverrai certainement jamais. Je regarde également mon fils. Pourtant, je suis incapable de me faire entrer dans son cœur. Je suis incapable de le faire, incapable de revenir vers lui. Je n'ai jamais été un bon père pour lui et je ne pourrai plus l'être, c'est désormais un moment perdu dans le passé ; je m'oblige à le regarder, à mémoriser ses traits dans mon esprit. Nous sortons et le soleil éblouit tout, m'arrache presque les pupilles à cause de la blancheur de la neige. Ce vieil homme avait raison : toute ombre a disparu. Je regarde une dernière fois cette maison dans laquelle se trouve toute ma famille. Je sais que cela va mieux et que mon cœur est libéré. Enfin.