Épilogue

Par Aoren
Notes de l’auteur : Et voici la fin de ce livre, plutôt court. Merci à tous ceux qui ont pris le temps de commenter. Je pense entamer la relecture pendant les vacances scolaires. Bonne lecture !

Épilogue

 

Hai

 

Le vent se lève d’un coup sec. On pourrait croire que, dans le désert, il apporterait un peu de fraîcheur, mais non. Il ne fait qu’empirer la situation, soulevant le sable qui s’étend à perte de vue, le projetant dans nos yeux. Il ne rafraîchit pas, au contraire ; il assoiffe encore plus. Et le sable, doublé de la soif, n’est pas une bonne chose : soit elle dessèche votre cœur, soit il l’envahit le noie sous un millier de petits grains jaune orangé. Je m’agrippe fermement à la laisse du chameau pour ne pas le perdre de vue dans la tempête.

Je ne suis plus livreur. Plus depuis que je sais ce que font en réalité Zhi et Ganesh. Je n’ai pas non plus utilisé le jeu tarot – je l’ai laissé tomber dès que j’ai vu qu’on ouvrait la salle. Je suis chamelier. Je mène les bêtes chargées de marchandises à travers le désert, pas après pas, jour après jour. En réalité, c’est un miracle que j’aie obtenu ce poste : les animaux me détestent et passent le plus clair de leur temps à me cracher dessus. Mais tant que les plus expérimentés ne s’en rendent pas comptent, l’illusion sera entretenue – je leur ai raconté que dans ma famille, nous étions chamelier de père en fils depuis dix-huit générations. Il n’y a que Kalim, une jeune recrue d’environ mon âge, qui a remarqué que je ne m’en sortais pas très bien. Les autres sont trop occupés à se voler mutuellement. Kalim m’aide beaucoup, me montrant les ficelles du métier et discutant avec moi tandis que la caravane avance d’un pas chaloupé.

- Dis, fait-il un jour, alors que nous revenons après un voyage particulièrement long et pénible, il y a quelqu’un qui t’attend, à Banhani ?

Je pense à Keya. Je n’arrive pas à croire moi-même que j’aie pu lui faire ça. Je n’arrête pas de revoir son expression trahie, son regard malheureux, sa bouche qui a cessé de sourire à l’instant même où elle a comprit. Je m’en veux tellement, de lui avoir fait une chose pareille. Et maintenant que j’y réfléchis, mes raisons n’étaient absolument pas valables. J’ai tout gâché avec elle, et tout ça pour quoi ? Rien. Rien du tout.

Au début, j’allais la voir tous les jours à la Crypte. Je tambourinais à la porte en exigeant de lui parler, mais on ne me laissait jamais entrer. Certaines asarae m’ont lancé des œufs, des assiettes, des couteaux, et même une fourche, mais je ne me suis pas découragé jusqu’à ce qu’elle vienne elle-même. Quand je l’ai aperçue, j’ai failli croire que tout pouvait encore s’arranger. Mais c’était faux.

- Je ne sais pas pourquoi tu t’obstines. Je ne te pardonnerai jamais ce que tu m’as fait, c’est clair ? Tu t’es servi de moi. Tu m’as trahie au moment même où j’avais besoin d’avoir des relations de confiance. Au moins, maintenant, je sais sur qui je peux compter.

- Keya, j’ai ajouté très vite, je…

- Tu m’as utilisée. Tu m’as menti. Tu as prétendu m’aimer pour avoir accès à la salle des artefacts. C’est la pire chose que tu pouvais me faire et tu le savais très bien, mais tu as décidé de servir tes intérêts. Ne t’excuse pas, Hai : ce n’est pas la peine. Je sais qui tu es vraiment, au fond, et je ne me laisserai plus avoir par tes faux airs candides.

Les filles sans cheveux ne t’apporteront que des problèmes, m’avait dit une fois ma mère. Elle s’était trompée : j’avais apporté des problèmes à une fille sans cheveux, pas l’inverse.

- C’est faux, je me suis entendu rétorquer d’une voix blessée. Je t’ai bien menti, et je t’ai bien utilisée, mais je n’ai jamais fait semblant de t’aimer. Si je t’ai embrassée, c’est parce que j’en avais envie. Ça n’a rien avoir avec cette histoire. Tout n’était pas faux, il y avait beaucoup plus d’honnêteté que ce que tu crois. Je refuse de te laisser dire le contraire.

Ses beaux yeux noirs lançaient de tels éclairs je m’étonnais presque de ne pas être foudroyé sur place.

- Alors pourquoi tu as pris la clé à ce moment-là, si ça n’a rien avoir avec toute cette histoire ?

Elle marquait un point. Moi-même, je n’en avais aucune idée.

- Je… je n’ai pas réfléchi. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Je suis un idiot. Je te présente mes excuses, Keya, vraiment.

- Je les refuse, a-t-elle déclaré.

Son regard ne lançait plus d’éclairs, non, il semblait infiniment triste et perdu. Elle a fait mine de refermer le battant contre lequel elle était appuyée. J’ai glissé mon pied dans l’ouverture pour l’en empêcher.

- Non ! Insulte-moi, frappe-moi, hurle-moi dessus si ça te chante, tout ce que tu veux, mais s’il te plaît… ne m’impose pas ton silence.

J’ai vu la haine – non pas le malheur, la tristesse ou la déception, mais la haine – se peindre sur son visage et en déformer les traits.

- À moi, tu m’as imposé la trahison et les tromperies. Pourquoi ne devrais-je t’imposer mon silence ? Je te déteste, Hai, d’accord ? Ne reviens plus.

Elle a claqué la porte, m’écrabouillant au passage quelques orteils.

Et depuis, son silence, elle ne me l’a que trop imposé. Surtout dans le désert, où chaque son résonne, elle le meuble de reproches muets et de promesses brisées. Moi, je trébuche dans le sable en essayant de ne pas l’écouter.

- Alors, Hai ? répète Kalim, me tirant de mes pensées.

- Hein ? Pardon, je ne t’écoutais pas.

- Il y a quelqu’un qui t’attend, quand on sera rentrés à Banhani avec la caravane ?

L’expression de Keya, quand j’ai lâché le jeu de tarot, m’apparaît avec force.

- Non, je réponds. Il n’y a personne.

Le désert est cruel : sous le ciel en flambeau, vous n’avez que votre propre ombre pour vous cacher de la chaleur aride. Les dunes et les grains de sables sont centaines, milliers, ils s’étendent jusqu’à la limite de l’horizon et encore bien après, sans qu’on puisse en voir le bout. On se perd, on erre, on danse avec les vautours et on rampe sur les coudes pour se plier aux illusions. Votre cœur se soulève et glisse hors de votre bouche pour se donner en pâture aux chacals, trop serrés par le corset de leurs os. Et quoi qu’on fasse, on est toujours seul, livré à soi-même. Mais les regrets sont bien pires : amères, solides, indélébiles, ils vous suivent partout. Si vous vous rendez dans le désert avec des regrets, vous ne serez jamais seul. Les fantômes viendront vous hanter, en tenant par la main les mirages.

Une rafale soulève une énorme quantité de sable et je me courbe en deux pour me protéger. Je chercher dans le vent une douceur qui pourrait apaiser à la fois le désert, et à la fois les regrets. Mais il n’y a rien.

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