Chapitre treize

Par Aoren
Notes de l’auteur : Cette histoire va être plutôt courte, puisque voici l'avant-dernier chapitre. Bonne lecture !

Chapitre treize

 

Je fais les cent pas dans la chambre que je partage avec Indra depuis déjà plusieurs heures. Mon amie a jugé préférable de me laisser un peu seule et s’est absentée. Je n’arrive pas à rester en place.

Je suis un monstre. Non, pas un monstre : un démon.

Meh est morte (ses hurlements, non seulement ceux du moment où elle a été brûlée, mais aussi ceux qu’elle a poussé cette nuit me hanteront encore des années, j’en suis sûre). Et c’est de ma faute. Parce que j’ai fouiné, essayant de « la sauver », au lieu de laisser tomber comme on me le conseillait. Meh n’est plus là aujourd’hui et c’est à cause de moi. Très réussi, comme sauvetage, je pense amèrement. Et en plus de ça, Zhi, une personne sur qui je croyais pouvoir compter, m’a trahie. Le pire, c’est que j’ai avalé ses mensonges sans me douter de rien.

On frappe trois légers coups à la porte, et Hai passe timidement la tête par l’ouverture.

- Keya ?

Plusieurs questions se bousculent dans ma tête (comment sait-il que je suis ici ? Qu’est-ce qu’il me veut ?) mais tout ce qui sort, c’est :

- Zhi est avec l’Éléphant.

Ma voix est enrouée, et je prie pour qu’il n’entende pas les sanglots que je retiens dedans.

- Je sais, répond-il doucement. Indra m’a raconté votre échange. C’est elle qui est venue me chercher. Elle s’inquiète pour toi, tu sais ? Elle a attendu que tu te calmes toute seule, mais elle s’est souvenue de l’endroit où j’habite (tu as dû le lui dire une fois) et elle a pensé que je pourrais t’aider.

Il s’approche lentement sans cesser de parler, comme il le ferait avec un animal blessé ou un fou en pleine crise de nerfs. Je ne sais pas trop dans quelle catégorie me ranger.

- Meh est…

- Je sais, répète-t-il.

- C’est ma faute si elle… si je n’avais pas fait de recherches… si je n’avais pas tenté de la sauver… J’aurais dû t’écouter, Hai. J’aurais dû abandonner.

Il me regarde droit dans les yeux.

- Non. Tu as tenté de faire ce qui est bien. On t’a confié une mission, pour protéger quelqu’un que tu ne connaissais même pas, et tu as mis en œuvre tous les moyens à ta disposition pour l’honorer. Tu ne t’es pas découragée, là où nous avions tous abandonné, parce que tu avais plus de conviction et de caractère que nous tous réunis. C’est Zhi qui a tué Meh. Ce n’est pas ta faute. Je refuse que tu dises ça.

Son regard est si enflammé qu’il me brûlerait presque les joues, et, incapable de le soutenir plus longtemps, je fixe le sol.

- Merci, je réussis à marmonner.

Ma gorge se noue. Même si je ne crois pas à ses paroles, c’est gentil qu’il essaye de me réconforter. Sauf que ça ne marche pas vraiment. Une à une, les larmes roulent sur mon menton. Une à une, Hai les essuie du pouce.

- Hé, chuchote-t-il. Arrête de pleurer, Keya. S’il te plaît. Je déteste voir les gens pleurer.

Je hoche la tête et renifle.

- Ça fait beaucoup à encaisser, pas vrai ?

J’acquiesce à nouveau, les paupières closes pour ne pas affronter son jugement. J’ai honte de fondre en larmes comme ça devant lui.

- Je suis un démon, je souffle. Un démon.

- Non, affirme-t-il.

- Si. Même toi, au début, tu m’as appelée comme ça.

Il soupire.

- Regarde-moi, Keya.

Je ne remue pas un seul cil. Je préfère faire face à son mépris à l’encontre du démon pleurnichard que je suis un autre jour. Pas maintenant, alors que je suis déjà blessée et vulnérable.

- Regarde-moi.

Finalement, je me risque à entrouvrir une paupière. Il ne me dévisage ni avec mépris, ni avec jugement, mais seulement avec douceur et inquiétude. Je réalise alors qu’il est beaucoup plus proche de moi que ce j’avais imaginé – quand s’est-il avancé aussi près ?

- Je suis désolé de t’avoir insultée. Je n’aurais jamais dû te traiter de démon, sous aucun prétexte. Je n’ai pas mesuré le poids de mes mots, et je ne pensais pas que tu t’en souviendrais encore. Excuse-moi.

- Je…

Tout s’enchaîne alors si vite que je n’ai même pas le temps de réfléchir. D’une main, il attrape ma taille pour m’attirer encore plus près de lui. De l’autre, il me relève le menton, doucement mais fermement, et pose ses lèvres sur les miennes.

Je cligne des yeux, comme si ça allait suffire à éclairer la situation. Qu’est-ce que… pourquoi est-il… J’ai du mal à penser. Du mal à garder les idées claires, surtout, mais il ne s’écarte pas. Et je n’ai pas envie qu’il le fasse.

La porte s’ouvre brusquement sur Indra, et le sang afflue violemment à mes joues. Hai recule soudainement, lui aussi rouge écrevisse. Mes jambes flageolent et mon cœur galope, mais je parviens à tenir debout.

- Ce jour-là, celui où je t’ai traitée de démon, articule-t-il (je l’entends distinctement malgré mes oreilles qui sifflent), je le pensais vraiment. Mais mon opinion a changée. Radicalement et définitivement. Alors il fallait que je le fasse. Au moins une fois.

Puis il quitte la pièce, prenant lâchement la fuite après ce qu’il vient de faire.

- Pas un mot, j’ordonne à mon amie, qui sourit jusqu’aux oreilles, en la fusillant du regard. Ou je te les ferais ravaler en même temps qu’un million de bébés scorpions.

Ses yeux noirs brillent de malice.

- Au moins, il t’a remonté le moral.

 

Je n’arrive pas à dormir. Déjà perturbée par les évènements du début de soirée, j’ai maintenant un sujet de préoccupation supplémentaire en tête. Partir comme ça, sans un mot, après avoir fait une chose pareille (après avoir dit une chose pareille), c’est jouer avec les sentiments des autres. C’est un acte lâche, cruel et sournois. J’essaie d’arrêter d’y penser, mais alors mes autres inquiétudes en profitent pour remonter à la surface, tels des sirènes curieuses et imprudentes. Elles font claquer leurs branchies avec force, mais je les chasse à coup de harpon. En m’entendant me tourner et me retourner dans mon lit, Indra murmure :

- Ne t’en fais pas. On la vengera.

Ça ne me rassure qu’à moitié, mais c’est mieux que rien. Je rabats la couverture sur ma tête.

Je rêve que Meh se pavane dans les couloirs de la Crypte, mangeant notre nourriture, vivant dans nos dortoirs, méditant dans la salle d’entraînement. Mais elle n’enlève jamais sa capuche, alors que nous nous baladons toutes tête nue. Quand elle l’abaisse enfin, je découvre que ce n’est pas Meh, mais Zhi. Elle me pointe du doigt et me poursuit jusqu’au port de Banhani, où elle m’attache des chaînes autour du cou pour me noyer. Alors, forcément, quand je me réveille, j’ai un mauvais pressentiment.

Toute la journée, on me chouchoute. Indra a visiblement raconté à tout le monde que j’avais eu quelques démêlés, puisque le matin, en me levant, je découvre plusieurs asarae armées jusqu’aux dents, endormies devant ma porte.

- Elles sont restées ici toute la nuit pour te protéger, affirme mon amie.

J’ouvre la bouche, mais aucun son n’en sort. Je les ai rencontrées il y a à peine six semaines… et les voilà déjà qui veillent sur moi avec autant de ferveur. Ce n’est pas mes sœurs qui auraient fait ça, puisque nous nous adressons à peine la parole, et je me demande parfois si elles n’oublient pas mon existence, de temps en temps. Cela renforce encore l’impression que ma vraie famille est ici, et non ailleurs. Pour un peu, j’en aurais les larmes aux yeux.

En posant des questions autour de moi, j’apprends que quelques filles se sont faufilées dans les rues et les bars un peu louches dans l’espoir d’obtenir des renseignements sur l’Éléphant – les informations ne viennent pas d’Indra. Elle a refusé de me dire quoi que ce soit pour éviter que je fasse des choses stupides, alors j’ai dû trouver d’autres sources – et je découvre enfin ce qu’il trafiquait tout ce temps : de l’argent, évidemment. Tout, dans cette ville, est une affaire d’argent. Ganesh prêtait des sommes plus ou moins importantes à des gens dans le besoin, et puis il leur laissait un peu de temps pour rembourser. Ensuite, il envoyait des sabliers, à trois jours d’intervalle, en guise de décompte – c’est ce qu’il nous faisait livrer. Et au bout du dernier, un massacre, doublé d’un pillage. Cela correspond à peu près à ce que Meh – penser à elle me fait toujours aussi mal – m’a expliqué dans le cachot.

Ce que je ne savais pas, en revanche, c’était que Zhi gérait cette organisation. Bien sûr, Ganesh possède le titre de chef, mais elle est le réel cerveau derrière tout ça. D’après, Daya, celle qui semble avoir fait l’enquête la plus sérieuse, elle aurait été déportée de Yinli, au nord de notre pays, il y a quelques années, mais après, ses informateurs – dont elle a refusé de me donner le nom – ne sont plus très sûrs. Elle affirme que l’Éléphant se sert de ses livreurs, notamment Zhi, pour faire fluctuer son trafic, m’a qu’il ne se salit jamais les mains. Il ne veut que l’argent, sans se préoccuper du moyen de l’obtenir. Et il a assez manipulé mon ancienne amie pour lui confier les rennes et s’en mettre plein les poches en se tournant les pouces.

J’aimerais pouvoir dire que je n’y crois pas totalement, mais ce serait un mensonge. J’ai besoin de croire que Ganesh a trompé Zhi depuis le début, pour ne pas m’avouer qu’elle m’a trahie et dupée de son plein gré, pour me dire qu’au fond, ce n’était pas vraiment de sa faute.

Les filles sans cheveux ne me lâchent pas d’une semelle, et je me sens presque en sécurité. Elles pansent mes blessures – des égratignures, même si ma plaie à l’épaule a rouvert l’ancienne – puis me font ingurgiter une quantité effroyable de nourriture sous prétexte que « plus je suis lourde, plus je suis difficile à kidnapper, et grossir, c’est se protéger des dangers du monde extérieur », et je commence à me demande où est-ce qu’elles trouvent l’argent pour autant de plats.

En revanche, je ne croise pas Hai. Je pourrais peut-être lui rendre visite, mais le simple fait de l’envisager me rend nerveuse. Toutes mes convictions et mes relations sont ébranlées, et pour l’instant, je préfère rester à la Crypte, le seul environnement stable qu’il me reste.

Le soir, à table, Laghima déclare que les asarae n’ont pas l’habitude de laisser de « vulgaires prêteurs à gages complètement toqués » faire du mal à deux de leurs recrues, et qu’une embuscade se tiendra devant le hangar le lendemain, au crépuscule, dans le but de capturer Zhi et Ganesh, avant de les torturer à la façon familiale – pour la citer.

J’approuve. Je sais que leur réserver le même sort, c’est m’abaisser à leur niveau et devenir à mon tour un monstre. Mais je suis déjà un monstre, une abomination chauve. Un démon. Je ne suis plus à ça de près.

*

Zhi

 

Je rentre au hangar la tête basse, me demandant déjà comment apaiser la colère de Ganesh. J’ai laissé échapper une prisonnière il y a un mois, alors qu’il la voulait de son côté – je n’ai pas compris pourquoi, puisque Keya n’a rien de si spécial. Quand je lui ai posé la question, l’Éléphant a répondu que les filles sans cheveux étaient extraordinaires. Il semble en savoir beaucoup à leur sujet, puisqu’il les a déjà évoquées auparavant – et maintenant, la jeune femme enlevée lors d’un pillage, qu’il comptait épouser, me glisse entre les doigts. En découvrant que je l’avais abîmée, au lieu de réaliser qu’elle ne servait à rien et que je lui suffisais comme je l’espérais, il m’a hurlé dessus. Je n’ose pas imaginer ce qu’il va faire ce soir quand je vais lui amener son corps.

Je me sens mal d’avoir perdu – plus ou moins – ce combat, mal que Keya ait compris, parce que je ne peux plus utiliser cet atout à mon avantage – mais ça m’a fait tellement de bien, de lui montrer qui j’étais ! De lui prouver que tous ces mois d’investigations n’ont servi à rien – et surtout, mal d’avoir déçu mon patron, mon protecteur. Celui que je considère presque comme un père.

Dans n’importe quelle autre cité, en me voyant me traîner dans les rues avec un cadavre en travers de l’épaule, les autorités auraient protesté, horrifiées. Mais à Banhani, personne ne lève le petit doigt. Soit nous avons graissé la patte de ces miliciens, soit c’est parfaitement normal pour eux. Je ne sais plus vraiment : nous avons – ou plutôt j’ai puisque c’est moi qui me charge de presque tout dans cette organisation, à part récolter les lauriers – soudoyé tant de monde que c’est difficile de suivre, même pour moi, la première de la classe.

Je pousse la porte du hangar, et décale l’étagère pour arriver dans la pièce secrète. Ganesh est là, assis sur un pouf, seul. Il me fixe d’un regard dur et sévère. Ses yeux glissent sur le corps de Meh et sa colère redouble. Je devine que les gardes de tout à l’heure ont déjà fait leur rapport.

Il ne va pas me renvoyer, ni me tuer : il a trop besoin de moi pour ça. Mais il va me faire comprendre qu’il est très, très, déçu de moi.

Il me tend un couteau, lame vers lui, et déclare :

- Taillade-toi.

Je saisis le manche sans discuter. C’est moi qui était en charge des prisonniers, cette nuit. C’est moi qui suis toujours en charge. Je l’ai mérité. La première plaie court depuis ma pommette, dévale mon cou, et s’arrête juste au-dessus de mon cœur. La deuxième part de mon omoplate gauche et rejoint le droit en dessinant des serpentins entortillés sur mes épaules. Deux plaies, une pour chaque prisonnière échappée. Mais ce n’est pas suffisant, puisqu’il ajoute :

- Taillade-toi.

J’obéis et continue. Le couteau se fraie un chemin entre mes côtes, et laisse un sillon couleur grenat entre chacune d’entre elles. Quand je tombe à genoux, il se penche vers moi, et me murmure à l’oreille, d’une voix suave et susurrante comme celle d’un serpent qui me fait froid dans le dos :

- Encore.

Il se redresse et me regarde tracer, taillader encore et encore, comme il me l’a ordonné, des arabesques de chair dans ma peau brun doré, jusqu’à ce que le monde devienne rouge et que des points noirs dansent devant mes yeux.

Je suis la plus rapide, la meilleure, la première de la classe, et tellement, tellement forte, que même quand le sang me recouvre et me noie, je ne m’arrête pas.

Je crache du charbon gluant et lèche mes plaies tel un animal blessé.

*

Keya

 

Les asarae relâchent leur vigilance dans la matinée, quand Indra leur crie qu’elles m’oppressent à me coller depuis hier. Je pense qu’elle se sent plus oppressée que moi, mais je ne dis rien. Ça fait du bien de pouvoir être un peu seule.

Nous nous préparons doucement, aiguisant les dagues, enfilant des tuniques en cuir de chameau plus résistantes, faisant des pompes dans la salle d’entraînement ou nous reposant pour avoir le maximum de forces.

La plupart partent dans l’après-midi, s’infiltrant dans le quartier pour intervenir en cas de besoin. Indra et moi avons commis l’erreur de prendre le sauvetage de Meh à la légère, et nous avons vu de quoi ils étaient capables. Cette fois-ci, nous nous tenons prêtes pour éviter que l’histoire ne se reproduise. Au début de soirée, il ne reste que cinq ou six filles sans cheveux, celles qui garderont la Crypte en notre absence et ne se battrons pas. Elles sont rassemblées dans la salle commune et se racontent des anecdotes sur comment elles ont remporté tel ou tel combat il y a quelques années, tout en buvant comme des trous. Mais je ne suis pas inquiète : même complètement soûles, elles défendront leur foyer.

Indra me conduit ensuite jusqu’à la salle des artefacts.

- Ça vaut mieux, dit-elle en insérant la clé dans la serrure, de bien s’équiper. On s’est déjà fait avoir il y a deux jours. Et puis je ne sais pas si tu l’as déjà étudié en cours, mais on a la chance d’avoir en notre possession un arc qui…

Elle pousse la porte et laisse sa phrase en suspend. Je plisse les yeux pour être sûre de distinguer la scène correctement, le noir régnant dans la pièce à peine éclairé par la lune de sang qui brille derrière la fenêtre. Mais j’en suis certaine, malgré la pénombre qui brouille les formes.

Il y a quelqu’un dans la salle des artefacts.

 

Alors même que je n’ai pas eu le temps de réagir, Indra craque une allumette à la vitesse de l’éclair et dépose la flamme sur une des bougies. L’éclairage est mauvais, fragile et vacillant, mais je vois quand même l’intrus comme en plein jour.

Hai.

- Lâche ça ! hurle Indra en dégainant un couteau.

Ce n’est qu’au moment où mon ami lève les bras et que le jeu de tarot s’écrase sur le sol que je remarque qu’il le tenait à la main.

- Je peux tout expliquer, affirme-t-il d’un ton nerveux en baissant les mains.

Mais l’asarae n’en démord pas.

- Je ne t’ai pas dit de bouger ! Pour l’instant, tu restes immobile et tu croises les mains derrière la tête. Tu as des armes ?

Il fait signe que non. J’ai déjà vu la milice se comporter comme ça, en de rares occasions, lorsqu’elle décidait de faire son travail et d’arrêter un brigand – souvent un pauvre bougre qui venait de chiper une pomme sur un marcher, personne ne touchait jamais aux vrais truands – mais je ne me doutais pas que Indra connaissait la marche à suivre.

- Très bien, continue-t-elle, alors maintenant, explique-toi. Et tu as intérêt à avoir une raison valable de te trouver ici, dans notre salle des artefacts, tenant un objet.

- Je vous cherchais, fait-il en évitant mon regard, trop vite pour qu’il puisse sembler détendu.

- Et pour le jeu de tarot ?

- Je regardais juste.

- Pourquoi tu étais dans le noir ?

- Je… euh… je n’avais pas de torche.

- Et comment tu as fait pour entrer, puisque la porte était fermée à clé ?

- Je…

Je suis de plus en plus perdue. Le livreur n’est, de toute évidence, pas ici par qu’il nous cherchait. Mon regard se pose sur la pleine lune, et je les pièces du puzzle s’imbriquent peu à peu : sa mère, le jeu de tarot, la lune de sang.

- Tu voulais la ramener, je lâche en le fixant.

Il se tourne enfin vers moi, et ses yeux luisent de l’inquiétude d’un lapin traqué.

- De quoi tu parles ? demande Indra.

- Le tarot. C’est pour changer sa vie et ramener sa mère. On ne peut l’utiliser que par une nuit de lune de sang.

Sauf que c’est beaucoup trop dangereux : on ne choisit pas comment notre destin va être modifié, et on risque de provoquer une catastrophe, ou pire ! Mais je ne lui fais pas la morale. Il y a un détail qui me chiffonne, mais je ne sais pas encore lequel.

- Ça ne répond pas à ma question, réfléchit mon amie à voix haute. Il n’est pas entré par la fenêtre, sinon, on l’aurait vu passer par le jardin. Il a dût venir par la porte d’entrée, et les autres n’ont rien entendu, trop occupées à rire. Mais comment a-t-il pu pénétrer ici ? La serrure n’était pas forcée, je l’aurais remarqué… Et il n’a pas eu accès à la clé…

Je revois son bras s’enrouler autour de ma taille, juste au-dessus de la ceinture à pochons où je range ma propre clé.

- Si.

S’il te plaît, je le supplie intérieurement, dis-moi que je me trompe. Dis-moi que j’ai tort, que ce n’est pas pour ça que tu l’as fait. Dis-moi que tout n’était pas qu’un mensonge, pas avec toi. Il n’ose pas affronter mon regard. C’est comme s’il avouait.

- Si je fouille ma ceinture maintenant, je lui demande, est-ce que j’y trouverais ma clé ?

Il fixe le sol.

- Réponds-moi, Hai.

- Non, avoue-t-il.

Je ferme les paupières et prends une grande inspiration pour me calmer. Pas toi. Pas en plus de Zhi. Si ça se trouve, ils étaient de mèche depuis le début.

- Quoi ? lance Indra, cherchant à comprendre la situation.

- Je sais comment il a fait pour voler la clé.

J’observe la réaction du traître. Je le vois ouvrir la bouche pour prendre sa défense, mais je le coupe :

- Il m’a embrassée.

Mon amie – ma seule amie, maintenant que j’ai perdu Hai et Zhi – serre les mâchoires et les doigts autour du manche de sa dague.

- Tu n’as qu’un mot à dire, grince-t-elle entre ses dents, et je le tue. Je lui planterai ma lame dans le cœur si tu m’en donnes l’ordre.

Ici, la plus part des filles ont été utilisées et trompées avant de rejoindre les asarae. Elle sait ce que je ressens, et compte me venger, comme elle aurait voulu que quelqu’un la venge à l’époque. Ça se voit dans son regard.

Je prends une grande inspiration et essaie de faire le tri dans mes pensées.

- Non. Laisse-le partir. Ce n’est pas la peine de le tuer. Pour moi, il est déjà mort.

L’autre cherche à me parler, « Keya, je… ce n’était pas la seule raison, et tu le sais… s’il te plaît, tu… », dommage qu’il n’existe pas, je n’existe pas non plus, il n’y a rien, juste ma rage, ma tristesse et ma haine qui occupent tout l’espace.

- Vas-t’en.

- Keya, je…

- Vas-t’en ! je crie.

Indra le jette littéralement dehors tandis que je me laisse glisser le long du mur. Les larmes roulent sur mes joues, et je m’en veux de pleurer pour lui, alors qu’il n’a pas hésité une seule seconde à me blesser et à détruire l’amitié que nous avions mis si longtemps à bâtir. La fille sans cheveux s’installe près de moi.

- Je suis seule, je murmure. Hai, Zhi… ils m’ont tous trahie. Combien de temps avant que mes propres sœurs ne le fassent ?

Je sanglote comme une enfant, et j’ai honte, et j’ai mal, et plus j’ai honte et plus j’ai mal, et plus je pleure.

- Je n’ai personne.

Indra prend ma main dans la sienne.

- Bien sûr que si. Tu nous as, nous. Les autres, les « chevelus », comme dirait Laghima, ne pourront jamais nous comprendre. Mais nous sommes tes sœurs, les seules qui soient aptes à t’aider à être là pour toi. Nous sommes ta famille, Keya. Tu as été seule toute ta vie, mais je te promets que c’est finit.

Je sèche mes larmes et lui sourit.

- Oui, c’est vrai. Tu as raison.

J’ai choisi ma famille, maintenant, et je ne la quitterai plus jamais. Je la protégerai, et elle me protégera, parce que c’est tout ce que nous savons faire. Parce que nous n’avons personne d’autre. Parce que c’est ce que nous sommes.

Ensemble, ou bien mortes.

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