Des cris. Non, des jappements. Aigus et répétés.
Rhyn émergea lentement.
C’était le chiot qui criait. Il tirait sur sa corde comme un fou.
Rhyn se demanda tout d’abord où il était. Puis il se souvint.
L’Île. Les Amaryens. La prison, noire, sans eau ni nourriture. Combien de temps avait-il passé dedans ? Et puis Katy. Katy était venue le délivrer.
Le jeune homme se redressa d’un coup.
— Non, n’y va pas, Katy… souffla-t-il.
Il se rappelait l’inconnu près d’elle. Elle l’avait laissé ensuite, elle était partie.
Il avait dû s’évanouir. Mais combien de temps ?
— Rhyn !
Il sursauta et regarda autour de lui. Personne.
— Qui est-ce ?
— C’est Tempête. Ta mère.
— Que…
— Yggdrasil a renforcé les Liens entre les hommes et les animaux, mais ce n’est pas le moment de parler de ça ! Tu dois quitter ce navire immédiatement !
— Pourquoi ?
— Yggdrasil s’apprête à passer à l’action, le bateau va être coulé !
— Mais… et Katy ?!
Sa mère eut un silence. Il pouvait sentir son trouble. Près de lui, le chiot continuait de hurler.
— Je vais la chercher !
Il se leva, sa tête lui tourna mais il se reprit.
— Non !
— Pourquoi ça ?!
Elle ne répondit pas.
— Écoute, Rhyn…
— C’est bon, je m’en fiche ! Je vais la chercher !
Rhyn se tourna vers le jeune canidé qui se secouait dans tous les sens pour échapper à sa corde. Il avait l’air totalement paniqué.
— Il… il est Lié à Katy, c’est ça ?
— …Oui.
Rhyn le détacha. Aussitôt libéré, l’animal bondit en avant et se précipita dans les couloirs étroits. Le jeune homme tenta de suivre la cadence du mieux qu’il pouvait.
Soudain, le navire se mit à trembler. Une violente secousse jeta le jeune homme sur un mur. Il redressa tant bien mal, tout comme son guide qui reprit vite sa course folle. Ils traversèrent à la hâte des couloirs de serviteurs et parvinrent à une petite porte dérobée qui baillait lugubrement.
En entrant dans la pièce, il faillit trébucher sur un tas de soldats inconscients, son regard se porta alors vers le centre de la salle.
Là, il y avait un jeune garçon recroquevillé sur un corps.
Rhyn n’eut pas la force de rester debout. Il hoqueta en s’effondrant.
Rhyn ne sut comment, mais il parvint à se relever, raide comme un automate. Le chiot courut jusqu’au corps étendu au sol. Le jeune homme fit un pas, puis un autre, sans que ses yeux ne quittent Katy. Il avait l’impression d’avancer dans de la mélasse. Il savait ce qu’il voyait, il comprenait ce qui se passait, mais il le refusait.
Elle était là, mais elle ne l’était pas. Elle ne l’était plus.
Elle était d’une pâleur opaline. Son visage figé tourné vers le ciel, ses yeux fixant le plafond. Sa chevelure formait une couronne noire et rouge autour de sa tête. Sa bouche entrouverte semblait vouloir dire quelque chose.
Et il y avait cette atrocité. Cette atrocité qui lui avait volé sa vie. Une aberration qui déformait son visage. Un trou d’où s’échappait un filet de sang, en plein milieu de son front.
Rhyn cédé de nouveau à la gravité, il tendit la main, comme pour tâter la réalité de sa vision, mais la retira juste avant de toucher sa peau, craignant de la trouver froide.
Il leva la tête pour croiser le regard du jeune garçon agenouillé près de lui. Et chacun vit sa douleur dans les yeux de l’autre.
Katy n’était plus là. Elle était partie.
Pour toujours.
___
Ce n’est que grâce à Tempête et ses appels incessants qu’il parvint à se relever. Aidé par l’autre garçon, il transporta le corps jusqu’à un canot de sauvetage. Autour d’eux, c’était le chaos. D’immenses racines fendaient les eaux pour trouer la coque des navires. Le bois et le métal se courbaient, se tordaient, hurlaient leur souffrance. Les soldats, paniqués, ne firent même pas attention à eux. Rhyn fixa le bateau-amiral qui, cabré, s’enfonçait lentement dans la baie. Il ne restait presque rien de la flotte amaryenne, leur victoire était totale. Pourtant il ne s’était jamais senti aussi défait.
___
Les rides de Théodorus s’étaient écartées, traçant de larges sillons où coulaient des larmes abondantes. Le vieux savant effleura le visage livide de Katy d’un doigt tremblant.
Tempête vint se poser sur l’épaule de son fils. Autour d’eux, les immortels récupéraient et enfermaient les soldats qui parvenaient jusqu’à la plage.
— Je vais vous dire ce qu’il s’est passé, déclara-t-elle d’une voix faible. Vous avez le droit de savoir.
Théodorus ne s’étonna même pas d’entendre sa voix dans sa tête, il la regardait à peine.
— Katy s’est sacrifiée pour permettre à Yggdrasil de bouger ses racines. Elle lui a rendu les vies qu’il lui avait confiées, il les a utilisées pour sauver l’île.
Rhyn jeta un regard atterré à sa chouette.
— Et… et tu l’as laissé faire… ?
— Je n’avais pas le choix. Ta vie était en jeu.
— Pourquoi c’est elle qui s’est sacrifiée ?! Pourquoi pas un autre ?! s’écria-t-il.
— Parce qu’elle était la seule — avec Laïos — à avoir neuf vies.
— Alors il aurait dû prendre les miennes.
Le chef des immortels s’approcha, il posa un œil infiniment triste sur Katy.
— Je ne sais pas pourquoi, mais Yggdrasil l’a choisie, elle.
Laïos frappa le rebord du canot d’un poing tremblant.
— Moi, j’ai assez vécu…
La chouette ne répondit pas. Elle hulula, signifiant à Rhyn que la connexion établie par l’Arbre avait été interrompu. Le jeune homme leva les yeux vers le feuillage qui masquait une partie du ciel. Il serra les yeux et foudroya les feuilles du regard.
— Vous… vous ne pouvez pas la ressusciter ? s’enquit Théodorus.
Laïos secoua lentement la tête.
— Elle a été touchée au crâne, on ne peut pas revivre dans ce cas. Sans compter que l’Arbre a vraisemblablement pris ses neuf vies.
— Je pense que je peux la réparer, fit le savant.
Il se grattait le menton, ses sourcils broussailleux projetant de larges ombres sur ses yeux pensifs.
— Je peux… réparer les parties de son cerveau endommagées, en la transformant en véritable ClockGirl. Ça fait déjà un problème de résolu. Êtes-vous certain que votre arbre ne peut plus la faire renaître ?
— Non, nous n’avons pas eu de précédent.
— Il faut essayer ! s’exclama Rhyn.
Il agrippa Théodorus par les épaules.
— S’il vous plaît !
— On peut vraiment sauver ma soeur ? demanda le jeune garçon qui avait un peu redressé le menton.
— Je ne sais pas si …commença Laïos.
Il les fixa un instant, puis hocha la tête.
— C’est d’accord, nous allons essayer.
Les larmes brouillaient la vision de Rhyn. Il reporta son attention sur le visage figé de Katy. Il plongea sa main dans ses boucles et pria tous les dieux qu’il connaissait.
___
Les jours suivants furent une souffrance sans fin. Le temps s’étirait, prolongeant la torture. Il passa son temps à l’infirmerie à récupérer de son emprisonnement. Par la fenêtre, il voyait de larges feuilles tomber nonchalamment sur le sol. Yggdrasil n’avait pas consumé que la vie de Katy, mais aussi la sienne. Laïos estimait qu’il avait considérablement réduit sa longévité.
Les nuits sur l’île étaient chaudes, il dormait mal. Et il n’était pas le seul.
Timmy partageait l’infirmerie avec lui. Il y était venu de lui-même alors qu’il n’avait aucune blessure. Il cauchemardait toute la nuit, gémissant, pleurant, criant jusqu’à se réveiller.
Lors d’une énième nuit tourmentée, Rhyn se leva pour se glisser jusqu’au lit du jeune garçon. Ce dernier était torse nu probablement à cause de la chaleur, c’était la première fois que l’Aérien le voyait ainsi. Il se figea un instant en voyant les marques de brûlures sur ses poignets, la cicatrice d’un fer chauffé à blanc formant la lettre R sur son avant-bras, et d’innombrables cicatrices qui mouchetaient son thorax et son abdomen. Au milieu de tout ça, un garçon à peine entré dans l’adolescence dont les poils n’avaient même pas encore émergé.
Rhyn ne sut pas quoi faire. Le réveiller ? Le laisser ainsi ? Timmy gémissait et suait depuis plusieurs minutes.
Katy aussi faisait des cauchemars. Il l’avait entendu sangloter dans son sommeil pendant les quelques nuits où ils avaient dormi à proximité.
Le jeune homme posa une main sur l’épaule du dormeur tourmenté.
— Eh, est-ce que ça v…
Il n’eut pas le temps de finir sa phrase, un puissant coup dans la gorge lui coupa la respiration. Il bascula, le regard accroché à celui de Timmy qui le fixait avec rage. Son crâne vibra au contact du sol.
— Ah, c’est toi.
Timmy était debout au-dessus de lui, avec un air froid.
— Désolé.
Il ne semblait pas penser ce qu’il disait, il lui tendit pourtant une main pour se relever.
— Ça va ?
Rhyn s’appuya plutôt sur le mur pour se redressa, se massant douloureusement la gorge.
— Ça… ça va…
Il était surpris lui-même de pouvoir encore parler. Timmy le dévisageait.
— Il ne faut pas me toucher, ajouta-t-il.
Rhyn ne sut pas comment réagir, se contentant de hocher la tête.
— Je vais aller dormir dehors.
Timmy enfila un haut en lin et se détourna aussitôt.
— Attends… souffla l’Aérien.
L’autre pivota.
— Tu sais, ta sœur… elle faisait aussi des cauchemars.
— Je sais.
— Comment…
— C’est évident.
Le jeune garçon baissa légèrement la tête.
— La Katy que je connaissais est morte il y a des années. Et le Timmy qu’elle connaissait aussi. Mais… je veux quand même qu’elle revienne.
Il laissa passer un silence.
— C’est la seule raison pour laquelle je suis encore ici.
— Ici ?
Timmy ne répondit pas, se contentant de hausser les épaules et de sortir de l’infirmerie, faisant Rhyn seule dans la nuit suffocante.
___
Quelques jours plus tard, Rhyn sortit du repos de l’infirmerie pour assister au départ des Amaryens. Quelques navires étaient encore à flot, destinés à braver une nouvelle fois la Drasga Rhall. Mara Rudolf avait survécu, elle menait les survivants vers l’enfer.
Elle échangea un signe de tête entendu avec Laïos. Toute l’île était présente pour le départ des ennemis, sauf Théodorus, qui s’était enfermé dans la forge avec le corps de Katy et les restes du Migrateur transformé en sous-marin.
Une semaine passa sans que le scientifique ne sorte de cette cabane fumante. Seul Laïos pouvait entrer, il lui apportait ses repas. Rhyn aurait pu aussi s’il avait voulu, mais rien que d’imaginer Théodorus fouillant dans la tête de Katy suffisait à lui soulever le cœur. Il attendit donc. Longtemps.
Les obsèques du renouveau pour les Yggdrasiliens pouvant ressusciter furent vite expédiées, ils devaient réapparaître au sommet de l’Arbre une lune plus tard. Pour ceux qui avaient définitivement péris, en revanche, les funérailles durèrent trois jours, accompagnées de longues cérémonies et de séances de recueillement.
Rhyn se sentait loin de tout ça. Tout son esprit n’était concentré que sur une seule chose.
Enfin, un matin ensoleillé, Théodorus émergea de la forge, plus maigre qu’en rentrant, les traits tirés par la fatigue, mais un sourire de satisfaction plaqué sur les lèvres.
— J’ai réussi, dit-il au jeune homme, j’ai remplacé les parties endommagées sans pour autant abîmer celles intactes. Nous pouvons la sauver. Nous pouvons sauver Katy.
Rhyn sentit son coeur s’envoler.
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Le lendemain eut lieu la Cérémonie de Résurrection de Katy et la Cérémonie d’Initiation de Rhyn.
La jeune fille n’avait pas changé, vêtue d’habits élégant, elle reposait là, diaphane, le front barré d’un bandage qui cachait sans doute les traces que Théodorus avait laissées. Même dans la mort, Rhyn la trouvait belle.
Elle fut enterrée au pied de l’Arbre.
Ce soir-là, au banquet, Laïos vint voir Rhyn.
— Nous n’avons plus qu’à attendre et espérer, souffla-t-il.
Le jeune Aérien le regarda sans répondre.
— Tu fais partie de notre Communauté, maintenant. Tu es un des nôtres.
— Seulement parce que Katy vous est liée.
— Il n’empêche. Je souhaite moi aussi qu’elle revienne.
— Si elle revient.
— Elle reviendra.
Rhyn se tourna vers lui.
— C’est toi qui aurait dû mourir, lâcha-t-il abruptement.
Laïos ne parut pas en prendre ombrage, au contraire, il hocha la tête.
— Si je pouvais, je donnerai à Katy toutes mes vies. Je suis allé prier auprès d’Yggdrasil pour cela. Elle nous a sauvés, c’est la moindre des choses
Rhyn ne trouva pas quoi répondre. Il avait envie de s’acharner sur l’immortel, mais il savait que c’était injuste. Il le regarda s’éloigner, muet.
Il sentit qu’on lui tirait le pantalon et vit que c’était Onetto, Timmy arriva à sa suite.
Son visage était lisse, presque impassible.
— Tu crois qu’elle va revenir ? demanda-t-il pourtant d’une voix légèrement tremblante.
Rhyn leva les yeux vers le ciel étoilé. Quand il était petit, sa mère adoptive lui disait que les esprits des morts prenaient la forme d’oiseaux et s’envolaient vers la voûte céleste pour y briller éternellement. Le jeune homme se demanda si Katy était déjà là-haut.
Reviens-nous, s’il te plaît.