Epilogue - Acte II

Notes de l’auteur : (Bon, après l'entracte posté tout à l'heure, me voilà de retour, comme promis.
Voyez, j'étais pas bien loin...)
 
Et voilà. Nous y sommes. Mondieumondieumondieu...
Je n'arrive pas à croire que cette histoire touche à sa fin. Il y a un an et demi de ma vie là-dedans. Un an et demi d'amour aussi, d'amour pour mes personnages. Et pour mes lectrices aussi.
NB : avec la participation fictive de : Cristal (Christelle), Aaricia (Naomi), Tyty (Typhaine), Nutty (Sarah (de Nice)), Diabolica Diaphana (Louise) et...Flammy (Madame Flammenkuche, enseignant-chercheur en biochimie à l'Ecole Polytechnique XD). Hélène possède, en revanche, un ou deux traits de caractère de l'auteur de cette histoire. x)
Remerciement spécial : Cricri, merci, merci, merci infiniment pour le temps que tu as passé sur les deux parties de cet épilogue, la correction de mes maladresses grammaticales, tes avis personnels, tes réponses claires à mes questions, et tes conseils pour faire disparaître mes doutes.
Franchement, pour se taper un total de 90 pages de relecture pour tout l'épilogue, Cristal a vraiment beaucoup de mérite, et je lui en suis extrêmement reconnaissante. On ne comptera pas les heures qu'elle y a passé, mais on ne peut -et surtout moi- que la remercier.
Bref, sur ce, je vous souhaite une très bonne lecture !

Épilogue - Acte II

Moi, le comédien

 

 

- Bonjour mes choux !

- Bonjour Pierrot ! s'éleva un chœur d'enfants de 4 à 10 ans dans le studio.

- Ça va ?

- Ouiii !

 

Le grand gaillard qui présentait l'émission Pierrot et ses Choux se tourna joyeusement vers la caméra, et adressa un large sourire à son jeune public assis devant le téléviseur. On aurait dit le même sourire que le Joker dans Batman, mais cela n'influençait pourtant pas sur l'adoration du jeune public pour la star du show. Ce n'était qu'une émission enregistrée, mais live ou pas live, la présence de l'animateur était vitale pour les enfants tous les mercredis après-midi et les week-ends.

 

Pierrick aimait beaucoup animer pour les enfants. Bien sûr, cela l'obligeait à faire attention à son vocabulaire, mais les enfants le considéraient un peu comme un bon vieil ours raconteur d'histoires. Bref, Pierrot et ses Choux, c'était l'émission de référence, adulée par les enfants, et détestée par les parents, qui en avaient bien assez de les entendre parler à longueur de journée de Pierrick.

 

- Après vos dessins-animés préférés, nous retrouverons Emma Lamy qui sera sur le plateau de Pierrot et ses Choux, et qui répondra à toutes vos questions. Mais tout de suite, approchez vos nez de l'écran pour mater les aventures de Dora l'Exploratrice...

- Ouais ! s'écrièrent les petites filles.

- Suivie de son pote Diego...

- Go Diego go ! hurlèrent les petits garçons, les poings brandis vers le ciel.

- Et enfin, ne partez pas avant le nouvel épisode de Pokémon, avec Pikapikapika... ?

- Chuuu ! explosèrent les enfants à l'unisson, visiblement très heureux.

- Et ça commence après la... ?

- Puuuub !

 

Bon sang, qu'est-ce qu'il se trouvait doué pour motiver toute cette marmaille ! Après une courte pause durant laquelle il fallut tenir les enfants, préparer l'invitée et repoudrer le nez de Pierrick, l'émission reprit enfin. Emma Lamy, confuse, avait du mal à s'intégrer dans cet environnement surprenant : c'était bien la première fois qu'elle allait devoir faire face à une nuée d'enfants. Et malheureusement pour lui, Pierrick était payé pour la mettre à l'aise au sein du plateau.

 

- Salut Emma ! Comment tu vas ? Vas-y, installe-toi où tu veux.

 

Emma s'installa sur un petit sofa rose bonbon, en face de Pierrick, lui-même assis sur une grosse boule rouge. Les enfants se précipitèrent sur le sol recouvert d'un tapis bleu ciel, et très vite, l'artiste avait devant elle vingt têtes blondes silencieuses, les oreilles grandes ouvertes.

 

- Donc Emma...si tu nous parlais un peu de toi ? À moins que tu veuilles que je m'en charge...

- Ça ira, répliqua la blonde en lui lançant un sourire hypocrite.

 

Évidemment, Pierrick et Emma ne pouvaient pas s'insulter affectueusement devant un si jeune public, et encore moins devant une caméra.

 

- Et si tu nous parlais de tes débuts ?

- J'ai démarré dans une petite école de théâtre à Paris...

- On ne dira pas le nom, intervint Pierrick. On dira simplement que ce n'est pas cette horrible école qui se vante de former des acteurs de niveau international...

- Absolument, souligna Emma, tout à fait d'accord avec lui.

 

De mémoire, toutes les Sections A qui s'étaient succédées haïssaient cette école orgueilleuse (et pourtant « presque » prestigieuse), concurrente de la leur. Ainsi étaient les comédiens : fiers et prétentieux (était-il vraiment nécessaire de rajouter « bornés » ?).

 

- Je ne pensais pas vraiment en arriver là...continua Emma. Ce casting, je n'y croyais vraiment pas et...

- Et pourtant, te voilà l'héroïne de la nouvelle comédie musicale du moment Allô le monde ! Ça a changé ta vie ! s'exclama Pierrick, qui donnait le meilleur de lui-même pour paraître enthousiaste et professionnel.

- Oui, on peut le dire.

- Et à l'école de théâtre, c'était comment ?

- Très bien.

- Tes amis ne t'embêtaient pas trop ?

- Légèrement... Enfin... L'un d'entre eux m'a jetée une tomate un jour mais bon...

 

Pierrick lui adressa un sourire innocent, tandis qu'elle le fusillait du regard. Le mieux à faire quand l'émission était diffusée dans les télévisions du pays et qu'une réputation était en jeu, c'était de nier.

 

- Oh, c'est pas gentil ça...fit-il d'un air navré.

- C'est pas gentil du tout ! approuvèrent les enfants en cœur. Il est très méchant celui qui a fait ça !

 

Tout de suite, Pierrick sembla bien plus embêté, et Emma savoura ce petit moment de victoire. Cependant, l'animateur ignora l'artiste et continua à poser des questions. Le tout était de satisfaire ces petites têtes blondes, même s'il connaissait déjà la vie d'Emma par cœur. La Section A ne manquait pas, en effet, de se réunir deux fois par an pour faire le point sur leur vie et se remémorer les souvenirs communs.

 

- Est-ce que tu as des projets lorsqu'Allô le monde sera fini ?

- Pour le moment, non, mais j'aimerais bien reprendre le théâtre après.

- Et le cinéma, ça t'intéresse ? voulut savoir un petit garçon qui portait des lunettes rondes.

- Tu as un amoureux ? demanda une fillette blonde.

- Hum...fit Emma, gênée à l'idée d'évoquer son idylle avec Grégoire.

- Hey les enfants ! intervint Pierrick, se rendant compte de son malaise. Notre Emma garde les pieds sur terre pour le moment... Je suis certain qu'elle sait ce qu'elle fait. Mais peut-être qu'elle suivra les traces de Ludivine Maël, qui sait ?

 

Les enfants opinèrent du chef, pensifs. Ce après quoi, Pierrick demanda poliment à Emma si elle voulait bien chanter un petit air pour le jeune public. Elle n'eut pas d'autres choix que d'accepter, et cela lui fit même plaisir. Deux petites filles se hâtèrent donc de s'asseoir sur les genoux de Pierrick pour écouter Emma chanter les doux moments de la vie.

 

 

Xavier marchait dans les rues de son Montmartre natal, le menton enfoui dans la vieille écharpe noire qui ne l'avait jamais quitté. Sa mère et sa sœur ne s'attendaient certainement pas à le voir débarquer dans leur vieil appartement désuet. Il contourna la pharmacie, et s'engagea dans une petite ruelle sombre et humide. Il s'arrêta au numéro 6, poussa la lourde porte et monta jusqu'au dernier étage. Le jeune homme entra sans prévenir dans l'appartement et trouva Liz devant la télévision, occupée à regarder sa série favorite, et Elena dans la cuisine, occupée à faire ses comptes.

 

- Oh ? Le frangin nous rend visite ? Étonnant ! s'exclama Liz, sans daigner lever les yeux sur l'ex-comédien.

- Toi, je ne te dis pas bonjour, lança l'intéressé en se dirigeant directement vers sa mère.

- Pff...je m'en fous d'abord...

 

Liz replia ses jambes contre elle, et fit mine de s'intéresser aux Frères Scott. D'une oreille, elle écoutait sa mère et son frère échanger quelques banalités. Elle était sûre d'une chose : Xavier ne s'était pas déplacé pour rien. Et depuis qu'il était entré dans cette étrange école, il était devenu « quelqu'un d'autre », et son côté calculateur s'était peu à peu dévoilé.

 

Mine de rien, le jeune homme revint vers elle, et s'assit sur le canapé à ses côtés.

 

- Y a un chouette film au ciné avec George Clooney...ça te dit ?

- Combien tu me donnes pour rester seul avec Maman ? demanda aussitôt la blonde.

- Le prix d'une place de cinéma... Pas plus.

- Radin.

- Pas con, tu veux dire.

 

Liz accepta néanmoins sans protester le billet de dix euros que Xavier lui glissa en cachette, et éteignit brutalement la télévision.

 

- Je vais au ciné Maman ! Y'a George Clooney ! annonça-t-elle non sans un air moqueur.

- Amuse-toi bien, répondit Elena.

 

Quand Liz eut enfilé sa veste et son écharpe en cachemire, et qu'elle eut claqué la porte, Xavier se leva du canapé et alla retrouver sa mère dans la cuisine. Il s'assit en face d'elle, et attrapa son livre de comptes sans lui laisser de temps de terminer une énième soustraction.

 

- Toi et moi, faut qu'on parle. Maman, je vais aller droit au but, tu ne peux pas rester ici.

- Je te demande pardon ?! s'étrangla sa mère.

- Tu ne peux pas rester ici. Tu dois déménager.

- Non mais t'es tombé sur la tête ?! Tu connais le prix d'un appartement à Paris ?! Tu crois que j'ai les moyens peut-être ?! s'énerva Elena, en foudroyant du regard son fils.

 

Xavier, pourtant, gardait son calme et fixait sa mère sans rien dire. Dès qu'elle eut terminé de lui faire comprendre qu'il était hors de question pour elle de déménager, il reprit la négociation mais sur un ton beaucoup plus doux. Car, comme tout bon fils, Xavier était très affecté par la vie que menait le reste de sa famille.

 

- Tu ne peux pas rester ici, répéta le polytechnicien. On a toujours été envahis de blattes et de cafards. D'ailleurs, j'en vois d'ici, au bord de l'évier. Nous ne sommes jamais arrivés à les faire partir. Et puis l'immeuble ne correspond pas aux normes de sécurité, tu le sais très bien. Liz est frileuse ; elle se plaint toujours d'avoir froid et de tomber malade. Il n'y a pas de chauffage. On a juste un souffleur. Non Maman, franchement, je refuse que Liz et toi, vous continuiez à vivre ici.

- Xavier, c'est impensable. Tu devrais être conscient que ma situation ne nous permet de déménager.

- Je veux aussi que tu démissionnes.

- Quoi ?! éclata Elena, dont on vantait souvent le calme et le sang-froid, qui s'était levée brusquement de sa chaise et avait tapé sur la table. Là, tu vas trop loin, Xavier ! Beaucoup trop loin ! Non seulement tu veux m'expulser de la maison, mais en plus, en plus, tu veux me faire démissionner ?! Mais...mais...espèce d'idiot ! Ce boulot est mon seul revenu !

 

Xavier n'avait pas quitté un instant sa mère des yeux. Des plaques rouges apparaissaient peu à peu dans le cou de sa mère, et il s'en voulut quelques secondes d'avoir été si peu délicat avec elle.

 

- Je t'en ai trouvé un autre, Maman. Bien mieux payé, et beaucoup plus intéressant.

- Quoi ?!

 

Stupéfaite, elle s'était radoucie, légèrement fatiguée par son élan de colère, et s'était rassise mollement sur sa chaise.

 

- Je suis allé à mon ancienne école de théâtre, il y a deux semaines, et j'ai appris que la standardiste partait à la retraite dans deux mois. Crois-moi, c'est pas tombé dans l'oreille d'un sourd. J'ai négocié pour toi le salaire et les autres conditions, et ils sont d'accord pour t'embaucher.

- Mais Xavier, je n'ai pas de diplômes, ni de...

- Madame Suzette te formera durant le mois qui précédera son départ. Je suis sûr que tu sauras t'en sortir. Tu as rendez-vous mardi avec le directeur de l'école. Bien sûr, je ne vois qu'un hic à ce boulot : c'est une école de théâtre. Mais je te rassure : les élèves ne sont pas méchants, et tu gagneras bien plus d'estime que Madame Suzette elle-même. C'est à prendre ou à laisser, Maman. Non, en fait, c'est à prendre, et c'est obligatoire. Tu gagnes une misère dans ton épicerie merdique, et tu n'as même pas de vie sociale. Comment veux-tu t'en sortir sinon ?

 

Elena considéra gravement son fils et constata que ce dernier n'en démordrait pas. En réalité, il était venu imposer les changements qu'il avait lui-même désirés, et non lui demander son avis. Il était bien comme son père, tiens. Mais avec une cervelle en plus.

 

- Je suppose que je n'ai pas le choix...soupira-t-elle en se ratatinant sur sa chaise cassée.

- En effet, approuva Xavier, tout sourire. Fais-moi confiance Maman. Je vais te négocier un appart tellement nickel que tu ne vas pas en revenir ! Tu sais, à l'École, on apprend vite à arnaquer les gens. J'ai un prof qui dit que je suis très doué pour négocier. Je pense qu'il est temps d'utiliser mon savoir-faire maintenant... Ah, et j'oubliais ; il est évident que je prendrai en charge la moitié du loyer.

 

Sa mère hocha silencieusement la tête. À quoi bon protester avec Xavier ? Elle n'arriverait certainement pas à le faire changer d'avis. Malgré cela, c'était un bon fils.

 

- Il faudra aussi que je pense à toucher deux mots à Liz...continua le jeune homme, sourcils froncés.

- Ça va l'École ? demanda alors Elena.

- L'École ? répéta Xavier, qui prit aussitôt un air hébété.

- Oui. Les cours ? Tes notes ? Tu ne me montres jamais tes notes ! Je suis quand même ta mère, Xavier, et ton éducation...

- Oh t'inquiète...je m'en sors avec la moyenne. À part en mécanique...je me suis coltiné un cinq la semaine dernière. Mais je gère, Maman, je gère... D'ailleurs, je vais m'arranger pour t'obtenir une place, à toi et Liz, pour le Bal de l'X. Ce serait dommage que tu ne viennes pas... Tu n'auras peut-être pas l'occasion d'assister à une soirée pareille dans ta vie...

- Le Bal de l'X ?

- Hum...fit Xavier, gêné. C'est à l'Opéra Garnier. Y'aura plein de gens friqués, des gens importants, des bourgeois, des polytechniciens...et même le Président de la République. La haute-société, quoi.

- Tu me vois là-dedans toi ? ironisa Elena qui, décidément, apprenait trop de nouvelles dans la soirée.

- Franchement, non. Et je ne m'y vois pas non plus, figure-toi. Mais c'est quand même un truc à ne pas rater, Maman. Et Liz sera sans doute enchantée de se prendre pour Cendrillon. Tiens, en parlant du loup...

 

Liz venait de rentrer et claquait désormais la porte derrière elle. Un coup d'œil à sa montre suffit à Xavier pour constater qu'elle n'avait pas été au cinéma : elle avait disparu seulement une heure.

 

- Ils sont passés où mes dix euros ? demanda Xavier depuis la cuisine.

- Dans un pub irlandais ! Tu ne pensais tout de même pas que j'allais me taper deux heures dans le noir toute seule avec mon pop-corn ?!

 

À son plus grand étonnement, il ne répliqua rien et se leva tranquillement pour se diriger à pas de loup vers elle. Liz sut aussitôt qu'il se tramait quelque chose qui n'allait pas lui plaire.

 

- Liz, j'ai à te parler.

- Reste où tu es, grinça-t-elle en reculant légèrement.

 

Non, décidément, quelque chose clochait. Pourquoi voudrait-il lui parler ? Après tout, ils n'avaient rien à se dire.

 

- Liz...

- Ne m'approche pas, tête d'ampoule !

 

La jeune femme se précipita dans sa chambre, histoire de se mettre à l'abri et se protéger de son terrible frère, qui désirait apparemment en découdre avec elle. Hélas, il parvint à s'introduire dans la pièce avant qu'elle ne refermât la porte et, très vite, les chars d'assaut se mirent en marche et les bombes atomiques éclatèrent.

 

- Xavier ! Xavier, sois gentil avec ta sœur ! supplia Elena, en tambourinant à la porte de la chambre, alors que des cris stridents parvenaient à ses oreilles.

 

Inutile. C'était la Troisième Guerre mondiale à l'intérieur.

 

- Non ! Non ! Tu ne m'obligeras pas à passer mes journées dans une salle de classe ! hurla Liz en griffant la main de son frère.

- Je ne te demande pas ton avis ! En septembre, tu retournes à l'école !

- Je n'irai pas !

- Oh si, tu iras ! Tu iras et tu travailleras ! s'écria son frère, borné, avant de prendre un air sadique, mielleux à point. Liz...tu ne voudrais quand même pas faire couler Maman par ta faute, hein ? Tu ne comptes quand même pas qu'elle te prenne en charge toute ta vie ? Tu ne crois pas qu'elle en assez fait pour nous ? Tu ne souhaites tout de même pas rester un fardeau pour elle ?

- Non ! brailla la jeune femme, désespérée.

- Alors, tu iras à l'école. C'est tout.

 

Vaincue, Liz s'écroula sur son lit pour pleurer toutes les larmes de son corps. Sa première défaite. Un jour, elle aurait la peau de son frère.

 

- T'es dégueulasse de me prendre par les sentiments ! accusa-t-elle, en lui adressant un regard méchant. Tu sais que la situation de Maman me touche beaucoup, et toi, t'en profites ! T'es vraiment un connard !

- Voyons Liz...ce n'est pas si horrible que ça, l'école...réconforta Xavier en s'asseyant auprès d'elle.

 

Liz aurait bien aimé le contredire, et lui expliquer que, si, l'école, c'était horrible. Qu'allait-elle devenir ? Qu'allait-elle faire ? N'était-elle pas trop vieille pour reprendre des études qui ne l'avaient jamais intéressée ? Liz aurait bien voulu révéler ses craintes à son frère, mais une boule dans sa gorge s'était formée, l'empêchant de parler.

 

- Dès que les Portes Ouvertes commenceront, je t'amènerai avec moi faire le tour de toutes les écoles. On se tapera toutes les Portes Ouvertes de Paris s'il le faut, mais on trouvera quelque chose qui t'intéressera, promit Xavier, de sa douce autorité.

 

Le jeune homme se leva et quitta la pièce d'un pas ferme. Il embrassa rapidement sa mère, qui patientait devant la porte, et lui rappela certains éléments.

 

- Quant à toi, ne prévois rien ce mois-ci. Je passe te prendre dès la semaine prochaine pour visiter un appartement.

- Mais le prix...protesta Elena, sachant très bien qu'il était inutile de discuter avec Xavier.

- Le prix, je le négocierai. Fais-moi confiance.

 

Et sur ces derniers mots, il quitta le vieil appartement de sa mère, fier de lui.

 

 

Éva Maël et son mari connaissaient déjà cet endroit. C'était une petite salle de spectacle parisienne, mais suffisamment célèbre pour qu'elle y fît sensation. En effet, l'Olympia sentait la musique, Édith Piaf et la poussière...et pourtant, Éva Maël aurait donné n'importe quoi pour rester ici à tout jamais. Malheureusement pour elle, le spectacle touchait - déjà - à sa fin.

 

- Quelqu'un sait jouer de la guitare ? Non loin de moi l'envie d'assurer mon propre orchestre, mais Jeff a tendance à dire que je suis une quiche à la guitare... Et je voudrais vous épargner ce massacre. J'apprends à peine voyez-vous... Oui, jeune homme ? Tu sais bien jouer ? Allez, monte ! C'est gentil à toi, tu vas m'éviter une risée certaine !

 

Sous les applaudissements encourageants du public, un jeune homme d'une vingtaine d'année se leva pour rejoindre la scène. Éva Maël l'accueillit à bras ouverts, tout sourire.

 

- Ta mère fait toujours dans l'originalité...remarqua Xavier, assis au premier rang de la mezzanine, à côté de Ludivine et Mathis.

- Elle ne prévoit jamais rien pour ses concerts, raconta la petite blonde. C'est toujours du sur-mesure. De l'improvisation. Tout à l'heure, je lui ai demandé ce qu'elle allait chanter... Elle n'a pas su me répondre.

 

En bas, sur la scène, Éva Maël installait amoureusement son jeune musicien, tout en lui assurant que, oui, oui, la guitare était bien accordée, et par les soins de son mari qui plus est. Le discret Jeff se trouvait d'ailleurs en coulisses, et ne manifestait, comme à son habitude, aucune envie d'en sortir.

 

- On va te mettre dans le rythme pendant deux minutes, et je t'accompagne après. Nani, t'es prête, toi aussi ?

 

Nani, c'était comme cela qu'appelait Éva sa choriste, Nadine. Dès que la mesure fut donnée, Éva Maël put entamer sa dernière chanson, tout en se trémoussant.

 

- Je ne peux pas faire plus, désolée, s'exclama-t-elle joyeusement entre deux couplets. Elle est loin l'époque où je dansais un peu mieux qu'une courgette !

 

Durant le jeu musical, certaines personnes du public voulurent se lever pour se coller à la scène, mais l'artiste réagit aussitôt.

 

- Restez assis, c'est moi qui viens !

 

Elle sauta de la scène, ce qui eut pour effet d'étonner tous ceux qui n'étaient pas habitués à ce genre de spectacle, et gambada entre les rangs pour récupérer les fleurs et embrasser ses fans. Les vigiles voyaient tout ça d'un très mauvais œil, mais elle les envoya balader. Elle connaissait assez bien son public pour savoir qu'il ne déborderait pas et ne trahirait pas sa confiance.

 

- Merci, merci beaucoup ! claironna Éva, heureuse comme jamais. Ah, mais attendez-moi là, je reviens dans deux minutes !

 

Là encore, elle en surprit plus d'un en quittant la salle de l'Olympia par la porte principale. Elle remonta le hall recouvert de tapis rouge et prit les escaliers menant à la mezzanine.

 

- Elle est tarée, ta mère ! s'exclama Xavier, en découvrant Éva Maël débarquer dans le balcon.

 

Alors que les spectateurs en bas se dévissaient le cou pour tenter de l'apercevoir, l'artiste continuait d'embrasser tous ceux qui se manifestaient sur son passage. Mention spéciale à Mathis, qui eut la honte de sa vie lorsque sa mère lui demanda de bien vouloir enlever ses pieds du siège.

 

- Merci mon cœur ! s'exclama Éva Maël dans son microphone, alors que l'adolescent se tassait sur son fauteuil, rouge de confusion. 

 

Compatissante, Ludivine tapota sur l'épaule de son jeune frère, et Mathis lui jura que c'était bien la dernière fois qu'il se déplaçait sur Paris pour voir sa mère l'humilier de la sorte.

 

 

Assis à l'arrière d'une superbe voiture noire, Xavier observait le paysage, l'air ennuyé. La Croisette défilait sous ses yeux, et jamais il n'avait été aussi déprimé que depuis ce jour où il retrouvait la mer Méditerranée. Il en venait même à penser qu'il se sentait mieux dans son Palaiseau grisâtre, enveloppé dans sa blouse blanche de scientifique. À côté de lui, Ludivine triturait nerveusement le tulle de sa robe haute-couture.

 

- Je n'arrive pas à croire que tu ais réussi à me convaincre de venir au Festival de Cannes, marmonna Xavier, mal à l'aise dans son élégant smoking.

- Tu n'aurais quand même pas osé me laisser monter les marches toute seule ?!

- Tu as raison... Qui te retiendra si tu te casses la gueule sur les marches ? ironisa l'ex-comédien.

 

Ludivine leva au ciel ses yeux maquillés d'un lourd trait d'eye-liner noir. Depuis Charbon Rouge, tous les maquilleurs avaient pris l'habitude de souligner ses yeux bleus avec un eye-liner, et depuis, sur grand écran ou sur papier glace, c'était presque devenu un signe de reconnaissance. De son côté, Xavier chantonnait à voix basse une chanson qu'il avait inventé avec ses amis de l'X. Faut passer ton badge était née de la cervelle de Bastien, le premier jour où ils s'étaient rendus dans un laboratoire à accès restreint.

 

Et, sans crier garde, une sonnerie se fit entendre dans la voiture. Seul au fond du sac à main de Ludivine, le téléphone de Xavier attendait patiemment qu'on répondît. La petite blonde se dépêcha de le sortir de sa cachette, et le tendit au jeune homme qui décrocha aussitôt.

 

- Mais qu'est-ce que tu fous ?! hurla la voix stridente de Typhaine. Les cours commencent dans dix minutes et tu ne nous as toujours pas aidées à finir le DM de maths appliquées !

- Laisse tomber, je ne suis pas à Palaiseau pour la semaine, répliqua Xavier, frustré de se faire agresser de la sorte. Et comment t'as eu mon numéro d'abord ?!

 

Typhaine n'eut guère le loisir de répondre, et le polytechnicien put entendre un bruit de lutte de l'autre côté du téléphone.

 

- Xavier, comment tu calcules PA ?! s'écria Sarah, alors que Typhaine se battait pour reprendre le téléphone. Réponds ! C'est une question de vie ou de mort !

- PA ?! Je t'en prie Sarah, c'est vraiment pas le moment !

 

Ludivine lui donna un coup de genou : le Palais des Festivals approchait à grande vitesse et apparaissait déjà dans leur champ de vision. Dès qu'il l'aperçut, Xavier s'excusa auprès de Sarah et raccrocha sans attendre. Il éteignit le téléphone, qui se retrouva à nouveau dans le noir, au fond du sac de Ludivine.

 

- J'ai pas envie...soupira-t-il, alors que la voiture s'arrêtait devant le tapis rouge.

- Moi non plus, bredouilla Ludivine.

 

Il jeta un coup d'œil à l'actrice, qui affichait une mine pâle, et lui serra la main pour lui redonner du courage. À l'extérieur, l'équipe du film était déjà présente, et des milliers de photojournalistes criaient leurs noms, armés de leur appareil-photo et pellicules neuves. Des gardes du corps vinrent leur ouvrir les portières ; ils prirent une grande inspiration et posèrent le pied sur le tapis rouge.

 

 

- Bien le bonjour ! Nous commençons ce journal du cinéma avec le comédien Xavier Lusvardi ici présent, qui a gentiment accepté de nous accorder quelques minutes.

 

Xavier se retint d'émettre deux objections. Non, il n'était pas comédien. Non, il n'avait pas été d'accord pour passer un entretien avec cette journaliste ; c'était elle qui l'avait presque forcé à grimper sur le yacht pour pouvoir filmer l'interview avec la Croisette en décor de fond.

 

- Bonjour, soupira le jeune homme, qui aurait cent fois préféré se retrouver dans ses laboratoires chéris.

- Vous êtes à Cannes durant ces dix jours, pour accompagner l'actrice Ludivine Maël lors de la présentation du film Les Berceuses Résonnantes. Ce n'est pas votre première fois à Cannes, et on peut dire que vous êtes un habitué de la Croisette. Qu'est-ce que vous ressentez depuis votre retour ici, au Festival ?

 

« Ça m'emmerde », aurait pu répondre Xavier, mais cela n'aurait pas été digne de son statut de polytechnicien (et ses profs ne l'auraient pas raté à son retour à Palaiseau).

 

- Je suis nostalgique, répondit l'ex-comédien, les yeux presque fermés à cause du soleil qui le frappait en plein visage. Je redoute toujours les fois où Ludivine me supplie de l'accompagner ici.

 

« Et je vais buter ma promo si elle enregistre cette émission et si elle la fait passer dans le journal télé de l'X », pensa très fort Xavier.

 

- Plein de souvenirs refont surface et...et...

 

« Et je vais faire payer à Lulu de m'avoir trainé dans ce nid truffé de milliardaires et de vipères à journaux ».

 

- Vous êtes aujourd'hui élève à l'École Polytechnique, coupa la journaliste, visiblement peu intéressée par les propos du jeune homme. Qu'est-ce qui vous a poussé à quitter le Septième Art ?

- Vous venez de le dire. Je voulais reprendre les études.

- Mais encore ?

 

« Espèce de vautour, je m'en irai dire deux mots à ton chef »

 

- Pourquoi avoir décidé de dire adieu au cinéma, alors que vous étiez promis à un bel avenir ? L'année de votre entrée chez « l'excellence scientifique », vous avez reçu le César du Jeune Espoir Masculin ! continua-t-elle, scandalisée.

 

« Et alors ? Tu vas me foutre une fessée, Maman ?! »

 

- Tout le monde se pose des questions et pense que...

- Stop ! s'écria Xavier, sans pouvoir se retenir davantage.

- Je vous demande pardon ?

 

Si son prof de Relations Humaines interceptait un jour cette vidéo, il l'étranglerait.

 

- N'allez pas croire que ça ne me fait rien d'avoir quitté le cinéma. Je constate les différences chaque jour. Quand je vais en entreprise pour ma formation, j'ai toujours un temps d'adaptation plus long que mes camarades, parce que j'ai longtemps été habitué aux plateaux de tournage, aux scènes de théâtre, aux caméras, aux spots, aux assistants... À l'époque, on ne m'ordonnait pas de rendre une analyse détaillée des résultats de la recherche pour tel ou tel produit, on me demandait simplement de jouer un rôle. C'était un métier différent, qui demandait un travail psychologique sur soi-même. En reprenant les études, je savais que j'allais avoir du mal, mais j'ai pris cette décision après avoir réfléchi. Je sais que je ne regrette pas. Les sciences, c'est tout ce que j'aime.

 

« Ça et l'art dramatique », pensa toutefois le jeune homme. Au moins, il retirait de ce passage une légère satisfaction : il s'était légèrement rattrapé et son prof de Relations Humaines ne l'étranglerait pas (si jamais il croisait le chemin de cette interview).

 

- D'accord...bredouilla la journaliste, un peu perturbée par cette sèche intervention. Mais est-ce qu'il vous arrive parfois de regretter le théâtre, le cinéma et tout ce qui tourne autour ?

- Parfois...avoua Xavier, qui avait trouvé sa sérénité. Ça va même au-delà du regret. Il n'y a pas un jour où je ne pense pas au théâtre et au cinéma. D'abord, parce que c'est mes débuts. Ensuite, parce que tous mes proches sont de ce milieu. Je suis constamment entouré de comédiens qui déconnent tout le temps, je suis encore en contact avec mon ancien prof d'expression d'art dramatique, je vois des scénarios partout dans mon appartement, que je lis parfois, Ludivine insiste chaque année pour que je vienne ici... Bref, vous voyez que je n'ai rien perdu de mes relations avec la « Grande Famille ».

- Vous faites partie des « abonnés absents » en quelque sorte, plaisanta la chroniqueuse, avec un faux sourire.

- Si on veut. J'ai même amené mon César dans ma chambre universitaire, pour garder un souvenir. Et je lis même des magazines de cinéma en douce, à la bibliothèque de l'École.

 

« Et là, j'aurais dû fermer ma gueule ». Pourvu que Bastien et Bayan ne fussent pas en train d'enregistrer cette vidéo ! Et pourvu que la bibliothécaire n'apprît rien au sujet des pages arrachées aux CinéLive et Studio !

 

- Vous savez, ce César, c'est comme un cadeau, une récompense, qui vous incite à aller de l'avant, à continuer dans cette voie, à persévérer. Parfois, je me sens un peu traître par rapport à ça. Parce que je n'ai pas continué. Mais comme je vous l'ai dit, je ne regrette pas.

- Hum...fit la femme, en essayant de cacher son ennui.

 

Elle aurait pensé qu'interviewer Xavier Lusvardi serait plus intéressant...ou au moins, qu'il se serait exprimé comme tout le monde (sujet, verbe, complément, hésitation !), et non comme un homme politique. L'interview prit donc fin, et la journaliste abandonna Xavier, le laissant sur place sans le moindre regret. Vautré dans le fauteuil, le jeune homme ne releva même pas le départ hautain de la chroniqueuse. La tête rejetée en arrière, la brise de la mer secouant ses cheveux bruns, Xavier Lusvardi méditait sur son avenir.

 

 

- Hey Xavier ! C'était bien tes vacances à Cannes, pendant que nous, on bossait comme des malades ?! s'écria la promotion du jeune homme, à son retour au campus de Palaiseau.

- C'était pas des vacances, et foutez-moi la paix.

- Moooh Xavier... On ne t'en veut pas, va. De toute façon, tout le monde a suivi l'actualité cannoise ici...et le prof de Relations Humaines trouve que tu es vachement médiatique !

 

Le visage de Xavier vira au blanc, perdant ainsi toute trace du soleil cannois. Il manqua de rater la marche de l'escalier menant au laboratoire de physique. Sa bande d'amis le suivait joyeusement, affichant un air ravi que l'ex-comédien trouva suspect.

 

- Ne me dites pas que vous avez osé...

- Osé quoi ? demanda Andrew, tout sourire.

- Bastien a un talent caché, continua Bayan. En plus d'être un as de l'électronique, il s'en sort plutôt pas mal en informatique. Il a craqué toutes les vidéos te concernant sur You Tube et Dailymotion, a bataillé avec les codecs et les protections, et a tout enregistré sur un DVD. Si c'est pas un intello, ça !

- Et il se trouve entre quelles mains, ce fameux DVD ? questionna Xavier, en jetant un regard assassin à Bastien.

- Entre celles d'Hélène, évidemment, répondit alors Shin.

 

À peine eut-il dit ces mots que Bastien détala comme un lapin, poursuivi par un Xavier hargneux. Hélène ! Bon sang ! De tous les élèves présents sur le campus, il avait fallu que cet imbécile donnât le DVD à la journaliste star du JTX (Journal Télé de l'X) ! La polytechnicienne qu'il évitait comme la peste, et qui le harcelait jour et nuit pour avoir une interview ! À la recherche de bons sujets de chroniques, elle pourchassait l'ex-comédien depuis son incorporation. Il ne savait pas s'il arriverait à l'éviter encore longtemps.

 

Le règlement de compte se déroula sur l'un des trois parkings, devant le QG du binet Mécanique. Xavier en fit voir de toutes les couleurs au pauvre Bastien qui se défendait du mieux qu'il le pouvait.

 

- Xavier, je ne sais pas comment elle a appris l'existence du DVD, je te jure... Elle est venue m'amadouer pour l'obtenir, cette chienne ! Elle m'a promis un reportage sur mon dernier robot !

 

Ledit robot n'était pas le plus esthétique qui fût (un cube de métal sur roulettes), mais il savait se déplacer par le biais d'une télécommande. Néanmoins, il était la fierté de Bastien, qui s'était débrouillé seul pour le fabriquer, animé par sa passion de la robotique. Et Hélène avait apparemment bien compris cela.

 

- Il y a l'interview à Cannes dessus ? demanda Xavier, soucieux.

- Ben oui : l'interview, la montée des marches... Et puis, y'a pas que Cannes. Y'a tout.

- Tout ?

- Tout. Les making-off de tes films, les autres interviews, la Cérémonie des Césars aussi...

- Si elle diffuse ça dans son journal de merde, j'aurai sa peau !

 

Bastien, pour qui les valeurs de l'amitié comptaient beaucoup, voulut se racheter et eut une idée de génie. Cependant, l'ex-comédien n'approuvait pas toujours l'intelligence de son ami.

 

- Xavier, commença alors Bastien sur un ton professionnel, tu ne peux pas gérer ça tout seul.

- Gérer quoi ? s'étonna l'intéressé.

- Mais tout, bon sang ! Tu fais partie de la star-system ! Tout le monde à l'École te poursuit, veut te parler, et tout, et tout...

- La star-system ?! Mais n'importe quoi Bastien ! Je fais mes courses à Intermarché, et je n'ai jamais eu de problèmes ! En vrai, je suis loin d'être connu ! Et puis merde, y'a que l'École qui fait une fixette là-dessus ! L'École et Hélène ! Sous prétexte qu'il y a un comédien sur le campus, il devient célèbre !

- Hélène et le Journal Télévisé de l'X t'ont dans la peau ! Tu as besoin d'un attaché de presse, Xavier. Je serai ton attaché de presse, décida le génie électronique, solennel et prenant son nouveau rôle très au sérieux. Je prendrai ta défense quand Hélène te poursuivra. Je refuserai qu'elle te harcèle comme elle le fait ; et je lui dirai deux mots si elle continue. Fais-moi confiance, Xavier. Je peux même être plus qu'un attaché de presse : je peux être aussi ton agent.

- Que ce soit bien clair entre nous, Bastien, s'énerva Xavier, qui voyait rouge à présent. Je ne veux ni attaché de presse, ni agent. Donc, ton rôle, si tu le veux toujours, c'est de rester mon pote comme ça a été le cas jusqu'à présent ! Et ce que je veux surtout...c'est qu'on me foute la paix !

 

 

- Il y a des filles dans ma classe, j'ai envie de les buter. Mais quelles pouffiasses !

 

Liz et Xavier se rendaient ensemble dans le nouveau logement de leur mère. La jeune femme racontait brièvement à son frère l'ambiance dans son école d'esthétique.

 

- Mais des pouffiasses, je te jure, de vraies pouffiasses ! Même moi, je ne suis pas comme ça !

- Essaye de les ignorer. Tu fais ton boulot et tu fais comme si tu ne les voyais pas. Et si elles te cherchent la merde...bon, là, ne te laisse pas faire... T'as qu'à m'appeler tiens, je les démonte, moi, tes pouffiasses, conseilla Xavier, tandis qu'ils gravissaient les escaliers de l'immeuble jusqu'au deuxième étage.

 

L'ex-comédien ne pouvait s'empêcher de ressentir une pointe de fierté lorsqu'il rendait visite à sa mère. Les conditions de vie et le cadre étaient tellement différents de leur vieux logement à Montmartre, qu'Elena elle-même avait toujours l'impression de ne pas se sentir chez elle. C'était un appartement modeste, mais bien entretenu, propre, et dans un quartier assez bien fréquenté qui plus est. Xavier avait fait un excellent travail de négociation : pour tout dire, « il avait roulé le propriétaire avant que celui-ci ne les roulât ».

 

Ils arrivèrent sur le palier et, comme ils étaient d'une façon ou d'une autre chez eux, ils entrèrent dans l'appartement sans s'annoncer. Un détail leur sauta aux yeux d'emblée : quelque chose d'inhabituel se trouvait ici. Ou plutôt quelqu'un. Un homme, assis sur le canapé, à côté de leur mère. Liz s'agrippa aussitôt au bras de son frère et ouvrit, comme lui, des yeux ronds comme des soucoupes.

 

- Oh, lâcha alors Xavier, sans pouvoir contenir sa surprise.

- Ah, les enfants ! s'exclama Elena, en se levant pour les embrasser, les joues rougissantes. Je ne vous attendais pas ce soir, mais...

 

Elle était légèrement intimidée, mais ses yeux pétillaient de bonheur et son sourire restait constamment collé sur son visage. L'intrus se leva lui aussi, et s'apprêta à saluer les deux enfants d'Elena, affichant une mine à la fois polie et réjouie. Étrangement, il n'appréhendait pas cette première rencontre.

 

Il devait frôler la quarantaine et était encore très charismatique. Son visage flairait l'honnêteté et la raison. Xavier jugea par ses vêtements qu'il était issu d'une bonne famille ; il ne ressemblait vraiment pas à son propre père qui avait été du genre décontracté (trop décontracté même, selon lui). Liz tenta un mouvement de recul lorsque l'amant de leur mère (qui d'autre cela pouvait-il être ?!) se pencha vers elle pour lui faire la bise. Xavier la tenait fermement, l'obligeant à se laisser faire et à rendre le salut. Le nouveau favori d'Elena se tourna enfin vers le jeune homme et lui serra la main assurément.

 

Devant cette étrange scène, que Xavier et Liz ne pensaient jamais vivre, Elena souriait toujours. La sœur aînée manqua défaillir lorsque sa mère fit les présentations. Les présentations n'avaient, selon elle, jamais rien de bon, et elle préférait mourir plutôt que d'être présentée à cet intrus, cet homme dont elle ne savait rien.

 

- Étienne, voici mon fils Xavier, et ma fille Liz.

- Enchanté.

- Nous aussi, répondit Xavier à la place de sa sœur.

 

Il y eut un silence gêné, durant lequel Liz darda un regard perçant sur Étienne pour le passer au scanner.

 

- Et nous, tu ne nous présentes pas ? taquina le jeune homme, en décochant un discret coup de coude à sa sœur.

- Et bien...voici Étienne qui...euh...

- Je crois qu'on a compris, complétèrent le frère et la sœur d'une même voix.

 

Embarrassée, Elena invita d'un signe de la main sa progéniture à s'asseoir sur le canapé. Le malaise de Liz augmenta ; elle n'avait pas l'habitude que sa mère la traitât en invitée. Son frère la tirait toujours par la main et, avec toute la délicatesse dont les enfants Lusvardi étaient capables, ils se jetèrent dans un bruit sourd sur le sofa.

 

Puis ils écoutèrent en silence leur mère leur raconter sa rencontre avec le nouvel homme de sa vie. Elle se triturait les mains avec nervosité, nervosité que Xavier et Liz ressentaient si souvent, mais elle semblait si heureuse que l'ex-comédien se réjouissait pour elle.

 

- En fait...c'était à l'école de théâtre de Xavier. Vous savez, je commençais à peine à me faire à ce nouveau travail, et il a fallu qu'Étienne débarque et chamboule toute ma petite routine.

 

Xavier se redressa aussitôt, l'air intéressé, ignorant la pression que Liz exerçait sur son bras.

 

- Vous êtes comédien ?

- Non, je suis producteur de théâtre.

 

« Un mec qui a du fric ! », pensa immédiatement Liz, toujours muette. Son frère, qui ne la connaissait que trop bien, devina aisément ses pensées et la pinça discrètement pour la blâmer.

 

- Dieu soit loué ! s'exclama joyeusement le jeune homme. Vous seriez un comédien que ma mère serait passée à confesse pour avouer son pêché !... Maman, ne tire pas cette tête, je plaisante.

- J'ai remarqué qu'elle avait encore un peu de mal avec les comédiens, ajouta Étienne, en riant de bon cœur. Je suis allé dans cette école pour assister un prof dans un atelier pour...la Section A, je crois. Quand je suis arrivé, la première personne que j'ai vue, c'était Elena en train de passer un savon à l'un d'entre eux !

- Ah, cette Section A ! J'aurai leur peau un jour ! Et Xavier qui m'avait dit qu'ils étaient des anges !

 

L'intéressa adressa un sourire coupable à sa mère, se sentant directement visé comme s'il l'avait, lui aussi, fait tourner en bourrique. Les Section A, malgré les années de promotion qui les séparaient, étaient toujours solidaires entre elles.

 

- Ta fille n'est pas bien bavarde...nota Étienne en reportant son attention sur Liz, plus silencieuse que jamais.

 

Pour toute réponse, elle lui décocha un regard glacé, qui ne lui fit pourtant pas perdre son assurance et sa gentillesse. Liz se sentit déroutée par cette résistance. Quand est-ce que cet homme craquerait et laisserait tomber sa mère à cause de son attitude insupportable ? Liz ne désirait pas qu'Elena fût malheureuse, mais elle ne voulait pas plus être séparée de sa mère, alors qu'elles avaient toujours été ensemble.

 

- Liz n'a pas l'habitude de voir des hommes à la maison, expliqua Xavier. On a eu un père assez taré qui nous a pourri la vie...et depuis le divorce de Maman, on a appris à vivre mieux seuls que mal accompagnés.

- Et je compte bien rester dans cette optique, grogna Liz.

 

Mais Étienne avait bien mieux à faire plutôt que d'écouter les vacheries de la sœur aînée. Aussi bavarda-t-il avec Xavier pour mieux le connaître, et posa ensuite quelques questions attentionnées à Liz.

 

- Ta mère me parle souvent de toi, Liz. Alors, comme ça, tu as repris les études ?

- Ouais, on dit ça.

- Une école de cosmétique, c'est ça ?

- Esthétique.

- C'est intéressant, répondit Étienne avec l'air de quelqu'un véritablement intéressé.

- C'est pas parce que ça finit en -ique comme Polytechnique, qu'il s'agit d'une grande école comme celle de Xavier, ironisa Liz, avec une mauvaise foi évidente.

- Peut-être, admit-il, mais il n'y a pas que l'engineering sur le marché du travail.

- Le quoi ? répéta Liz.

- L'ingénierie, traduisit Xavier, en levant les yeux au ciel.

- Tu ne dois pas dévaloriser tes études, dit alors celui qui avait volé le cœur d'Elena. Tu ne t'en rends peut-être pas compte, mais l'esthétique et le cosmétique sont de plus en plus réclamés. Dans mon milieu, on embauche beaucoup de maquilleurs, de visagistes... Tout est lié. Tu as peut-être l'impression de faire quelque chose de peu d'ambition, mais as-tu déjà pensé à ouvrir ton propre salon, une fois que tu seras diplômée ?

- Mon propre salon ? Pourquoi faire ?

 

Décidément, Liz n'avait jamais été aussi perturbée. Xavier riait intérieurement, devant les yeux arrondis de sa sœur.

 

- Pourquoi faire ?! répéta Étienne, abasourdi. Mais Liz, tu n'es jamais allée au-delà du métier d'esthéticienne ? Ouvrir un salon, travailler pour son compte, sans patron sur le dos, éventuellement gérer un personnel, et être le chef...tout ça ne t'a jamais traversé l'esprit ?! Pourquoi penser qu'avec tes études, tu ne pourras être qu'une employée soumise au boss ?

- C'est pas une mauvaise idée...fit la blonde, pensive. Mais avec quel fric je l'ouvre, mon salon, hein ?

 

Son regard se porta immédiatement sur Xavier, qui s'empêcha d'avaler ses cinq chips d'un coup pour anticiper la question de sa sœur.

 

- Même pas en rêve, Liz ! Je vis avec ce qu'il me reste de mes cachets d'acteur, les cachets de Ludivine, et la pension de 500 euros par mois que me verse l'X ! Et j'aide déjà Maman ! Non mais oh, il n'y a pas marqué Trésor Public sur mon front ! Si je me mets à financer ton pseudo-salon, je vais finir comme la Sécurité Sociale : sans-le-sou ! Et non merci, je n'ai pas envie de replonger dans la merde !

 

Il rit nerveusement en marmonnant un « elle est marrante, elle ! », et lança une nouvelle attaque sur le bol de chips.

 

- Je verrai bien...conclut Liz, non sans lancer un regard réprobateur à son jeune frère.

 

Quelques temps après, le jeune homme remarqua que Liz s'était à nouveau plongée dans l'ennui et pensa que l'heure était venue de quitter Elena, qui n'avait plus que d'yeux pour Étienne.

 

- Bon, on crève la dalle. On va se faire un snack, Liz et moi. On ne vous propose pas de venir avec nous, vous avez probablement des projets pour la soirée ! lança Xavier, en prenant la main de sa sœur dans la sienne, et la tirant hors du canapé. Une prochaine fois, peut-être !

 

Ils ne laissèrent pas le temps à leur mère de répondre, l'embrassèrent, saluèrent Étienne, et se sauvèrent à grands pas.

 

- On se fait une pizzeria ? demanda Liz en dévalant les escaliers.

- Non, non, un snack !

- Une pizzeria, Xavier !

- Un snack ! Et fais pas chier, c'est moi qui t'invite !

 

Ce fut sans doute son premier tête-à-tête avec sa sœur. Et ce ne fut pas aussi désagréable qu'il ne se l'était imaginé. Placés contre la fenêtre d'un petit snack, ils goutèrent au plaisir de se parler. Ils rirent même ensemble. C'était vraiment mieux qu'il ne l'avait espéré.

 

- Tu crois qu'ils vont se marier ? demanda Liz, soucieuse, laissant sa fourchette lourde de spaghettis en suspens.

- Non, bien sûr que non. Ils viennent à peine de se rencontrer.

 

 

- Salaud ! Tu m'avais dit qu'ils ne se marieraient pas !

- Hein ? Mais de quoi tu parles ?! Qu'est-ce que tu fous chez moi d'abord ?! s'énerva Xavier, les mains sur les hanches.

 

Sa sœur venait de débarquer à l'improviste, et ce, sans s'annoncer. Le jeune homme, occupé à travailler sur son ordinateur portable dans le salon, avait fait un bond de trois mètres en entendant la voix enragée de sa sœur exploser dans l'appartement.

 

Liz, quant à elle, chercha du regard quelque chose à casser. Elle se mordit la lèvre quand elle vit le passe-plat en forme de Petit Lu. Il appartenait à Ludivine, et la petite blonde n'apprécierait probablement pas de retrouver en miettes son biscuit en terre cuite.

 

- T'avais dit qu'ils ne se marieraient pas ! répéta la blonde en colère, frustrée de n'avoir rien sous la main pour se défouler.

- Attends, t'arrives en trombe sans frapper, et tu me gueules dessus sans que je sache pourquoi ! J'exige des explications !

- Étienne et Maman vont se marier ! annonça Liz avant de fondre en larmes dans les bras de son frère.

 

Xavier, tout étonné, se demanda s'il y avait là raison à se lamenter et consola du mieux qu'il put sa drôle de sœur.

 

- Mais Liz, tu ne trouves pas ça merveilleux toi ?

- Non ! brailla l'intéressée.

- Maman va refaire sa vie avec un gars bien ! Tu devrais être ravie pour elle !

- Mais justement !

- Justement quoi ?

- C'est un mec bien, Étienne !

 

Le polytechnicien leva les yeux au ciel, tandis que sa sœur pleurait de plus belle contre lui.

 

- Ne me dis pas que tu as failli détruire mon appartement simplement parce que Maman va se marier avec un mec bien ? Liz, quand même...je te pensais moins tarée que ça !

- J'aime pas les mecs bien parce que j'en vois jamais... Et puis, le pire, c'est que je l'aime bien Étienne ! Je le considère même comme mon père !

- Oh... Donc, si je comprends bien, tu es en colère parce qu'Étienne est un gars bien, et tu te détestes de l'apprécier et de le considérer comme ton père ?

 

Liz hocha la tête, l'air penaud, en reniflant bruyamment.

 

- Et bien, j'ai qu'une chose à te dire : va te faire soigner.

 

 

La scolarité de Xavier continuait de bon train. Il n'avait vraiment pas le temps de s'ennuyer, ni celui de rester en contact avec la Section A. Ludivine le lui reprochait durement mais, malgré sa bonne volonté, Xavier ne disposait pas d'une minute à lui pour appeler Benjamin, Pierrick, Aline, Claire, Tristan, Mathilde, Simon, Emma et Grégoire. Les devoirs s'entassaient, les contrôles s'enchaînaient, et les stages l'envoyaient parfois plus loin que ne l'aurait voulu Ludivine. Ainsi, en deuxième année, Xavier s'était envolé en Afrique du Sud pour un stage de contacts humains, durant lequel il joua du djembé torse nu avec les jeunes du pays. La petite blonde n'avait que très peu apprécié le fait que Xavier ne désirât plus revenir en France.

 

Côté formalités, les visites de personnalités politiques se succédaient, elles aussi, obligeant Xavier et ses amis à accueillir comme il se devait les Ministres et représentants étrangers, et à se plier aux traditions des invités. Bayan eut ainsi l'honneur de célébrer la fête nationale du Liban lors d'une visite du Président libanais à l'École Polytechnique. De son côté, Xavier avait été désigné par la Direction pour prononcer un discours en l'honneur du Ministre de la Culture, comme si son statut de comédien français l'avait mieux placé que ses camarades.

 

Enfin, si le polytechnicien arrivait à passer du temps avec Ludivine, c'était parce que celle-ci s'incrustait dans sa vie étudiante, pourtant rythmée d'un grand lot de loisirs.

 

- Et où tu m'amènes là ? demanda-t-elle un vendredi soir, alors qu'elle était de passage à Palaiseau.

- C'est la Nuit du Styx, Lulu.

- La quoi ?

- Une soirée étudiante.

- Et ben... Aline a raison quand elle dit que vous ne foutez rien à l'École !

- N'importe quoi...grogna Xavier. On a beaucoup de travail.

- Tu parles ! Encore une soirée étudiante ! Vous avez déjà un bar rempli à ras bord, des milliers d'associations...

- Hey, ne critique pas le Bôb ! C'est grâce à lui qu'on réussit à ne pas péter un câble ! Et les associations, ce sont des binets, Lulu, des binets... Combien de fois je dois te le répéter ?

- Vous partez aux quatre coins du monde...continua Ludivine, bornée.

- C'est éducatif.

- Mais t'es quand même allé en Afrique du Sud et au Japon sans moi ! Sans moi ! beugla la petite blonde, en se souvenant de cette énorme injustice.

- Je n'y peux rien. C'est le Programme. Et d'abord, toi aussi, t'es déjà partie au Japon...sans moi.

- C'est pas pareil ! Et puis tu parles comme Benji, avec ce satané Programme ! Et en plus, vous avez tout le temps des spectacles et des concerts ! Vous avez même un bal avec le Président de la République ! Vous défilez même chaque année sur les Champs-Élysées ! C'est pas juste ! Moi, je n'avais pas ça quand j'étais au lycée !

 

Le couple traversait le campus à grands pas, en ignorant les quelques étudiants qui leur lançaient des regards surpris, alertés par les protestations de la petite blonde. Mais la comédienne continuait à se dandiner dans sa robe ballon pour faire la morale au jeune homme.

 

- Mes vacances sont bien moins nombreuses qu'ailleurs, marmonna le jeune homme. Et je te le répète, on bosse comme des malades.

- En faisant des vidéos de vos petits délires ?

- Lulu...

- Et vous êtes payés pour étudier en plus ! rugit Ludivine. Moi, je n'étais pas payée quand j'étais au lycée ! C'était moi qui payait l'intello de la classe pour avoir une bonne note en ma...oups.

 

Sa colère disparut aussitôt pour laisser place à la gêne, dès qu'elle se rendit compte du petit secret qu'elle venait de révéler. Xavier lui jeta un regard assassin ; il avait toujours soutenu la cause des intellos manipulés (lui-même avait été longtemps une victime de Liz, Aline, Pierrick et, il fallait bien l'avouer, Caroline).

 

- Alors comme ça Lulu...tu payais les intellos, hein ? taquina l'intéressé, tandis que le Grand Hall apparaissait à l'horizon.

- Juste pour les maths, les sciences naturelles et la physique-chimie. Mais en avantages, hein, pas en nature. Je m'asseyais à côté d'eux en cours, et comme ils étaient contents, ils m'aidaient. Et je mettais du parfum à l'occasion.

- Et en plus, gronda le jeune homme, tu leur donnais de faux espoirs en leur faisant croire qu'ils avaient une chance de sortir avec toi ! Et bien, c'est du joli !

- Roh, mais c'était rien du tout... Je les aime bien, moi, les intellos. Enfin, juste toi, quoi.

- N'en dis pas plus, va... Tu t'enfonces.

 

Ludivine se tut donc, et lui prit discrètement la main. Ils venaient de s'arrêter devant l'entrée du Grand Hall, là où se trouvait cette étrange statue qu'elle avait tant cherchée deux ans auparavant. C'était ici-même qu'avait lieu la Nuit du Styx. La petite blonde n'en douta point alors que la musique qui s'échappait du bâtiment couvrait plusieurs centaines de mètre.

 

- C'est gratuit au moins ? demanda-t-elle, en devinant que Xavier farfouillait dans la poche de son pantalon.

- Bien sûr que non. Toi, tu dois payer 15 euros. Mais les intellos sont plutôt gentils : ils invitent leurs copines manipulatrices. Et n'oublie pas de rendre ton verre à la fin de soirée, tu gagneras un euro.

- Ah bon ? s'étonna Ludivine, les yeux ronds. Je vais gagner un euro ?

- Ouais. Les organisateurs ont pensé au développement durable : au lieu de jeter ton verre par terre, on attire les gens en leur donnant un euro s'il rende leur gobelet en plastique qu'on recyclera après. Avoue quand même que c'est une idée de génie.

- Génie, génie... Ça va quoi ! Faudrait arrêter le pastis, Xavier !

 

 

- J'ai vu les robes des filles pour le bal, annonça un matin Bastien, alors qu'il traversait le Grand Hall avec ses amis en uniforme. Et même mieux que ça...j'ai vu les robes du bal sur les filles.

- Alors ?!! s'impatientèrent Xavier et Bayan, visiblement très intéressés.

- Des glaçons. Les dragueurs vont s'ennuyer.

- Et merde !

- Mais qu'est-ce qu'on va faire à l'Opéra si on ne peut pas draguer ?!

- On va boire, maronna Xavier. J'espère que Lulu ne me fera pas un aussi mauvais coup que les filles de la promo. En théorie, son agent lui a trouvé du Chanel, avec du tulle et tous ces trucs là ! Ça devrait bien passer. L'ennui, c'est si je froisse la robe...je vais me faire taper sur les doigts par son agence.

- Ca casse un peu la fin de nuit ça...observa Bastien.

 

Au même moment, à une dizaine de mètres de Xavier, Bastien et Bayan, les voix paniquées d'Andrew et Shin parvinrent à leurs oreilles.

 

- Xavier ! Paparazzi !

- Run Xavier ! Run ! Paparazzi ! Ruuuun !

 

Xavier se retourna, étonné, et découvrit ses deux amis en train de courir dans sa direction en gesticulant des bras dans tous les sens. Et il la vit. Hélène. Andrew et Shin poursuivaient la jeune femme, qui filait justement à toute vitesse vers l'ex-comédien.

 

- Putain, cours Xavier ! pressa Bayan.

- Vas-y, t'inquiète pas, on va la retenir ! promit Bastien, tandis que son ami cavalait vers une cachette d'où il ne ressortirait pas de sitôt.

 

Hélène, star du JTX, journaliste phare de l'École Polytechnique, n'avait pas froid aux yeux. Cheveux noués en tresse sévère, sourcils froncés par-dessus ses lunettes ovales et « tangente collée à la bande » comme ses camarades, elle n'avait certainement pas peur des deux zigotos qui formaient un barrage devant elle. De plus, elle était réputée pour être aussi bornée que Xavier Lusvardi...ce qui ne prévoyait jamais rien de bon à chacune de leurs rencontres.

 

- N'approche pas, suppôt de Satan. Si tu veux atteindre Xavier, tu devras nous passer sur le corps !

- Pour la Patrie, les Sciences, et la Gloire ! récita Bayan, solennel.

 

Leurs yeux s'arrondirent lorsqu'ils la virent foncer dans leur direction, sa tangente dégainée pointée sur eux. L'épée de la redoutable Hélène fendit l'air et celles de Bastien et Bayan s'envolèrent.

 

- Lusvardi ! rugit la binoclarde en Grand Uniforme, en dépassant les deux obstacles. Tu ne m'échapperas pas cette fois !

- Arrière Belzébuth ! s'écria Xavier, en poussant Louise, une de ses camarades occupée à batifoler avec Pierre - Pinou pour les intimes.

 

Xavier traversa en courant le Grand Hall, tourna deux fois autour de la statue noire, sortit dans la cour dans l'espoir d'échapper à Hélène, et revint sur pas en se rendant compte que la cérémonie en l'honneur du Ministre de la Défense allait bientôt commencer et que l'adjudant-chef ne le raterait pas s'il osait ne pas s'y rendre.

 

- Lusvardi ! Je t'aurai ! proféra-t-elle, toujours à sa poursuite.

- Lâche-moi le bicorne, vipère !

- Tu ne m'échapperas pas éternellement ! Tu oublies la cérémonie ! Elle commence dans cinq minutes !

- Va te faire foutre !

- Rends-toi Lusvardi et je prendrai ta défense si on arrive à la bourre !

 

Comme elle avait raison sur leur retard et qu'ils étaient tous les deux essoufflés, Xavier choisit à contre-cœur de battre en retraite. Il voulut s'adosser contre un arbre pour reprendre une respiration régulière, mais Hélène s'empressa de s'agripper à son bras et de l'entraîner dans le sens inverse, vers le Grand Hall.

 

- Mon pauvre Xavier, te voilà bien K.O., lança-t-elle malicieusement.

- Qu'est-ce que tu veux à la fin ?! Tu ne peux pas me foutre la paix une bonne fois pour toutes ?

- Non. Pas tant que tu ne m'auras pas accordée une interview dans ta casert.

- Dans ma casert, en plus ?! Et pourquoi pas cent balles et un Mars aussi ?!

- Comme je suis gentille, je te donne deux options...annonça alors Hélène, en pénétrant dans le bâtiment principal, toujours accrochée au bras de Xavier.

 

Ils pressaient le pas ; la Cérémonie commençait dans deux minutes et leur absence avait déjà dû se faire remarquer.

 

- Quoi donc ? marmonna l'ex-comédien.

- Soit tu m'offres un tête-à-tête dans ta casert, avec interview à la clef...

- Soit ?

- Soit tu t'inscris au Binet Théâtre. Et je te lâche le bicorne pour toute la fin de ta scolarité.

 

Xavier s'arrêta devant l'entrée de l'amphithéâtre Poincaré, pétrifié. Hélène, à ses côtés, souriait fièrement.

 

- Tu ne peux pas me demander ça...dit-il enfin, en la regardant dans les yeux pour la première fois.

- Le Binet Théâtre raffolerait de t'avoir parmi ses rangs, tu le sais... Tout ce qu'ils demandent, c'est que tu viennes les voir jouer au moins une fois, ou leur donner une master class...

- Oublie.

- Tu sais à quel point ils aimeraient faire du théâtre avec toi, Lusvardi ! Chaque semaine, ils viennent te voir pour que tu t'intéresses un tant soit peu à eux ! continua la journaliste, de plus en plus énervée. Et qu'est-ce que tu perds au fond ? Tu détestes le théâtre ? Ou tu as juste peur de te remettre dedans ?

 

Jamais Xavier ne s'était senti aussi sali de la sorte. Hélène venait de toucher une corde sensible, et il préféra ne pas lui donner satisfaction en lui répondant.

 

- Alors ?! s'impatienta la jeune femme.

- Je verrai.

 

Sur cette dernière phrase, Xavier lui tourna le dos et pénétra dans l'amphithéâtre en la laissant seule à l'extérieur. Hélène resta trente secondes pensive, avant de suivre ses pas, un sourire machiavélique collé aux lèvres.

 

 

POTINS MAGAZINE

 

TOUT, TOUT, TOUT SUR... TOUT !

 

Ludivine Maël : une graine de grande !

 

 

Prête-moi ton pull nous avait marqué... Et pour cause ! La grande enfant que l'on avait vu garçon manqué dans Une mesure ou deux, et mystérieuse et attirante à souhait dans Charbon Rouge, nous avait sauté aux yeux dans une sulfureuse intrigue aux côtés de Gaspard Ulliel ! Rien n'arrête Ludivine Maël ; cette passionnée mange de tout ! Ce mercredi voit sortir dans les salles Chausson-Chaussette, un film drôle et frais, dans lequel Ludivine n'apparaitra pas cette fois en petite tenue ! Alors que Les Berceuses résonnantes n'est pas encore sorti au cinéma, et dans lequel Ludivine joue encore la carte de la polyvalence, nous ne pouvons que saluer le beau parcours de l'actrice qui a avoué vouloir prendre des vacances et réfléchir à un retour sur les planches de théâtre.

 

 

Xavier pensait souvent à ses amis d'avant. Les seuls contacts qu'ils avaient gardés se résumaient aux anniversaires, au nouvel an, à Noël, et aux résultats des examens. Soit une moyenne de quatre coups de fil par an et par personne. Ludivine avait essayé d'inviter toute la Section A chez elle pour une soirée entre amis, mais jamais échec n'avait été aussi démoralisant : seuls Benjamin, Pierrick, Aline, Léonard, Claire et Tristan avaient pu venir. Les autres avaient été obligés de se désister : Grégoire réalisait son premier court-métrage, Emma terminait une tournée avec la troupe de sa comédie musicale, Mathilde se trouvait quelque part en Bretagne pour se métamorphoser en véritable Fran Dresher au théâtre, et Simon était parti en Allemagne.

 

Xavier avait alors insisté pour inviter ses autres amis, Bayan, Shin, Bastien et Andrew, mais la rencontre entre comédiens et polytechniciens n'avait pas réellement abouti. Ce fut même plus une collision qu'une rencontre.

 

Pierrick n'avait discerné aucun humour chez les amis de Xavier, et ces derniers avaient trouvé les comédiens « un peu trop » décalés. Les uns et les autres s'étaient chamaillés pour le choix d'un jeu de société : les polytechniciens avaient désiré mettre la raclée aux comédiens dans une partie de Trivial Poursuit, et les comédiens, trouvant que ce n'était pas équitable, avaient tempêté pour prouver qu'ils étaient compétitifs dans un jeu de l'oie.

 

La soirée avait donc été un véritable fiasco sauf pour Claire et Bastien qui s'étaient apparemment bien entendus. Ils avaient été les deux seuls à regarder les autres se chamailler tout en pariant sur celui ou celle qui aurait le dernier mot. Bref, après cela, Xavier n'avait plus renouvelé l'expérience, et préférait désormais inviter ses amis séparément.

 

Ceci dit, malgré l'absence de la Section A dans l'entourage de Xavier, Bastien et sa bande constituaient un formidable soutien et arrivaient souvent à sortir l'ex-comédien de ses moments de déprime. Il n'y avait pas un jour où ils faisaient rire leur camarade, même si Pierrick trouvait cet humour-là peu valide.

 

- Ah non ! Merde, merde et remerde ! Ce con de chef cuisinier m'a refilé du porc ! Du porc ! Il le sait, en plus, que je ne tolère pas une tranche de porc dans mon assiette ! Je suis musulman, bordel, ça ne se voit pas ?!

- Bayan, à l'avenir, tu seras gentil d'éviter de parler religion à table. Je suis allergique, remarqua nonchalamment Xavier. Et puis tiens, si tu le veux pas, ton porc...moi, je le mange.

 

Le polytechnicien joignit le geste à la parole, et piqua dans l'assiette de Bayan pour lui dérober sa tranche de porc.

 

- Je le mange mon enfant. Et je le trouve succulent, continua Xavier, à qui Ondine revenait en tête.

- Hey ! J'en veux, moi aussi ! protesta Bastien, en tendant précipitamment son assiette.

 

L'ambiance était joyeuse chez Magnan. Tandis que Bayan observait d'un air dégoûté Xavier et Bastien se disputer la tranche de porc, Louise, Christelle et Naomi, qui partageaient leur table, n'en revenaient pas devant un tel appétit. Et pour cause : Bastien et Xavier comptabilisaient chacun quatre tranches de porc et demi, deux petits pains, trois quiches lorraines, et ils étaient encore loin d'avoir rassasié leur estomac.

 

- Je ne veux pas le croire... C'est du fantastique ! ne put s'empêcher de lâcher Christelle, blasée, assise à côté de Bastien.

- N'importe quoi, riposta son voisin, vexé.

- Naomi ! Ta quiche lorraine contre mon gâteau au fromage ! s'exclama Xavier, qui venait à peine de finir sa moitié de porc.

- T'aimes pas les gâteaux au fromage ? s'étonna la jeune femme à côté de lui.

- Ça ne m'emballe pas vraiment... Par contre, ta quiche lorraine...

 

De son côté, la moutarde montait lentement mais sûrement au nez de Bayan, qui n'avait justement qu'une part de quiche lorraine dans l'estomac (et encore, il avait longuement bataillé pour que Xavier et Bastien ne s'en emparassent pas !).

 

- C'est bien beau, les gars hein... Mais qu'est-ce que je mange, moi ?

- C'est simple, expliqua Xavier en ne faisant qu'une bouchée de la quiche lorraine de Naomi. Tu vas voir le chef, tu lui dis que tu as l'intention d'être nommé Ministre dans quelques années, et que tu risques de le noyer sous les impôts s'il ne te refile pas immédiatement du poulet.

- Beaucoup de poulets, crut bon d'ajouter Bastien, avant que Bayan ne se levât, obéissant.

 

Xavier hocha frénétiquement la tête, tout sourire, alors que Shin et Andrew pouffaient de rire.

 

- Vous n'êtes pas sympas...

- Hey ! Comment ça, « pas sympas » ? Andrew ! Il va nous ramener beaucoup de poulets ! Ça vaut toutes les sympathies du monde !

 

En effet, trois minutes plus tard, Bayan revenait fièrement avec une assiette flambante neuve, contenant trois belles cuisses de poulet fermier et un léger accompagnement.

 

- Bayan ! Mon ami ! s'exclama Xavier, un sourire innocent sur le visage.

 

À peine le Libanais posa son assiette devant lui, que Xavier et Bastien brandirent leur fourchette et piquèrent chacun dans une cuisse de poulet. Avant même qu'il ne s'en rendît compte, Bayan n'avait plus qu'un morceau de viande pour son repas.

 

- Vous êtes dégueulasses ! s'écria Louise qui, néanmoins, rigolait avec Christelle, Naomi, Shin et Andrew.

- Nous sommes affamés, nuance, nota Bastien.

- Bande de salauds ! Ah, vous faites bien la paire tous les deux ! s'énerva Bayan, en les foudroyant du regard.

- Hum...ça me rappelle quand j'habitais encore chez ma mère...fit Xavier, pensif.

 

Ses amis le scrutèrent, légèrement déconcertés. Ils avaient beau s'entendre merveilleusement bien avec lui, ils ne le connaissaient pas pour autant. Xavier avait toujours l'habitude de rester très discret sur sa vie.

 

- Qu'est-ce qu'elle a pu dépenser comme fric dans la bouffe ! continua l'ex-comédien, le regard lointain, perdu sur la peau du poulet qu'il essayait de retirer. Ado, je dévorais tout sur mon passage. La durée moyenne de vie d'un rôti était d'un repas. Ma mère et ma sœur prenaient le quart, et je raflais le trois-quarts restant.

- Putain...tu devais revenir cher toi, ironisa Bastien.

- Ouais. Tellement cher que j'essayais de me priver un peu... Mais ma mère voulait que je mange à ma faim. Tant pis pour la coupure d'électricité. C'est seulement maintenant, depuis que j'achète ma bouffe en fait, que je me rends compte du fric qu'elle a passé dans mon estomac. Et entre la gourmandise de Ludivine et mon appétit, je peux vous dire qu'à nous deux, on fait exploser les caisses enregistreuses !

 

Les amis de Xavier sourirent, mi-gênés mi-amusés. Ils n'étaient pas sans savoir que Ludivine était une sacrée gourmande, puisqu'elle ramenait à chaque fois qu'elle venait quelque chose de très bon à grignoter pour le jeune homme et ses amis (et un peu pour elle aussi).

 

- Donc Bayan, quand tu seras Ministre...continua l'ex-comédien, n'oublies pas de réformer le système de la Sécu ! Et pitié...trouve un moyen d'arrêter de donner du fric à ceux qui travaillent pas, et d'en donner à ceux qui travaillent mais qui gagnent quatre sous !

- Je ne discute pas politique à table, ironisa l'intéressé.

 

Au même moment, une voix stridente éclata dans le restaurant scolaire. Une voix qui, malheureusement pour Xavier, n'appartenait qu'à la seule et unique personne qu'il ne désirait pas voir.

 

- Lusvardi !

- Ah ? Quelle est cette douce mélopée ? demanda Xavier d'un ton théâtral.

 

Un bras glissa autour de son cou, et un menton vint se poser sur son épaule. Lunettes sur le nez, coiffée de son éternelle tresse autoritaire, Hélène rapprocha sa bouche de son oreille et lui chuchota quelques mots qui ne passèrent pourtant pas inaperçus.

 

- Tu n'aurais pas oublié quelque chose, Lusvardi ?

- Pas que je sache. Ah si, j'ai oublié de prendre du fromage. Et merde. Andrew, file-moi ton camembert s'il te plait. Évitons le gaspillage.

- Le binet Théâtre ! hurla soudainement Hélène.

 

Xavier lâcha aussitôt le camembert de son ami britannique et plaqua la main sur son oreille.

 

- Putain Hélène... Tu m'as rendu sourd ! Qu'est-ce qui te prend, bordel ? Qu'est-ce qu'il t'a fait, mon tympan, pour mériter ça, hein ?!

- Ne m'avais-tu pas promis quelque chose, Lusvardi ?

- Euh... Non... Pas que je me souvienne.

- Si, si, rappelle-toi. Ta participation au binet Théâtre ou un rendez-vous romantique dans ta casert. Ça ne te dit vraiment rien ?

- Ah oui, c'est vrai... Bon, rassure-toi, je vais aller au binet...après manger.

- Non ! hurla Hélène, et tous les polytechniciens sursautèrent, le front en sueur. Tu as déjà dix minutes de retard ! Allez, zou !

 

Et à la journaliste de tirer l'ex-comédien loin de son plateau.

 

- Hey ! Attends ! Ma tarte Tatin ! Mon fromage ! Mon dessert ! Merde ! Merde ! Hélène ! On ne plaisante avec la nourriture, putain !

 

Mais Hélène avait une poignée de fer, et c'est le cœur brisé que Xavier, tout en se laissant entraîner, vit ses amis se jeter sur son plateau devenu « libre-service ». Bastien et Louise se disputaient la tarte Tatin, Bayan avait récupéré sa cuisse de poulet entamée, Christelle le camembert, Shin le dernier morceau de pain, et Andrew les restes de l'accompagnement (pâtes au beurre). Sa dernière vision fut celle de Naomi lui adressant un adieu de la main, un sourire béat collé au visage.

 

- Qu'est-ce que tu peux être chiante ! pesta Xavier, alors qu'ils traversaient la cour Ferrié dans la nuit pour se rendre jusqu'au bâtiment où se déroulaient les « activités libres » des élèves.

- Une promesse est une promesse.

- Je peux très bien aller au binet sans toi !

- Non. Justement. Si je ne viens pas, je n'aurais jamais la preuve que tu y sois bien allé.

 

Hélène poussa une lourde porte et ils pénétrèrent dans un long couloir silencieux. Ici régnait la Kès. Lorsqu'il avait entendu ce terme pour la première fois, Pierrick avait sorti un jeu de mots « mais Kès que c'est ?! » qui résumait plutôt bien la question qu'il se posait. La Kès, ou bureau des élèves, gérait les nombreuses activités et soirées du campus, ainsi que les binets. Xavier avait expliqué mille fois à Ludivine que, dans le temps, la Kès avait servi d'abord de « caisse », où les gérants récoltaient des dons pour aider les polytechniciens qui n'avaient que très peu de moyens financiers. Ceci dit, Ludivine n'avait jamais réussi à mémoriser cela, et posait toujours la question de l'existence de la Kès.

 

De toute façon, la comédienne ne retenait jamais rien de l'École Polytechnique ; la Kès ne faisait donc pas exception à la règle, pas plus que le Point Gamma, qui n'était juste que la soirée étudiante la plus grande de la région parisienne.

 

Tout en pensant à Ludivine, Xavier se dirigeait vers le local réservé au binet Théâtre. À côté de lui, Hélène souriait. Ils s'arrêtèrent devant une porte que les comédiens de l'X avaient décoré avec des guirlandes en papier crépon, et la journaliste toqua à la porte. C'est une superbe comédienne, Solène, qui vint leur ouvrir.

 

- Xavier ! s'écria-t-elle, les yeux brillant d'admiration. Enfin te voilà ! On t'attendait !

 

Xavier vit une vingtaine de comédiens se ruer sur lui, lui prendre la main, lui faire la bise, l'entraîner plus loin dans la petite salle et lui parler sans s'arrêter. Il était incapable de dire quoique ce soit, d'entendre leurs paroles enthousiastes, de les voir reprendre une réplique de Matris. Il était d'autant plus déboussolé que Hélène l'avait laissé tomber en allant s'assoir au fond de la pièce pour observer la scène avec une mine satisfaite.

 

- Tu viens jouer avec nous, Xavier ?!

- Oh oui, Xavier ! Joue avec nous !

- Apprends-nous ! J'ai du mal avec la respiration !

- Tu vas nous improviser un truc ?

- S'il te plait, Xavier !

- Euh...bafouilla le jeune homme, en se grattant la nuque. Non, mais en fait... Je vais aller m'asseoir avec Hélène... Faites comme si je n'étais pas là, hein... Je ne viens que pour... Enfin, à titre indicatif, quoi... Mais jouez, jouez... Moi, je...je vais vous regarder.

 

Il réussit à se détacher du groupe et s'empressa de rejoindre Hélène, qui ne se retint pas de le fusiller du regard.

 

- Lusvardi, tu crains, fit-elle à voix basse, tandis que les comédiens se remettaient au travail.

- Je t'emmerde.

- J'en étais sûre...tu as peur.

- Va te faire foutre, je te dis.

 

Toute la soirée, il assista donc au travail des comédiens. Le lendemain et les jours suivants, il revint, toujours forcé par Hélène, et continua d'observer les élèves. Et puis, un soir, il eut une réaction.

 

- Arrête ça ! s'écria Xavier à l'attention de Solène.

 

Tous les comédiens se tournèrent vers lui, largement surpris. C'était sa première intervention depuis qu'il venait régulièrement les voir, et comme il s'effaçait, ils avaient presque oublié sa présence parmi eux.

 

- Attends, attends...continua-t-il en s'approchant de la troupe. Ta diction n'est pas bonne. On va reprendre, d'accord ? Répète après moi... Alors, attends, que je m'en souvienne... Ah oui ! Bonjour madame Sans Souci, combien sont ces six cent six saucissons-ci ? Ces six cent six saucissons-ci sont six sous. Six sous, ces six cent six saucissons-ci ! Si ces six cent six saucissons-ci sont six sous, ces six cent six saucissons-ci sont trop chers.

- Bonjour madame Sans Souci, répéta Solène avec entrain, combien sont ces six cent six sauci...argh !

 

Très vite, chaque soir, Xavier entraîna les comédiens aux virelangues, et le coin théâtre se transforma alors en master class. L'ex-comédien avait même apporté son vieux cahier de diction, une véritable mine d'or d'expressions plus ou moins futiles que Benjamin avait toujours collectionnées.

 

- Le chat de Natacha s'échappa et ça fâcha Sacha ; Sacha chacha...argh ! Xavier, tu fais vraiment chier ! s'exclamait Romuald avant d'éclater de rire.

- Mais d'où tu sors ça Xavier ? La cocotte Kiki dit à son amant Coco concasseur de cacao, je voudrais un caraco kaki avec un col en caracu, ce coquin de marquis conquis par les quinquets coquets de la cocotte Kiki acquis un caraco kaki avec un col en caracu. Quand l'amant Coco vit la coquette cocotte Kiki avec un caraco kaki et un col en caracu, il en conclut qu'il était cocu.

- Et bien, moi, j'y arrive ! annonçait Hélène, triomphante, une caméra numérique à la main. Le dalaï lama a la dalle à Lima et casse la dalle à Dallas. Du Lima au Mali et du Mali au Lima il lit mal, le dalaï lama. La lame de la lime limant l'aimant qui le lie à la lie de l'ami de Lima qui l'aima qui l'eut dit : c'est dali en lama l'ami du dalaï lama de l'Himalaya.

 

Et à Xavier d'observer avec un sourire discret l'un et l'autre se démener pour parvenir à prononcer ces drôles de phrases le mieux possible. Durant toute l'année, il garda le silence sur son activité extrascolaire, et alla même jusqu'à mentir à Ludivine, Aline et Pierrick pour leur cacher la vérité. Ils auraient probablement sauté au plafond à l'idée que Xavier avait repris le théâtre, alors qu'en réalité, il n'était rien de tout ça. Pour se persuader lui-même que le théâtre était bel et bien fini, le polytechnicien avait refusé de jouer dans la pièce de théâtre du binet. Hélène n'avait pas été ravie d'apprendre la nouvelle mais, curieusement, elle ne vint pas sermonner Xavier, et celui-ci flaira un mauvais coup.

 

 

Le mauvais coup qu'il soupçonnait tant éclata au début de la troisième année de Xavier à l'École Polytechnique. C'était un jeudi. Et le jeudi, Xavier n'était jamais de bonne humeur. Ses amis, en revanche, attendaient ce jour avec impatience car le jeune homme était à fleur de peau et il était très facile de l'embêter.

 

- T'es tellement drôle le jeudi, Xavier... T'as toujours une gueule de fromage fondu, raconta Bastien, alors que la bande s'était retrouvée à la bibliothèque centrale de l'École pour travailler.

 

Travailler...un bien grand mot. Bastien observait malicieusement les jeunes filles plongées dans les vieilles archives de l'École. Bayan feuilletait des magazines de motos. Andrew consultait des vieilles photographies de défilés. Shin lisait avec sérieux un roman francophone pour perfectionner son français.

 

- Ah oui ! C'était l'année où ils ont tous défilé avec des lunettes de soleil ! Et là, l'année où ils avaient fait tomber des trucs par terre pour ralentir les Saint-Cyriens de derrière ! Mortel, j'aurais trop aimé être là ! s'exclama Andrew, seul à s'extasier devant les photos.

- Hey, la Vache qui rit, qu'est-ce que tu lis ?! demanda Bastien en reportant son attention sur Xavier.

- Laisse tomber, Robocop, répliqua Bayan, le fromage fondu est sur un petit nuage !

 

En effet, sourd comme un pot, Xavier ne bougea pas d'un pouce, son menton toujours soutenu par la paume de sa main. Son coude appuyé depuis une heure sur la table, il lisait avec beaucoup d'intérêt un magazine féminin. Bayan et Bastien penchèrent la tête sur le côté simultanément, comme s'ils venaient d'être décapités, pour lire le titre de la revue. Madame Figaro. Ils éclatèrent aussitôt de rire, s'attirant par la même occasion les regards courroucés des bibliothécaires.

 

- Ils ont enfin publié les photos de la femme de ta vie ?!

- Est-ce que c'est comme la dernière fois, où ils lui avaient donné un superbe décolleté à porter ?

 

L'ex-comédien ne répondit encore pas, le regard perdu sur le papier glace. Il était loin, en ce moment, Xavier, il était très loin. Il était plongé dans le monde de Madame Figaro, côté « People », en perpétuelle admiration devant une Ludivine en Miu Miu qui posait sérieusement pour le photographe.

 

Non, décidément, Xavier haïssait le jeudi. Parce que Ludivine lui manquait trop. Le lundi, tout allait bien pourtant. Il avait fait le plein d'énergie pendant le week-end, et le plein de Ludivine aussi. Le mardi, ça passait encore ; il savait garder toute sa concentration. Le mercredi, la tendance changeait un peu. Un manque commençait à se faire ressentir, et son temps de communication au téléphone avec la petite blonde se multipliait par deux.

 

Mais le pire...c'était le jeudi, quand il était conscient qu'il allait la revoir le lendemain soir, et que le temps s'écoulait lentement, comme si les horloges ne désiraient pas accélérer leurs retrouvailles. Alors, Xavier était déprimé, enfermé dans un silence qui faisait rire ses amis. Il n'écoutait plus en classe, et n'attendait plus que les appels de Ludivine.

 

Enfin, le vendredi, c'était génial. Se languissant de la revoir, il se donnait à fond pendant les cours, et le soir, il était le premier à quitter Polytechnique et à rentrer chez lui pour retrouver Ludivine. La semaine était alors bouclée par un week-end câlin, agrémentée par quelques devoirs de maths ou de mécanique à rendre.

 

Heureusement, Ludivine venait lui rendre visite autant de fois qu'elle le pouvait, dès que son agenda le lui permettait et si elle ne s'était pas endormie sur le canapé avant.

 

- Bon les gars, j'en ai marre de bosser...grogna Bayan, en refermant son magazine de motos.

- Comme si tu te tuais à la tâche...ironisa Andrew.

 

D'un commun accord, du moins sans celui de Xavier, ils décidèrent d'aller faire un tour au BôBar pour s'offrir un café soi-disant mérité. Ils secouèrent l'ex-comédien, l'obligèrent à lâcher Madame Figaro, et le traînèrent à l'extérieur.

 

- Vous pouvez pas me laisser tranquille à la fin ?! pesta le jeune homme sur le chemin. Le jour où t'es venu me causer Bastien, j'aurais mieux fait d'aller embrasser Hélène !

- Réviser ma physique, j'en suis capable ! Mais vous n'aurez pas...ma liberté de glander ! chantonna Bastien, pour toute réponse.

 

Le BôBar était rempli à ras bord d'élèves, si bien qu'il n'y avait pas assez de chaises libres pour s'asseoir. Parmi eux, Hélène sirotait un cappuccino, un sourire mystérieux collé au visage. Tous les polytechniciens avaient les yeux rivés sur la télévision du bar, qui diffusait justement le Journal Télévisé de l'X.

 

Xavier et ses amis levèrent la tête pour jeter un œil sur l'émission, et le cœur de l'ex-comédien manqua un battement.

 

- Je t'étonne ?

 

C'est la voix télévisée de Ludivine qui le fit revenir à la réalité. Ludivine, 18 ans, les cernes aux yeux, la bouche sèche, ses cheveux se collant à ses lèvres à cause du vent qui les éparpillait dans l'air. Elle marchait vite, emmitouflée dans sa veste. Derrière elle, Xavier l'imitait.

 

- Un peu.

- Et ben t'as pas fini.

 

Le Xavier en chair et en os tourna la tête de tous les côtés pour chercher une issue à cet abattoir, mais avec le monde que renfermait le bar, il était impossible de prendre la fuite sans marcher sur le pied de quelqu'un et se faire remarquer.

 

- Ah mais je reconnais ! C'est Charbon Rouge ! Je l'ai vu trois fois ! T'as vu ça, Louise ?! s'exclama Vianney, un jeune cinéphile qui harcelait Louise pour augmenter ses chances de sortir avec sa cousine.

- C'est le DVD que j'avais filé à Hélène, putain ! s'ébahit Bastien. Je l'avais oublié celui-là !

 

Le regard de Xavier coula vers Hélène, qui continuait à boire sa consommation, les yeux fermés avec délice. Au même moment, Charbon Rouge laissa place à Matris, film où le jeune homme avait été remarqué pour sa belle prestation. Assis dans l'angle d'une pièce plongée dans l'obscurité, Xavier se taillait les veines sans retenir des sanglots de douleur.

 

La séquence sauta encore, et cette fois-ci, Xavier Lusvardi était assis sur son lit, dans sa casert, et déclarait à Hélène (à qui il avait fini par donner sa confiance - à regret) :

 

- C'est Gena Rowlands qui a un jour donné une Leçon d'acteur au Festival de Cannes. Elle a dit que nous, les acteurs, nous n'avons pas besoin de mourir pour nous réincarner. Nous le faisons dans la vie plus souvent qu'à notre tour. Nous avons des milliers de personnages au fond de nous.

 

Il se prit le visage dans les mains et se massa quelques instants les tempes. Tout le monde au BôBar était suspendu à ses lèvres.

 

- Je crois qu'elle a raison. On nous considère souvent comme des fous...mais les fous et les acteurs sont les seuls qui peuvent donner vie à tous ces personnages. La vie, le corps et l'expression. Et on ne se fera jamais gueuler dessus pour ça. C'est notre raison d'être.

 

Tout s'enchainait. Le décor ne cessait plus de changer : Xavier en train de donner des cours de diction au binet Théâtre, Xavier montant les marches du Palais des Festivals de Cannes, Xavier se faisant interroger par la journaliste qui l'avait forcé à monter sur un yacht...

 

Xavier avait la tête qui tournait. Hélène sirotait toujours son cappuccino, impassible. À ce moment, il aurait pu l'étrangler, mais il n'en fit rien, impuissant devant la télévision.

 

Le reportage montrait maintenant des extraits de making-off, où Xavier dansait avec Ludivine sur l'air de Stayin' Alive.

 

- Ah, ah, ah, ah ! Stayin' aliiii-iiii-iiii-iiii-iiii-ve ! chantait Ludivine en pointant du doigt le ciel, avant de tourner sur elle-même comme une professionnelle du disco.

- Mais comment tu fais ?! s'exclamait-il, en essayant d'imiter la petite blonde.

 

Dans un coin, Yvan Forestier, accompagné de son équipe, pleurait de rire. Puis, sans prévenir, la caméra retourna à Polytechnique, lors d'une Nuit du Styx. Xavier, qui tenait fermement Naomi et Typhaine par la taille, sautait à pieds joints avec elles.

 

- Lalilala lalala, lalilala lalalalala ! Hey ! beuglait-il avec tous les élèves présents dans le Grand Hall.

 

Et puis il se retrouva en Grand Uniforme, à serrer la main du Ministre de la Culture, et à prononcer un discours tout à l'honneur du patrimoine culturel sur la grande estrade de l'amphithéâtre Poincaré.

 

- La culture, c'est bien plus que ce que l'on imagine. La culture - notre culture - est si vaste qu'elle est presque sans frontières. Pour Napoléon, le digne fondateur de notre École, il s'agissait d'une valeur, d'un atout, d'une richesse. La culture, c'est d'abord l'apprentissage, le savoir, la connaissance. Ce premier aspect, nous le connaissons fort bien, puisque nous sommes ici, à l'École Polytechnique. Mais est-ce que la culture s'arrête ici ? Non, la culture ne s'arrête pas à notre connaissance. La culture va bien au-delà. La culture, c'est aussi l'architecture, les musées, les parcs, les jardins, l'archéologie. La culture, c'est aussi la littérature, la musique, l'art, la peinture, la danse, le théâtre, l'opéra et le cinéma. Et je vais peut-être m'attarder sur cet aspect-là car nous, ici, nous avons tendance à trop nous focaliser sur la culture et la technique, la culture en entreprise, la culture et la mondialisation, et la culture comme savoir et connaissance. Mais qu'en est-il vraiment de l'autre aspect de la culture ?

 

La voix d'Hélène commentait la fierté de l'École d'avoir un élève aussi remarquable, mais Xavier n'entendait plus rien. Sauf à la fin du reportage, où il s'adressait à un public qui méritait le plus grand respect. Le César du Meilleur espoir masculin de l'année, l'année de son entrée à l'X, il bredouillait, plus ému que jamais :

 

- Merci surtout à toi, Benji.

 

C'était la goutte qui fit déborder le vase. Il tourna le dos à la télévision et chercha la sortie, bousculant tout le monde sur son passage. Hélène sembla enfin réagir et se lança à sa poursuite. Elle le trouva à l'extérieur, fatigué, en sueur, et enragé. En plus, c'était jeudi.

 

- Ça t'a rappelé des souvenirs ? demanda Hélène, mielleuse.

- Qu'est-ce que tu veux à la fin, merde ?!! rugit Xavier, en se tournant brusquement vers elle.

 

Il lui fallut une demi-heure pour se calmer ; une demi-heure à tourner en rond, à s'arracher les cheveux, à proférer milles insultes contre lui-même, et à donner des coups de pied au mur. Hélène avait assisté à son coup de folie en silence. Bastien, Bayan, Shin et Andrew les avait rejoints, et avaient longuement sermonné la journaliste. Hélène avait riposté par une question destinée à Xavier.

 

- Et toi, Lusvardi, qu'est-ce que tu veux ?

 

 

- Hey Lulu, toi qui parle couramment l'anglais, tu ne saurais pas comment on dit...oups ! Milles excuses Madame, je repasserai plus tard.

 

Xavier avait déboulé dans la salle de bain sans prévenir, son devoir d'économie sous le bras, et ne s'était pas attendu à ce que Ludivine soit couchée dans la baignoire, les yeux rivés sur le plafond.

 

- Tu peux rester, fit la petite blonde d'une voix maussade. Je suis en train de mourir, de toute façon.

- Charmant, ironisa le polytechnicien en s'asseyant sur le rebord de la baignoire. Et bien alors, Lulu, tu nous fais une petite faiblesse ? Qu'est-ce qui se passe pour que tu décides de te suicider dans ton bain ? Tu n'as même pas de rasoir.

- Je veux mourir d'une manière douce. Je ne quitte plus cette baignoire jusqu'à que je meure. Ça fait déjà deux heures que je suis là et, normalement, dans un mois, je devrais être morte de faim... Si je ne suis pas morte de soif avant.

 

Xavier éclata de rire devant l'air tragique de la comédienne, et ouvrit le robinet d'eau chaude pour réchauffer un peu sa petite-amie qui baignait dans une eau glacée. Il savait qu'elle n'était pas sérieuse...mais que les raisons qui la poussaient à agir l'étaient bien, elles.

 

- Raconte tout à ton amoureux adoré, taquina Xavier.

- J'en ai marre. Ils me foutent une de ces pressions. Dommage qu'il n'existe pas un syndicat pour les comédiens...

- Tu plaisantes ! Il y en a en pagaille !

- Vrai ? demanda Ludivine, émerveillée.

- Puisque je te le dis.

- Génial ! Actrice en grève !

 

Elle joua un instant avec une grenouille en caoutchouc, et laissa tomber l'objet dans l'eau, démoralisée.

 

- Je veux des vacances.

- Moi aussi, si tu savais, soupira Xavier.

 

Ludivine écarquilla les yeux et découvrit pour la première fois depuis le début du week-end le visage défait du jeune homme. Elle s'assit dans la baignoire et prit le visage de Xavier entre ses mains mouillées.

 

- Tu fais peur avec cette tête.

- Je suis fatigué, expliqua l'ex-comédien. Moi aussi, on me pousse à bout.

 

Il évita d'évoquer Hélène et son reportage piégeur. Néanmoins, Ludivine hocha la tête, compréhensive.

 

- Xavier, il faut qu'on parte en vacances. À Bora-Bora.

- Pas à Bora-Bora. Je te rappelle qu'on n'est pas milliardaires.

- La Réunion, l'Île Maurice...continua la petite blonde, avec des yeux de cocker.

- Ça, ça rentre déjà plus dans nos moyens.

- Quand est-ce qu'on part ?! demanda Ludivine, comme si Xavier venait de donner une confirmation de voyage pour l'Île Maurice. Cet été ! Cet été ! Cet été !

- Pas cet été, contredit le jeune homme. Je travaille, cet été.

- Génial...ironisa l'intéressée, en se rallongeant dans la baignoire, déprimée. T'as signé où ?

- Chez Danone.

- Danone... Danone... Ça me dit quelque chose ça...

 

Xavier éclata de rire, tandis que Ludivine cherchait dans un recoin de sa mémoire à quoi pouvait être identifié Danone.

 

- Ah, mais c'est pas eux qui fabriquent les bons yaourts et les bons biscuits ?

- Si, si, c'est eux.

 

Le visage de la comédienne s'éclaira, le voyage à l'Île Maurice s'étant déjà envolé de sa mémoire.

 

- Tu pourras me ramener des échantillons ?!

- Je croyais que tu devais te suicider...ironisa Xavier.

- Ah oui, c'est vrai...se rappela Ludivine, déçue. C'est pas grave ; j'en mangerai dans une vie ultérieure.

 

Les jambes engourdies, Xavier se releva sans accorder la moindre attention à son devoir d'économie qui venait de tomber dans un bruit sourd.

 

- Bon, j'ai repéré un nouveau salon de thé à cinq minutes d'ici... Je t'invite ?

- Je suis en train de mourir, désolée. Je ne peux pas accéder à ta requête, répondit la comédienne sur un ton professionnel.

- Vraiment ? J'ai vu en vitrine des palmiers énormes et des éclairs au chocolat gros comme ça !

 

Ludivine se mordit la lèvre inférieure d'un air coupable. Rater une occasion de tester ce nouveau salon de thé serait un crime de lèse-majesté. L'ex-comédien appréhenda sa réaction et saisit le peignoir de bain suspendu à la porte.

 

- Tant pis, je me tuerai demain, décida la jeune femme en sortant à toute vitesse de la baignoire.

- Demain, tu travailles Ludivine.

- Et ben tant pis ! Actrice en grève !

 

 

- Et bien alors, Mademoiselle Aline, pourquoi tu fais cette tête ?

- Tu le sais très bien Léonard. Tu sais aussi très bien que je tiens à peine en équilibre sur mon scooter...alors sur des rollers ! T'es vraiment con ! Pire que ça même, tu es insouciant ! Je vais me casser la gueule par ta faute !

 

Léo lui sourit de toutes ses dents et se positionna face à elle, les bras tendus vers l'avant pour l'empêcher de tomber. Aline eut beau gesticuler des bras dans tous les sens pour maintenir son équilibre, elle fut absolument incapable d'éviter une chute certaine dans ceux de Léo.

 

- Putain, t'es vraiment con ! ne put s'empêcher de siffler la jeune femme, tandis qu'il l'aidait à se remettre droite sur ses rollers.

- Je te rappelle que tu as accepté de venir te balader avec moi en rollers pour ne pas me décevoir.

- Faux ! Ce n'était pas pour te faire plaisir ! C'était juste pour essayer !

- Alors pourquoi tu reportes la faute sur moi ?

- Mais...parce que !

- Tsss... Incroyable, la fille !

 

Comme Aline en avait visiblement assez de trébucher sans cesse, ils décidèrent de faire une pause dans leur promenade au bord de la Seine. Dans un dernier effort, la comédienne parvint jusqu'au premier banc venu, et se prit le pied dans une racine d'arbre au même moment où elle s'y asseyait.

 

- Fais-moi penser à rompre demain, lança-t-elle d'une voix morne, une fois remise de ses émotions.

- Pourquoi demain ?

- Parce que j'ai envie d'aller chez toi ce soir. Donc je te largue demain.

- Je ne compte plus le nombre de fois où tu as voulu me larguer. Mais bon...puisque tu insistes ! s'exclama Léo en glissant un bras autour de ses épaules.

 

Frustrée, Aline ne répondit pas. Néanmoins, deux minutes plus tard, ils s'embrassaient un peu. Puis beaucoup. Jusqu'à ce qu'un bateau-mouche passât devant eux et que les sifflements des touristes se fissent entendre.

 

- On n'aura jamais un peu d'intimité dans cette ville ! s'énerva aussitôt Aline, dont l'idée de rompre avec Léonard lui revenait à nouveau en tête.

- Et je suppose que c'est encore de ma faute ?

 

Elle ne put répondre, car son téléphone venait de vibrer au fond de sa poche. Oubliant Léonard, elle le sortit et le manipula.

 

- Texto, annonça la comédienne.

- De ?

- Xavier. Qui me dit très précisément : « Il m'emmerde, ce Président ». Note que nous avons là un futur ingénieur qui parle.

- Wouah ! fit Léonard, en éclatant de rire. Quel sérieux, dis donc, à Polytechnique !

- T'as vu ça un peu ? ironisa Aline.

 

De ses yeux ambrés, Léo la vit triturer nerveusement ses doigts. Aline, sourcils froncés, fixait un point invisible sur l'eau sombre de la Seine.

 

- Qu'est-ce que tu veux que je te dise, moi ? marmonna-t-elle à voix basse. Il récolte ce qu'il a semé.

 

Léonard ne répondit rien, mais lui prêtait une oreille attentive. La jeune femme soupira bruyamment, tout en tapant ses rollers l'un comme l'autre.

 

- Si on t'enfermait, toi, Léo, dans une salle de classe, huit heures par jour, et ce, pendant quatre ans...comment tu réagirais ? Comment tu réagirais si on t'enfermait là où il est, dans cette école de tarés, où ils te foutent une pression monstre et où ils ne tolèrent pas l'indiscipline ?

- Moi ? s'écria le comédien, choqué. Je deviendrais dingue !

 

Elle hocha la tête, convaincue.

 

- Déjà qu'il est nerveux de nature... Il ne lui reste qu'un an et demi à faire, mais un de ces quatre, il va craquer, Léo.

- Tu crois vraiment ? Il a l'air de s'accrocher pourtant.

- C'est pas sa cervelle que je remets en cause. C'est juste que c'est un comédien. Et on n'envoie pas un comédien s'emmerder à écouter des Présidents parler à longueur de journée. C'est une question de principe. Et en plus...tu sais Xavier, quand on l'enferme dans une salle de classe, c'est plus fort que lui : il ne peut jamais s'empêcher de se faire remarquer !

 

 

- Tu sais Xavier, plaisanta Bayan à voix basse, c'est important pour nous de se reproduire... Deux gênes de l'intelligence en valent mieux qu'une. Pourquoi tu ne procrées pas avec une fille d'ici ?

 

Les yeux fixés au tableau, Xavier tapota nerveusement son cahier avec le bout de son stylo. Il préféra ne pas répondre. Bayan n'avait-il donc rien de mieux à faire que de le distraire en plein milieu d'une petite classe de mécanique ?

 

- Pas faux, chuchota Bastien, installé à sa gauche. Il faut assurer une descendance à notre École !

- Foutez-moi la paix.

- Que penses-tu de Christelle ? proposa alors Bayan.

- T'es dingue ! ne put s'empêcher de lâcher l'ex-comédien, choqué. Tu souhaites vraiment que son mec me bute ?!

- Et Naomi ? essaya Bastien.

- Ah non ! répliqua Xavier, d'un ton catégorique. Pas Naomi. Elle me boufferait dans mon sommeil, cette lionne.

- Et Sarah ?

- Déjà maquée.

- Typhaine ?

- Trop tarée.

- Et Hélène ?

 

Là, Xavier ne prit même pas la peine de répondre. Les unes comme les autres, les filles du campus étaient à éviter. Surtout pour une éventuelle reproduction.

 

- Au cas où vous l'auriez oublié, j'ai déjà une copine, fit le jeune homme, agacé. Je n'ai pas besoin de m'assurer une descendance en passant par les filles de l'X... Ne croyez-vous pas que ce serait plus normal de le faire avec Lu...

- Lusvardi ! rugit le prof, qui s'impatientait derrière son immense bureau. Encore distrait, on dirait ! Répondez donc à la question 2 !

 

L'élève gémit et s'enfonça dans sa chaise comme pour disparaître. S'il y avait bien un prof que Xavier détestait plus que tout, c'était bien celui-là. Il ne pouvait voir ni le prof, ni la matière qu'il enseignait. Il fit alors mine de s'intéresser à la feuille d'exercices que Bastien venait de lui glisser en cachette.

 

Bastien était un chic type. Sachant très bien que Xavier était une nullité en mécanique, il avait toujours la gentillesse de lui prêter ses exercices résolus quand ce dernier était sur le point de se faire interroger par cet antique. Oui, Bastien était un chic type. Et en plus, il était calé en mécanique. Xavier n'avait donc que de bonnes raisons pour l'adorer.

 

- Lusvardi, j'attends !

- Euh...et bien...je crois que...balbutia l'ex-comédien, essayant de décrypter l'écriture incompréhensible de son ami.

 

Par contre, Bastien avait un terrible défaut. Il écrivait très mal.

 

- La structure...commença le jeune homme, incertain. Ah non...ah si...euh...Ah voilà ! L'interaction fluide-structure...euh...

- Si c'est pour ne pas savoir vous relire, Lusvardi, retournez donc sous vos projecteurs !

 

Xavier lui jeta un regard assassin et replongea dans le devoir de son camarade, geste totalement inutile car le prof s'était déjà retourné vers un élève plus compétent. Il soupira de soulagement, et rendit la feuille à Bastien, qui lui adressa un sourire de compassion.

 

- Je lâche la méca dès la fin du trimestre, décida Xavier dans un murmure.

- Ça ne sert à rien. Tu seras obligé de la reprendre l'année prochaine. C'est trop essentiel pout être ingénieur.

- Je m'arrangerai...mais c'est terminé, la mécanique. Je reprendrai économie la prochaine fois.

- Lusvardi, vous voilà à nouveau bien bavard ! ironisa le professeur, en faisant volte-face du côté de l'ex-comédien.

 

 

L'heure d'après, Xavier profitait d'un cours pratique en chimie pour insulter de tous les noms Monsieur Bichon, son professeur de mécanique. Shin, son binôme, ne disait rien et se contentait de l'écouter, tout en lui prêtant main forte pour une expérience. Bayan et Bastien, occupant la table derrière la leur, tentaient de le conforter.

 

- Laisse tomber Xavier... Ce vieux chouffe n'a jamais pu te blairer...

- Merci de m'avertir Bastien ! Je ne m'en étais pas rendu compte ! ironisa l'intéressé, en attrapant la petite bouteille d'acide chlorhydrique à côté de lui. Tu peux me dire ce que je lui ai fait pour qu'il me persécute comme ça ?!

- Je te l'ai déjà dit, soupira Bayan. Ce mec, comme tous les autres profs, n'ont pas l'habitude de voir rentrer ici quelqu'un de déjà connu. En général, c'est quand on sort de Polytechnique qu'on le devient. Pas avant.

- Oh ça va...je n'ai pas non plus inventé la ressource qui remplacera le pétrole !

- Xavier ! L'acide ! s'écria soudainement Bastien, alors qu'il versait sans ménagement le produit dans un petit récipient.

 

L'acide éclaboussa sur la main de l'ex-comédien. Il eut un rapide mouvement de recul, durant lequel il renversa la bouteille de l'acide sur le sol, et faillit faire tomber les éprouvettes de Bastien et Bayan. Une vive brûlure l'obligea à inspirer bruyamment pour ne pas crier. Alertée par l'agitation du groupe, Madame Flammenkuche, le professeur de chimie, accourut auprès de la table occupée par Xavier et Shin.

 

- Lusvardi ! Soyez concentré bon sang !

- Oui Madame...gémit le jeune homme en secouant sa main atteinte par la substance chimique.

- Mais qu'est-ce que...

- De l'acide chlorhydrique a giclé sur sa main ! prévint Bayan.

 

Vive comme l'éclair, Madame Flammenkuche attrapa la main de Xavier (et lui tordit le poignet au passage) pour examiner la blessure. Les larmes aux yeux, le polytechnicien ne put retenir une grimace quand elle retira le morceau de peau qui avait pelé sous l'effet du contact avec le produit chimique.

 

- Bon sang Lusvardi ! s'énerva-t-elle en le foudroyant du regard. Vous vous êtes fait avoir comme un débutant ! Vous le savez, pourtant, que l'acide chlorhydrique ronge la peau ! Merde ! Faut pas sortir d'ici pour savoir ça ! Même au collège, ils savent ça !

- Il faudrait peut-être qu'il passe de l'eau...tenta Bastien.

 

La voix de la scientifique claqua aussitôt. Ce qu'elle pouvait être effrayante, cette petite prof aux cheveux frisés, lorsqu'elle était frustrée par ses élèves !

 

- Certainement pas ! Ça va le brûler encore plus ! Enfin, Lusvardi, qu'est-ce qui vous est passé par la tête ?! Pas une seule fois vous n'avez pensé à mettre des gants ?!

- J'ai été contrarié par Monsieur Bichon, le prof de mécanique, avoua Xavier, l'air penaud. Je ne faisais pas attention...

- Je remarque que vous avez l'air souvent contrarié dans mon cours...ironisa la prof de chimie.

 

Le jeune homme ne répondit pas et se contenta de baisser la tête. Il constata par lui-même l'étendue des dégâts qu'il devait à sa distraction : l'expérience était saccagée et l'acide chlorhydrique s'était répandu sur la table et sur le sol, à proximité de Shin. À cette vue, Xavier se retrouva enseveli sous une tonne de remords.

 

- Lusvardi...appela doucement Madame Flammenkuche, en se penchant sur lui. Est-ce que ça va ?

- Oui...répondit-il d'une voix sourde.

- Vous voulez aller faire un tour à l'infirmerie ? Ils vous passeront une pommade pour vous soulager.

- Non. Ça va aller. Je n'en ai pas reçu beaucoup.

- Vous voulez sortir deux minutes ? demanda la prof, voyant son visage décomposé.

- S'il vous plait.

 

Xavier quitta le laboratoire en courant, et chercha un coin discret pour composer un numéro de téléphone.

 

 

Elle vint. Il dut attendre le début de l'après-midi, mais elle fut au rendez-vous. Dès qu'ils se rejoignirent, ils sortirent dans la cour et s'assirent sous un arbre, au bord du lac. Quand il nicha son visage dans le cou de la jeune femme, il allait de suite un peu mieux.

 

- Raconte, dit Aline, en s'appuyant contre le tronc de l'arbre pour mieux supporter le poids de Xavier sur elle.

- J'en ai marre, répondit la voix étouffée de son meilleur ami dans sa nuque.

- Mais encore ?

- Ils me font tous chier !

 

Elle le laissa parler, déballer tout ce qu'il avait sur le cœur. Les cours, la pression des profs, le détestable Monsieur Bichon, l'insupportable Madame Flammenkuche, les vacheries d'Hélène, les élèves qui le dévoraient des yeux, le prof de Relations Humaines qui le trouvait « très médiatique », les devoirs, la mécanique, l'économie, la politique, les examens, les stages et les cérémonies militaires.

 

- Je dois te dire autre chose...fit ensuite Xavier. Ne t'énerve pas, et dis-moi juste ce que tu en penses. Tu serais d'accord si je recommençais à prendre des médocs ? Peut-être pas des antidépresseurs, mais au moins des anxiolytiques quoi...

 

Comme il appréhendait sa réaction, il ne lui donna même pas le loisir de s'exprimer et embraya aussitôt sur ses arguments.

 

- Je te jure Aline, ça me ferait du bien... Je me sens de plus en plus mal ; si je n'en prends pas, je vais craquer. Puis dès que ça ira mieux, je les arrêterai. Juré, Aline. C'est juste...pour tenir le coup, tu vois ?

 

Aline hocha mollement la tête. Xavier se redressa, stupéfait. Aline ne s'énervait pas ? Ne le giflait pas ? Il se demanda même si elle était malade, et commença à s'inquiéter lorsqu'elle se massa lentement les tempes.

 

- Tu n'es pas censé avoir cours, là, Xavier ? demanda-t-elle, visiblement peu intéressé par les médicaments anxiolytiques.

- Et bien...fit l'ex-comédien, gêné, les joues rouges. Je suis censé avoir deux heures de mécanique mais... Enfin, Aline, tu vois...

- De mieux en mieux, constata-t-elle d'un ton neutre. Et en plus, tu sèches les cours.

- J'avais besoin de te voir.

- Je sais.

- Parle-moi des autres.

 

Aline sourit et, tout en le berçant dans ses bras, lui raconta les dernières nouvelles de la Section A. Qu'il manquait à Tristan, son alter-égo en moins bien. Qu'Emma disait penser souvent à lui. Qu'il avait oublié l'anniversaire de Claire.

 

- Quoi ?! s'écria Xavier, terrifié, en sortant son téléphone de sa poche. J'ai oublié l'anniversaire de Claire ?! De ma Claire ?!!

- Pas la peine de l'appeler. C'était le mois dernier.

- Putain ! Je crains, bon sang, je crains ! J'ai oublié ma Claire ! Et... Et Léo ?

- Léo te passe le bonjour. Il s'excuse de ne pas venir te voir. Il m'a dit, mot pour mot : « Je préfère mourir plutôt que de poser un pied sur un terrain rempli de matheux ». Tu le comprends, Xavier, c'est une question...

- Une question d'honneur, oui, je sais. Pierrick m'a sorti la même chose la dernière fois.

 

L'heure tourna, durant laquelle ils parlèrent encore de leur jeunesse, de leurs amis, de leur vie. Voyant que l'après-midi touchait à sa fin et qu'elle allait être en retard pour récupérer Léonard à ses répétitions, Aline dépoussiéra son jean et accorda une dernière étreinte à son meilleur ami. Elle lui glissa au passage quelques paroles de réconfort, et lui ordonna de se rendre illico presto en cours.

 

- Maintenant ?! s'étouffa Xavier, en pensant aussitôt à sa petite prof de chimie.

- Maintenant, approuva la jeune femme.

- Mais j'ai biochimie et Flammenkuche va me jeter ! Je ne peux pas arriver à la fin du cours comme ça ! Bon sang, Aline, je dois te rappeler qu'ici, on ne rigole pas du tout avec la discipline !

- Tu as raison, une claque te fera le plus grand bien.

- Mais...

- Invente un bobard, Xavier. Tu en es très bien capable. Tu n'as qu'à dire que...que ta mère est entrée d'urgence à l'hôpital. Et ne fais pas cette tête de merlan frit, tu sais aussi bien que moi que les mensonges les plus gros sont ceux qui passent le mieux !

- Bon, d'accord, d'accord, chef ! fit l'ex-comédien, en bredouillant légèrement. Et pour...pour les anxiolytiques, tu ne m'as dit pas ce que tu en pensais...

 

Aline prit alors le visage du jeune homme entre ses deux mains, et se hissa sur la pointe des pieds pour lui baiser le front.

 

- Xavier, ce n'est plus à moi qu'il faut demander.

 

 

- LUSVARDI !

 

C'est un rugissement qui se fit entendre ce soir-là, dans le Grand Hall. Quand Xavier n'était pas réclamé de la sorte par Hélène, Monsieur Bichon, Madame Flammenkuche, ou un supérieur hiérarchique, c'était par Ludivine Maël.

 

De retour sur Paris, Aline l'avait appelée et avait eu la chance ne de pas tomber sur le répondeur. Ludivine venait tout juste de plier sa journée et se trouvait encore au studio. La meilleure amie de Xavier lui avait raconté brièvement son entrevue avec ce dernier, et la petite blonde, paniquée, avait détalé comme un lapin à Palaiseau.

 

Elle avait bravement pris le RER dans la robe rouge de son personnage, légèrement courte et décolletée, perchée sur des chaussures à talons - rouges, elles aussi. Ses cheveux blond vénitiens avaient été tressés négligemment, et c'était un regard appréciateur qu'avaient posé les hommes de la rame sur elle.

 

Arrivée à Palaiseau, elle avait pressé le pas. Elle connaissait l'emploi du temps de Xavier par cœur. Il avait fini à 18 heures, était sorti du BIOC, le laboratoire de Biochimie que partageait l'École avec le CNRS, et avait passé une heure à la bibliothèque centrale pour travailler. Elle avait pensé que si elle arrivait à temps, elle pourrait l'attraper à la sortie de ce sanctuaire du savoir, alors qu'il se rendrait chez Magnan pour manger. Et là, elle lui passerait le savon du siècle.

 

Elle avait continué à pied le chemin qui la séparait de la station de métro au campus. Après avoir bataillé avec le militaire qui gardait l'entrée et qui ne cédait pas facilement les laissez-passer, elle avait accéléré le pas et jeté un regard assassin aux deux polytechniciens qui l'avaient sifflée. Elle avait pénétré dans l'enceinte de l'École, ignoré l'exposition dédiée à Napoléon, et tourné aussitôt à gauche pour prendre le Couloir de la Mort. Nom prémonitoire pour les élèves qu'il conduisait en salle de classe ou en amphithéâtre, ou pour Xavier Lusvardi qui allait voir sa petite-amie aux envies de meurtre sortir de ce satané couloir.

 

Il était long, ce couloir. C'est presque en courant qu'elle était passée devant l'entrée du Couloir des Sorciers, celui qui abritait la chapelle et les aumôneries de l'École Polytechnique.

 

Enfin, le bout du chemin était apparu sous ses yeux. Terminus. Le Grand Hall.

 

- LUSVARDI !

 

Elle s'était retenue depuis qu'elle avait quitté le studio. C'était beaucoup de décibels conservés en liste d'attente. Le nom de l'ex-comédien avait retenti dans le Grand Hall et tous les élèves de passage s'étaient retournés vers Ludivine, à la fois effrayés et étonnés.

 

Xavier était justement au-dessus de la tête de la comédienne, sur la mezzanine. Dès qu'il reconnut la voix de la petite blonde, il se ratatina sur lui-même et voulut se cacher derrière Andrew.

 

- Merde, merde, merde...

- Hey salut Ludivine ! s'exclama Bastien, en s'accoudant à la rambarde pour lui adresser un coucou de la main.

- Quel con ! s'énerva Bayan, alors que Xavier menaçait le génie mécanique d'une mort certaine.

 

Ludivine releva la tête et vit Bastien et ses amis avec, recroquevillé derrière Andrew, Xavier. Aussitôt, elle le pointa du doigt, l'air sévère.

 

- Toi ! Descends de là-haut ! Tout de suite !

- Tu vas me gronder ? demanda Xavier d'une petite voix, adoptant aussitôt l'air habituel de Ludivine.

- Descends !

- Non ! brailla le jeune homme.

- Tu veux vraiment que je monte ?!

- Non, non...mais y'a vraiment pas moyen pour que je fasse un tour aux toilettes avant ?

- On n'apprend pas à un singe à faire des grimaces, répondit seulement la comédienne. Rapplique. Et plus vite que ça !

 

Xavier s'exécuta et prit la direction des escaliers pour rejoindre Ludivine. Il en profita pour faire comprendre à tous les élèves présents de retourner s'occuper de leurs affaires, ne souhaitant pas étaler sa vie privée devant les autres. Quand il arriva devant la jeune femme, il voulut la prendre dans ses bras mais au lieu de cela, elle empoigna un pan de sa chemise et le tira jusqu'à un endroit plus discret. Il se laissa entraîner ; il savait déjà ce qu'elle allait lui reprocher. Ludivine s'arrêta au milieu du chemin qui les conduisait à la chambre du polytechnicien, et se retourna pour le gifler.

 

- Hey ! s'écria Xavier, surpris et irrité. Qu'est-ce qui te prend ?! D'habitude, c'est Aline qui donne les gifles !

- C'est quoi cette histoire d'anxiolytiques ? rugit la petite blonde, à nouveau furieuse.

- Est-ce qu'on peut en parler ailleurs ?

 

Ludivine grogna, reprit un pan de la chemise du jeune homme, et continua sa route jusqu'à sa casert en le traînant derrière elle. Une fois arrivés, Xavier ouvrit la porte et laissa sa petite-amie s'installer dans la chambre. Mais elle resta debout, tout en se triturant les ongles, pendant que lui ôtait sa sacoche contenant son ordinateur portable.

 

- Je veux pas le croire, je veux pas le croire...répéta-t-elle inlassablement, faisant volte-face et se précipitant dans ses bras.

- Lulu, écoute-moi s'il te plait...

 

Il opta pour l'honnêteté et lui fit part de la pression qui s'exerçait sur lui, et des mêmes arguments qu'il avait donnés à Aline.

 

- Ludivine, comprends-moi... Je me sens mal depuis quelques temps, et je t'avoue que je suis à deux doigts de péter un câble. Si je ne prends pas ces médocs, je suis bon pour une dépression. Ce n'est pas ce que tu veux, non ?

- Non, répondit la comédienne en resserrant son étreinte. Mais je ne veux pas non plus que tu prennes ces médicaments. Je suis sûre que tu n'en as pas besoin ! Il existe d'autres moyens pour aller mieux !

- Vraiment ? ironisa Xavier.

- Tu connais le truc encore plus efficace que tes machins chimiques ? continua Ludivine en l'ignorant.

- Dis toujours.

- Le chocolat ! 

 

Triomphante, elle farfouilla un instant dans son sac Lulu Castagnette et en sortit la tablette de chocolat la plus immense et la plus épaisse que Xavier n'eût jamais vu en ce monde.

 

- Euh... C'est le modèle XXL ou quoi ?

- Chocolat au lait Milka, avec des noisettes entières, du biscuit et du caramel. Tout ce que tu adores. Je l'ai acheté exprès pour toi sur la route. C'est tout pour toi. Si avec ça, tu ne te remets pas...c'est moi qui prends des antidépresseurs !

- Et bien...merci, fit le jeune homme, avec une mine maussade.

- C'est tout pour toi, répéta la comédienne en lui fourrant la tablette entre les mains.

 

Xavier devina sans peine qu'elle avait très envie d'y goûter, mais que sa générosité la forçait à ne pas demander un carreau ou deux. Un instant, il s'en voulut de lui faire subir sa mauvaise humeur. Il voyait bien qu'elle se faisait un sang d'encre pour lui, mais il ne savait pas comment lui faire comprendre qu'il avait besoin de prendre ces anxiolytiques.

 

Comme elle retrouvait peu à peu sa mine de bébé, il s'assit sur son lit et l'attira sur ses genoux. Dépassée par les évènements, elle n'émit aucun commentaire et se pelotonna contre lui. Xavier déchira alors le papier de la tablette de chocolat et offrit les deux premiers carreaux à Ludivine, qui ne les refusa certes pas.

 

- C'est bon dis donc ! s'exclama l'ex-comédien, en mordant à son tour dans l'épais chocolat.

- Le chocolat, c'est bon pour le moral. Ça déstresse, et ça a été prouvé par des études scientifiques.

- Je le savais bien, merci.

- Pour une fois que les matheux font un truc de bien...commenta Ludivine. À chaque fois que je viendrai te voir, je t'apporterai une grosse tablette de chocolat pour que tu retrouves le moral quand ça n'ira pas. Ça, au moins, ça ne te pétera pas la santé, mais il faudra bien te laver les dents après avoir mangé la tablette d'un seul coup. Sinon, tu vas attraper des caries, et je m'en voudrai.

- Oui Maman...soupira Xavier, qui se sentit vite rattrapé par la fatigue.

 

Ils descendirent la tablette de chocolat jusqu'à en avoir mal au cœur. Il ne restait plus une miette de chocolat, mais au moins, Xavier se sentit soulagé de quelque chose qu'il ne sut identifier. Quand vint l'heure du dîner, ni l'un ni l'autre n'avait faim, et ils préfèrent rester cloîtrés dans la chambre plutôt que de se rendre chez Magnan.

 

Alors qu'il révisait sa physique allongé sur son lit, elle s'était assise à califourchon sur lui pour lui masser le dos et les épaules. À bout, Xavier avait fini par s'endormir, sa tête écrasée sur ses amis les atomes. C'était probablement ce dont il avait le plus besoin. Il se réveilla à 23 heures à cause des anneaux du classeur qui lui faisaient mal.

 

- Lulu...quelle heure il...marmonna-t-il avant de croiser les chiffres lumineux du réveil et se relever brusquement. Putain ! Mais pourquoi tu m'as pas réveillé ?!

- Tu dormais, répondit la comédienne en refermant le scénario qu'elle lisait tantôt.

- Justement ! Merde ! Mon interro de physique ! J'ai rien révisé !

 

Ludivine l'attrapa par le cou et l'empêcha de replonger le nez dans son cours de physique. Elle noua ses pieds autour de sa taille, et Xavier ne mit pas longtemps à baisser les bras.

 

- Arrête de stresser, murmura la petite blonde. C'est trop tard pour réviser, et tu es trop fatigué. Tant pis pour ton interro, tu te rattraperas la prochaine fois. Si tu tiens ce rythme depuis presque quatre ans, c'est pas étonnant que tu craques ! Relâche un peu, Xavier !

 

Elle déposait des dizaines de petits baisers dans le creux de son cou, et continuait à lui masser les épaules. Il se décontractait alors, et fermait les yeux. Elle crut même qu'il s'était à nouveau endormi.

 

- Hum... Continue, supplia-t-il alors qu'elle s'était arrêtée.

- Il est tard, répéta Ludivine.

- Y'a pas d'heures pour les câlins.

 

Il semblait d'une meilleure forme, mais son visage portait toujours les marques persistantes de la fatigue. Cependant, il demanda à Ludivine de l'attendre et, alors qu'elle s'allongeait sur le lit, il partit fermer la porte de la casert à double tour pour ne pas être dérangé. La petite blonde, qui avait lu dans ses pensées, commençait à défaire lentement sa tresse.

 

- J'avais pas remarqué à quel point cette robe te rendait sexy, commenta Xavier en retournant s'asseoir auprès d'elle.

- Je croyais que tu étais fatigué.

- Je le suis, mais j'ai pas encore eu le coup de grâce.

 

Ils se sourirent avec un air entendu, et il finit par se jeter sur elle pour l'embrasser comme si sa vie en dépendait. Avant de la déshabiller, alors qu'elle avait déjà commencé à déboutonner sa chemise, il s'arrêta un instant pour la considérer gravement.

 

- Tu n'aurais pas grossi de la poitrine ?

- Xavier ! protesta Ludivine, en colère.

- D'accord, d'accord, je n'ai rien dit !

 

 

Au petit matin, le réveil accomplit la tâche pour laquelle il avait été fabriqué : il laissa échapper un hurlement strident, brisant ainsi le sommeil des deux comédiens. Frustré, Xavier le fit taire d'un coup de poing ; et Ludivine, cherchant à retrouver le calme, se retourna et faillit tomber hors du lit. Elle oubliait parfois qu'il n'était prévu que pour une seule personne.

 

- Je commence à neuf heures... Il me reste vingt minutes avec toi, annonça le jeune homme d'une voix endormie.

- Hum hum...approuva mollement Ludivine.

 

À peine dix minutes passèrent, que la porte de la chambre se mit à trembler, victime d'une dizaine de coups que lui octroyaient quatre éléments perturbateurs. Le couple sursauta, se demandant un moment si c'était là l'apocalypse.

 

- Xavier ! Ouvre ! hurla Bastien, en tambourinant à la porte avec ses amis.

- Open this door ! Quickly !

- Putain, Xavier, fais pas chier ! Ouvre, bordel de merde !

- Je vais les tuer...se promit Xavier d'une voix rauque, en nichant son nez dans le cou de Ludivine.

- Xavier ! Ouvre ! Alleeez, merde à la fin !

 

Le polytechnicien eut tôt fait de sauter de son lit, d'enfiler un caleçon et de jeter sa chemise sur Ludivine qui s'en revêtit aussitôt. Ensuite, il prit un air menaçant et ouvrit violemment la porte de sa chambre.

 

- Quoi ?! Qu'est-ce que vous voulez ?! éclata l'ex-comédien, prêt à étriper sa bande d'amis.

- Visite surprise du Ministre de la Défense ! lancèrent en cœur les quatre compères en uniforme.

 

Ils poussèrent Xavier et entrèrent dans la minuscule pièce en laissant la porte ouverte. Ils étaient très agités, et Bastien se mit à fouiller sans gêne dans l'armoire de l'ex-comédien.

 

- Visite surprise du Ministre de la Défense ? répéta Xavier sans comprendre.

- Oui ! Maintenant ! Là ! À huit heures ! Dans un quart d'heure !

- Grouille-toi Xavier ! pressa Bastien en jetant la tunique noire et le pantalon du Grand Uniforme sur le lit.

- Mais...et le devoir en physique ?

- Reporté ! Au fait, salut, Ludivine ! Bien dormi ?

- Pas assez, ironisa la comédienne, avant de recevoir en pleine figure la chemise à col qui allait avec le pantalon.

 

Surpassé, Xavier se laissa tomber sur le lit aux côtés de Ludivine qui, prise de compassion, l'embrassa sur la joue et glissa un bras autour de son cou. Alors que les amis de Xavier continuaient à s'affairer autour de son armoire, la porte ouverte de la chambre attira quelques intruses.

 

- Salut Xavier ! s'écrièrent Sarah, Typhaine, Christelle, Naomi et Louise.

- Putain... Il ne manque plus que Flammenkuche, et je me suicide...soupira Xavier frappant son front de sa main, désespéré. Qu'est-ce que j'ai fait au bon dieu, moi, pour mériter ça, hein ?

 

Et les voilà qui s'incrustaient dans une pièce de neuf mètres carré. Comme si Ludivine, Xavier, Bayan, Bastien, Shin et Andrew ne suffisaient pas...les cinq péronnelles voulaient faire partie, elles aussi, de la fête.

 

- Dis donc, elle est cool ta chambre !

- Oh Xavier, je te pensais plus poilu que ça ! ne put s'empêcher de siffler Naomi.

- Bizarre...je ne suis jamais venue avant !

- C'est parce que je t'ai jamais invitée, Typhaine, ne put s'empêcher de remarquer l'ex-comédien.

- Alors c'est ça, ton César ?! s'exclama Louise en prenant la sculpture en or dans ses mains, émerveillée.

- Woah ! Un vrai César !

- Xavier, attrape ! avertirent Shin et Andrew en lui jetant ses gants, son bicorne et son épée.

- C'est vraiment nécessaire ? s'impatienta Xavier.

- Évidemment...on va devoir faire les beaux et défiler devant notre Ministre adoré !

- Je vis un véritable cauchemar !

- Non, Xavier...contredit Bayan, tourné vers l'entrée. Le cauchemar, il est devant ta porte.

 

L'ex-comédien leva légèrement la tête et vit à sa plus grande horreur Hélène qui, avertie par la foule et piquée par la curiosité, était venue voir ce qu'il se tramait dans la chambre de Xavier Lusvardi.

 

- Mazette, Lusvardi ! Et moi qui pensais que tous les comédiens s'épilaient les poils du torse ! siffla la journaliste, en pénétra dans la petite pièce déjà envahie par une horde de polytechniciens. Je vois que je me suis trompée !

- Toi, fous le camp !

- T'es vraiment pas mal en caleçon ! continua Hélène. Rah ! Pourquoi a-t-il fallu que j'oublie mon appareil-photo ?!

- Dégage ! aboya Xavier.

- Xavier, habille-toi, bordel ! pressa Bayan. On n'a plus le temps là !

 

Cependant, Xavier gardait les bras croisés sur sa poitrine, le cou enlacé par ceux de Ludivine, sans perdre son air buté. Bastien, Bayan, Shin, Andrew, Hélène, Louise, Christelle, Naomi, Sarah et Typhaine se consultèrent du regard, étonnés.

 

- Je veux bien m'habiller... Je veux bien participer à cette cérémonie puisque j'y suis obligé... Je veux bien faire tout ça... Mais par pitié...

 

Il marqua une courte pause, et poussa un rugissement qui fit trembler tous les murs.

 

- Les filles, dehors !

 

Terrifiées, les six filles prirent la fuite, laissant leurs camarades masculins seuls dans la pièce.

 

- Et vous aussi, les gars ! s'énerva l'ex-comédien.

- Bon, bon, d'accord... On s'en va, Xavier, on s'en va... On t'attend dans la Cour des Cérémonies, hein, hein... Et puis... Passe une bonne journée Lu...

- Dehors !

- Oui, oui ! se pressèrent les quatre jeunes hommes, en sortant de la chambre en file indienne.

- Et fermez la porte !

 

La porte se referma enfin sur la bande d'amis et Xavier soupira de soulagement. Il déposa un rapide baiser sur le bras de Ludivine et se leva en vitesse pour s'habiller.

 

- Attends, je viens t'aider ! fit la comédienne en se levant à son tour pour lui boutonner sa chemise.

- Qu'ils sont chiants, qu'ils sont chiant... Ludivine, comment veux-tu que je ne pète pas un câble dans cette école de dingues ?

- Ça ne va pas mieux ? demanda la petite blonde, déçue, alors qu'il enfilait son pantalon.

- Si, franchement, ça va mieux. Je n'ai pas assez dormi, mais je vais remettre ça pour ce week-end. Je vais peut-être attendre avant de prendre ces médicaments... Après tout, il ne me reste plus trop longtemps avant de partir d'ici... Et puis, tant que t'es là, toi, ça me suffit. Et ça me fait du bien aussi.

 

 

Xavier observait son nouveau monde avec une certaine réticence. Il avait un immense bureau, d'accord. Il avait deux ordinateurs, un fixe et un portable, d'accord. Il avait un très bon salaire, ce qui n'était pas négligeable. Il était ingénieur, Master en poche et diplômé de l'École Polytechnique, ce qui n'était pas rien non plus. Il travaillait dans une grosse société spécialisée en aéronautique, et il trouvait cet environnement très intéressant. En fin de carrière, il serait probablement directeur du plateau...ou président de quelque chose. En plus, Ludivine était très fière de lui, et il avait un abonnement à Air & Cosmos offert par la société. Et la cerise sur le gâteau : il avait une secrétaire rien que pour lui, qui lui apportait le café chaque fois qu'il en avait envie, et qui lui facilitait bien la vie.

 

Alors, qu'est-ce qui n'allait pas ? Pourquoi ne sentait-il pas bien ici ? Pourquoi avait-il perdu sa vitalité dans une si bonne situation professionnelle ? Même à l'École Polytechnique, il n'avait jamais eu un moral si bas. Il avait toujours été bien entouré, et ses amis et lui s'étaient beaucoup amusés dans cet environnement scientifique. Alors pourquoi pas ici ? Le monde du travail était-il si différent de la scolarité ?

 

Pour se dégourdir les jambes, il se leva de son bureau, et quitta la pièce précipitamment. Il traversa la plateforme pour aller retrouver son secrétariat. Au passage, il s'arrêta devant une vitre pour observer son reflet. Il grimaça ; il détestait porter une chemise embraillée dans son pantalon. Mais ingénieur n'est pas qui veut : Xavier ne pouvait pas se permettre de s'amener au travail habillé décontracté.

 

- Hey salut Karine ! claironna le jeune homme en débarquant dans le secrétariat.

- Salut ! Qu'est-ce qui t'amène ?

- Ordre de mission.

- Je vois : du boulot pour moi.

- Et kawâ pour moi.

- Tu peux pas dire « café » comme tout le monde ?!

 

Xavier trouvait sa secrétaire très sympathique. Il aimait discuter avec elle, et ils riaient beaucoup ensemble. Karine était la seule personne que l'ex-comédien appréciait sincèrement dans cette société. Il savait que ses autres collègues ingénieurs s'amusaient à se critiquer entre eux, et lui-même n'y échappait pas. Et puis un ingénieur qui avait fait cinéma et Polytechnique, forcément, ça alimentait les conversations...

 

- Tu pars où ? s'informa Karine, tout en pianotant sur son clavier.

- Munich, pour deux jours, répondit le jeune homme en insérant une petite capsule dans la cafetière. J'ai un meeting avec des gars allemands.

- Quand ?

- Euh...pas le jeudi de la semaine prochaine, l'autre.

- Merci pour la précision... Et quel hôtel ?

- Bockmaier.

- Ça va Xavier ?

- Mmh.

 

Karine leva la tête de l'écran de son ordinateur et le considéra gravement. D'un geste, elle lui fit signe de s'asseoir en face d'elle, sur un siège bleu. Il s'exécuta mollement.

 

- Alors ? Raconte.

- J'ai l'impression d'être mort.

 

La secrétaire l'observait fixement, attendant plus de précisions de sa part.

 

- J'ai une vie de merde. J'aime pas ce boulot.

 

Xavier s'arrêta, pétrifié, et porta la main à sa bouche, comme s'il venait de laisser échapper quelque chose d'indésirable.

 

- Mince alors... C'est sorti tout seul.

- Tu gardais ça peut-être trop longtemps en toi.

- Peut-être, ouais...

 

Et très vite, toutes les raisons de son malaise dans l'entreprise éclatèrent dans sa tête, si bien qu'à force de faire le point, il fut pris d'une grosse migraine. Il n'était pas fait pour rester assis à un bureau. Il n'était pas fait pour se prendre la tête avec des hommes du ministère de la Défense ou de l'armée à propos de tel hélicoptère ou de tel autre produit. Il n'était tout simplement pas fait pour une vie professionnelle aussi immobile.

 

On ne pouvait pas enfermer un véritable comédien dans un bureau et lui demander de parler anglais toute la journée. Un comédien devait rester en mouvement. Il devait bouger ! Bouger en permanence ! Pierrick, en bon comédien hyperactif, se serait suicidé dans la minute qui aurait suivi son enfermement dans ce bureau.

 

C'était évident.

Le comédien sommeillant en lui était bien plus puissant que l'ingénieur.

Alors Xavier prit une décision.

 

 

- Quoi ?! hurla Ludivine, lorsqu'elle apprit la nouvelle.

- Ne me fait pas croire que tu es déçue !

- Mais tu vas vraiment démissionner ?!

- Oui.

- Non ! Je ne suis pas d'accord ! Demain, tu retournes travailler ! On n'arrivera jamais à s'offrir les deux semaines à Bora Bora que tu m'as promises si tu démissionnes ! Et tu oublies notre baptême de l'air en hélicoptère offert par ta boîte !

- J'ai déjà appelé Christophe Honoré pour passer des essais, continua Xavier sans écouter la petite blonde. Il me voulait déjà avant Polytechnique, et j'ai rendez-vous avec lui mercredi. Oh Lulu, tu ne trouves pas que c'est génial ?

 

Ludivine, frustrée, était en train de se défouler sur une boîte de chocolats belges. Elle était tellement énervée qu'elle en avalait un toutes les deux secondes.

 

- Non. Je ne peux pas me faire à l'idée que tu reprennes le cinéma, fit-elle entre deux chocolats.

- Tu ne t'étais pas faite non plus à l'idée que je devienne ingénieur, rétorqua Xavier.

- Oui, mais c'est pas pareil.

- Vraiment ?

- Là, on n'aura plus notre baptême de l'air en hélicoptère.

- Mais on aura à assurer une promotion tous les deux, parce que je ne t'ai pas encore dit que Yvan nous désire tous les deux pour son prochain film... À peine je l'ai appelé pour lui annoncer ma démission qu'il m'a sorti une date pour signer le contrat ! Un vrai phénomène ce gars ! Alors Lulu, tu regrettes toujours l'hélicoptère ?

- Tous les deux ? répéta la jeune femme, émerveillée.

- Toi, Yvan, et moi. Encore. L'allumette, le briquet et le baril de poudre réunis, Lulu. On va tout faire exploser.

 

 

Et tout avait explosé pour le retour de Xavier Lusvardi au cinéma.

 

Le comédien en lui avait dormi pendant si longtemps que son réveil avait été inoubliable. Il s'était donné à fond, et pour une fois, n'avait pas mis de mauvaise volonté dans la Promotion. Il était heureux d'être de retour dans sa vraie famille.

 

Tournages, promotions, séances-photos, interviews, plateaux télé, conférences de presse, festivals...tout ça multiplié par deux films, tournés en parallèle. Rajoutons à cela les soirées des anciens de l'X, que le comédien ne voulait certainement pas rater. Au final, Xavier s'en était assez bien sorti, malgré un agenda trop chargé qui l'avait un peu désarçonné.

 

Ludivine s'était bien mieux débrouillée, mais elle avait l'avantage de l'expérience et d'un seul film à promouvoir (car Mademoiselle sortait à peine d'une retraite improvisée de trois mois passés à manger et dormir). Pourtant, parce qu'elle était une femme (et que les magazines féminins préféraient les actrices aux acteurs), ses rendez-vous étaient tout aussi nombreux que ceux de Xavier.

 

Tout le monde, journalistes et cinéphiles, avait remarqué le jeune homme transformé par l'École Polytechnique. À Cannes, pour la présentation du film de Christophe Honoré, ils avaient découvert un homme d'affaires plutôt qu'un comédien. Il se confondait dans deux images totalement différentes, affichant ainsi une mine à la fois sérieuse et malicieuse. Il s'exprimait avec les mains, parlait clairement mais avec un tout autre vocabulaire, regardait ses interlocuteurs droit dans les yeux, et renvoyait sèchement les journalistes hors-sujet.

 

- Quand vous êtes entré à l'X...commença une femme, dans la salle de conférence du Palais des Festivals de Cannes.

- Question suivante ! trancha le comédien.

 

 

Michel Mouton, gendarme de 42 ans, était fier de lui. Quand il avait vu cette Scénic avec un A rouge collé au derrière prendre le rond-point en grillant la priorité à 90 km l'heure, il avait sauté sur sa mobylette bleu marine afin de poursuivre ce jeune danger. Il eut l'occasion d'arrêter le conducteur une minute plus tard, lorsque ce dernier l'eut aperçu en train d'agiter frénétiquement le bras depuis son rétroviseur.

 

- Gendarmerie Nationale ! s'annonça l'officier, essoufflé mais triomphant, devant le monospace stoppé.

 

La vitre teintée s'abaissa dans un son automatique, et le gendarme découvrit deux jeunes adultes portant chacun des lunettes de soleil.

 

- Non mais vous l'avez eu où votre permis ?! embraya le fonctionnaire, énervé, en se rappelant des innombrables klaxons qui s'étaient réveillés après le passage de la Scénic.

 

Le jeune homme au volant éteignit la radio qui hurlait dans la voiture, et ôta ses lunettes de soleil rectangulaires.

 

- À l'École Polytechnique, déclara sobrement Xavier Lusvardi.

- Gné ?! laissa tomber le gendarme, stupéfait.

- Je suis d'accord avec vous, poursuivit le comédien. L'Élite scientifique n'est pas forcément une élite au volant... Après tout, tout le monde sait que les militaires conduisent comme des chiens... Bref, qu'est-ce que je peux pour vous, Monsieur le Gendarme ?

 

Le jeune homme s'arrêta et ouvrit la bouche, comme s'il venait de réaliser quelque chose.

 

- Oh excusez-moi, Monsieur le Gendarme ! J'avais oublié que vous étiez, vous aussi, un militaire... Autant pour moi. Toutes mes excuses, vous m'en voyez vraiment confus.

 

Michel Mouton restait bouche bée. Est-ce que ce grand gaillard était en train de se moquer de lui ? Et puis, c'était bien la première fois qu'on lui sortait cette excuse (et pourtant, il en avait déjà vu des vertes et des pas mûres !). Il n'en revenait pas et ne savait plus quoi dire. À côté du comédien, une petite blonde commença à s'agiter.

 

- Bon alors ! s'énerva Ludivine Maël, en arrachant à son tour les lunettes de soleil de son nez. Vous lui collez une amende, oui ou non ?! J'ai pas que ça à faire moi !

 

Le gendarme resta quelques secondes interdit, puis s'écarta d'un air las.

 

- Circulez.

 

Xavier lui adressa un sourire de dément, remonta sa vitre à toute vitesse d'une main et desserra le frein à main de l'autre.

 

- Bonne journée ! claironna-t-il avant que la fenêtre ne soit totalement remontée.

 

Avant même d'attendre un salut de Michel Mouton, Xavier avait déjà appuyé sur le champignon et la Scénic était repartie aussi vite qu'elle l'avait pu, la radio s'étant remise à résonner dans la voiture.

 

- T'as vu ça ?! C'est le troisième qu'on plombe ! s'exclama la petite blonde, alors que le jeune homme doublait par la droite une grand-mère au volant.

 

Au premier feu rouge qui arrêta le véhicule, Xavier se pencha sur le visage de Ludivine et l'embrassa rapidement pour la remercier.

 

- Toi, t'es la femme de ma vie.

 

 

Yvan attendait avec impatience ses acteurs pour la première journée de tournage. Évidemment, ils étaient en retard. Évidemment. Malgré ça, on n'échangeait jamais une équipe gagnante. Et cette équipe là, bon sang... !

 

Ce film serait un succès, un nouveau trophée aux côtés de ses autres « pellicules ». Il se frottait déjà les mains avec un air radieux. Avec eux, il saurait confectionner un bijou cinématographique. Il avait, pour eux, des rôles parfaits, que personne d'autre ne pourrait interpréter. Il était le seul qui osait « marier du Lusvardi avec du Maël », un mélange subtil et étonnant raccordé à un scénario en béton... De quoi enflammer le box-office !

 

Enfin, les acteurs qu'il attendait tant finirent par montrer le bout de leur nez...ou plutôt, le bout de leur carrosserie. La Scénic freina brutalement devant Yvan, qui jeta sa cigarette sur le sable, sans perdre son air buté.

 

Ludivine fut la première à sortir de la voiture, titubant légèrement à cause d'un vertige provoqué par la désastreuse conduite de Xavier. Alors qu'elle reprenait peu à peu ses couleurs, le comédien posa le pied à terre et claqua la portière de la voiture, l'air enchanté.

 

- Bien. Xavier, maintenant que tu as ton permis et ta voiture, tu n'as normalement plus aucune raison d'arriver en retard pour les tournages comme toutes les autres fois... Le producteur a failli se suicider quand il a appris que vous étiez de nouveau sur le coup pour ce film... S'il perd encore un centime à cause de vos retards, je crois qu'il se suicidera pour de bon...

- Tu connais les embouteillages, Yvan...

- Bien entendu, ironisa le réalisateur, et pour la signature du premier contrat, c'était Ludivine qui avait attrapé soi-disant la gastro... La gastro en plein été ! Et je ne parle pas des centaines d'excuses que vous m'avez sorties lors de notre première collaboration.

- Bah...lâchèrent les comédiens à l'unisson.

- Mais tu l'as vu ma caisse, Yvanouchet ? reprit tout de suite Xavier en tournant autour de son monospace. Climatisation automatique, direction assistée, radio lecteur CD, toit ouvrant panoramique, système électronique développé...

- Xavier, je m'en fous ! En studio, et plus vite que ça !

 

 

- Non...je ne veux pas le croire. Tu continues à entrer dans le lit avec ton peignoir ?! Mais tu crains Lulu, tu crains !

 

Ludivine foudroya du regard Xavier, qui l'attendait patiemment dans le lit qui serait témoin d'une scène d'amour. Elle s'enfonça sous les draps et, une fois bien cachée, elle commença à remuer pour ôter le peignoir qui recouvrait sa quasi-nudité. Autour des deux comédiens, s'agitaient maquilleuses, monteurs, caméraman, électriciens, ingénieurs du son, metteur en scène, producteur et réalisateur, en la personne d'Yvan Forestier.

 

- Pourquoi tu m'embêtes à chaque fois qu'on tourne une scène d'amour ? rouspéta la petite blonde, en repoussant du pied son peignoir au fond du lit.

- C'est tellement amusant de te voir désarçonnée comme ça... D'ailleurs, tu te souviens de notre première fois ?

- Laquelle ? La vraie ou la fictive ?

- La fictive.

 

Et comment ! Elle n'oublierait jamais que Xavier s'était associé dans son dos à Yvan Forestier pour réussir cette scène capitale de Charbon Rouge. Ils avaient monté tout un stratagème pour enrouler Ludivine et sa mauvaise foi. Le tournage avait commencé à cinq heures du matin, de sorte qu'elle fût naturellement fatiguée. Le couple s'était couché dans le lit et la comédienne s'était très vite endormie, comme les deux compères l'avaient prévu. Elle ne savait pas, au moment où elle avait fermé les yeux, que Xavier la réveillerait en l'embrassant à pleine bouche une demi-heure plus tard.

 

Cela avait été étrange. Le clap ne s'était pourtant pas manifesté mais le silence régnait en maître dans le studio. Ludivine, trop ensommeillée, n'avait pas su discerné le vrai du faux, Xavier de son personnage, et s'était laissée faire sans protestation. Il avait commencé à lui faire l'amour, et c'est là, justement là, alors qu'il avait poussé le drap qui la recouvrait, qu'elle avait ouvert les yeux et réalisé avec effroi que la caméra enregistrait. Impuissante, elle n'avait pu rien faire. Et à la fin de la séquence, Yvan avait sorti des flûtes en plastique et le champagne d'un mini-frigo, et avait trinqué avec Xavier. Ludivine, quant à elle, n'avait plus adressé la parole à l'équipe du film pendant deux jours.

 

- Vous m'avez humiliée...se remémora le petite blonde, en boudant.

- Genre... C'était la meilleure scène de ta vie ! C'est passé comme une lettre à la Poste. Gaspard Ulliel n'aurait pas fait mieux.

- Justement, il a fait mieux ! Lui, au moins, il n'a pas usé de la ruse pour tourner une scène d'amour avec moi ! Ça s'est fait tout seul, et c'était très agréable !

- Il ne fait pas mieux que moi, je te dis !

 

Deux maquilleuses et le metteur en scène vinrent les interrompre dans leur petite scène de ménage. Les premières, pour leur repoudrer le nez, et le second pour discuter de ce qu'il attendait d'eux pour la scène à venir.

 

Trois minutes avant le clap, Xavier se rapprocha de Ludivine pour lui murmurer quelques mots à l'oreille.

 

- Je suis content de rejouer avec toi. Ça m'avait manqué. Beaucoup.

 

 

Contrairement à ce que l'on pouvait penser, Xavier Lusvardi ne détestait pas tous les journalistes. Il préférait davantage les « décontractés » aux « trop sérieux ». Plus le journaliste ou l'animateur télé qui lui posait des questions était drôle, plus Xavier faisait l'imbécile et rigolait avec lui. Et répondait avec plus de sincérité aux questions. Enfin...cela dépendait aussi de la question.

 

Ainsi s'était-il réjoui d'avoir été invité dans le Grand Journal de Canal Plus avec Ludivine, dans le cadre de la promotion du dernier film d'Yvan Forestier. Les comédiens n'avaient pas eu d'autres choix que de passer dans la Boîte à Questions, séquence où ils étaient assis dans une salle isolée, sur un canapé, face à une télé qui leur affichait des questions loufoques.

 

« C'est vrai que tous les acteurs et actrices flirtent ensemble ? »

 

- Nooooon ! firent les deux parfaits menteurs à l'unisson, en se dandinant sur le canapé.

 

« Avec qui avez-vous tourné votre meilleure scène d'amour ? »

 

- Honnêtement, Gaspard Ulliel, répondit Ludivine, avant de recevoir une calotte à l'arrière de la tête. Aïe !

- Pénélope Cruz, fit à son tour Xavier, l'air innocent.

- Mais t'as jamais tourné avec elle !

- Et alors ?! Ça m'arrive encore de rêver la nuit !

 

« Xavier, deux plus deux ? »

 

- Je sèche.

 

« Votre chanson préférée »

 

- Est-ce ta jolie paire de fesses ? La peur de la solitude ? Le hasard ou la paresse ? Ou une mauvaise habitude ? Je ne manque pas de bonnes raisons pour t'aimer ; je ne vois pas pour quelles raisons te les donner ! chantonna Xavier, avant de s'arrêter brusquement. Ben quoi ? C'était pas ça qu'il fallait dire ?

 

« Votre dernière dispute »

 

- Ludivine... Regarde-moi dans les yeux, et ose me dire que ce n'est pas toi qui n'as fait qu'une bouchée du tiramisu que j'avais pourtant bien caché dans le frigo !

- Je ne savais pas que tu adorais le tiramisu !

- Si je l'ai planqué, c'est pas pour rien !

 

« Votre meilleur souvenir de baiser de cinéma ? »

 

- Y'a pas photo ; Gaspard Ulliel.

- Putain mais tu le fais exprès ou quoi ?

 

 

Hiver 2015. Trois amis s'étaient donné rendez-vous dans un petit café, près de l'Opéra Garnier. Non loin de là, l'entrée d'une modeste école de théâtre était légèrement cachée derrière une rangée d'arbres.

 

Les trois amis s'étaient rués sur la dernière table libre au bord de la fenêtre. Ils avaient commandé un Cacolac pour l'humoriste, un Ice Tea pour l'acteur, et un chocolat chaud pour leur meilleure amie frigorifiée.

 

- Quoi de neuf ? lança le premier, Pierrick.

- Rien, répondirent les deux autres, Xavier et Aline, d'une même voix morne.

- Nooon ?! Vous n'allez quand même pas me faire croire qu'il ne s'est rien passé depuis deux mois où on ne s'est pas vus ?!

- Si.

- Non ! Racontez-moi un truc ! Ça y est, il suffit que je parte en tournée pour qu'on me refoule !

- N'exagère pas, Pierrot... Je ne suis pas obligée de gifler Léo chaque semaine pour te faire plaisir.

- Bien sûr que si !

 

Xavier et Aline se jetèrent un regard entendu. Pierrick était de plus en plus angoissé par la tournure que prenait sa vie, et ne pouvait se faire à l'idée de passer beaucoup moins de temps avec ses deux meilleurs amis.

 

- Allez ! Dites quelque chose, bordel !

- Aline, t'es enceinte ? demanda alors Xavier, en jouant avec sa paille.

- Non, pourquoi tu dis ça ?! répondit l'intéressée, choquée.

- Ça aurait fait au moins un truc à annoncer à notre bon vieux Pierrot !

- Et bien désolée de vous décevoir les gars, mais je ne suis pas enceinte, et ce n'est pas prévu pour le moment. Et toi Xavier ?

- Moi ? J'ignorais que je pouvais tomber enceinte. En tout cas, pour le moment, je ne suis le pas non plus. Et je ne prends même pas la pilule. Dingue, non ?

 

Pierrick et Aline explosèrent simultanément de rire. Xavier affichait désormais un sourire satisfait et continuait de siroter son Ice Tea.

 

- Mais Ludivine alors ? voulut savoir Pierrick.

- Ludivine...répéta Xavier, tout sourire. C'est bizarre, mais je n'arrive pas à l'imaginer enceinte. Enfin, moi, je suis tout à fait d'accord pour avoir un bébé...j'en ai même envie. Et puis, c'est pas tout mais je commence à me faire vieux, moi ! 28 ans dans trois semaines ! Mais bon... Lulu n'est pas encore dans sa période maternelle. Pour le moment, c'est elle, mon bébé.

 

Ses deux amis allaient l'interrompre, l'une pour lui conseiller d'être patient, et l'autre pour lui recommander de jeter les pilules de Ludivine au recyclage, mais Xavier les coupa dans leur élan.

 

- De toute manière, reprit-il à la manière d'un enfant, ma Maman m'a dit qu'il fallait me marier avant de songer à faire des bébés, et que pour bien faire, il faudrait que je me marie à l'église...

- Je te trouve vachement drôle en ce moment. Qu'est-ce qui t'arrive ?

- Ah ah ah, et toi Pierrot, tu es hilarant.

- Qu'est-ce que t'attends pour te marier alors ? relança Aline.

- Je ne sais pas, avoua Xavier. Et pourquoi tu ne te maries pas, toi aussi ? Après tout, Léo et toi, vous êtes plus proches du mariage que Lulu et moi !

- Nous, ça ne fait pas huit ans qu'on est ensemble !

- Non, juste quatre, ironisa le comédien.

- Et puis, de toute façon, c'est pas prévu pour le moment.

- Y'a jamais rien de prévu entre Léonard et toi ! s'exclama Pierrick, frustré. C'était même pas prévu que tu tombes raide dingue de lui... Et encore, c'est Xavier qui a tout planifié !

 

Le comédien hocha la tête, et il topa avec son meilleur ami. Aline leur adressa un regard courroucé. Ces deux là avaient tendance à se mêler de sa vie privée, ce qui n'était pas toujours pour lui plaire. Pourtant, elle devait bien l'avouer : sans Xavier, elle n'aurait jamais franchi le pas qui la séparait de Léonard.

 

- Vous m'énervez les gars.

- On adore ça.

- Mais Xavier n'a pas d'excuse ! reprit la jeune femme. C'est à lui de se marier le premier !

- Euh...non ! protesta le comédien, soudainement paniqué.

- Mais pourquoi ?! s'énerva Pierrick. Tu ne l'aimes pas assez ou quoi ?!

- Bien sûr que si ! Je l'aime ma Lulu !

- Et ben alors ! Qu'est-ce que t'attends ?! J'ai envie de faire la fête moi !

- Je ne sais pas comment va réagir Ludivine si je lui demande sa main, avoua Xavier, penaud.

- T'es con ou quoi ?! répliqua son meilleur ami. Elle dira oui ! Qu'est-ce qu'elle peut te répondre d'autre ? Elle t'aime, elle dira oui, tu l'épouseras, vous ferez des gosses, Aline t'imitera, et moi, je serai content. Mais il faut que tu te dépêches, sinon un autre mec se fera un plaisir de le faire avant toi ! Comment il s'appelle déjà, celui dont elle n'arrête pas de parler ? Ah oui ! Gaspard Ulliel !

 

Mais déjà, Xavier ne l'écoutait plus et scrutait d'un air pensif l'Opéra Garnier qui découpait le ciel. Il se souvenait comme si c'était hier du Bal de l'X, où Ludivine avait été sa cavalière toute la soirée. Son agence lui avait réservé du Chanel, et tout le monde n'avait regardé qu'eux, en chuchotant sur leur passage. Et au retour dans leur appartement, vers six heures du matin, à l'heure où le voisin sortait son chien, ils s'étaient précipités dans leur chambre. Robe Chanel et Grand Uniforme s'étaient envolés en deux secondes. Tant pis s'ils les avaient froissés.

 

- Xavier ! Ouhouh !

- Il rêve, mon pauvre chou ! se moqua Pierrick.

 

Le comédien s'arracha aux souvenirs des yeux bleus de Ludivine et observa ses deux amis, perdu.

 

- Ne fais pas cette tête ! Tu la reverras ta Lulu ! Elle rentre de province la semaine prochaine.

- Hum...je sais.

- Bon, Aline, je suis libre samedi soir. Tu ne veux vraiment pas te marier ?

- Putain mais quelle drôle de fixette tu fais Pierrot ! Et d'abord, je ne me marierais pas tant que tu ne te seras pas casé, n'est-ce pas Xavier ?!

- Absolument, s'exclama l'intéressé, en sortant de sa torpeur. Moi aussi, je refuse de me marier tant que tu n'auras pas une relation stable avec une nana ! Et par stable, j'entends « plus de trois mois » !

 

Pierrick, à leur grande surprise, réagit au quart de tour. Il se retourna et son regard se posa vivement sur une belle jeune femme brune sirotant un cappuccino, qu'il avait probablement dû repérer depuis longtemps.

 

- Hey toi ! T'es libre ce soir ?!

 

 

Un jour, quand Xavier étudiait en troisième année à l'École Polytechnique, son professeur de chimie, Madame Flammenkuche, l'avait retenu à la fin du cours. La raison ? Xavier était un bon élève, mais trop agité en classe.

 

Le polytechnicien avait mal pris la remarque et était ressorti frustré du laboratoire. Ses amis, Bastien, Bayan, Shin et Andrew, l'avaient suivi jusqu'au lac pour connaître la raison de son attitude.

 

- Flammenkuche m'a dit que certains profs pensaient que je n'aurais pas dû arrêter le cinéma...et que j'aurais mieux fait de ne pas intégrer l'École, avait avoué l'ex-comédien, blessé dans sa fierté.

- Je sens que Monsieur Bichon est derrière tout ça...lança Bastien.

- En gros, je n'ai pas ma place ici ! Ça fait plaisir à entendre !

- Et la vieille chouffe de Flammenkuche, qu'est-ce qu'elle en pense ?

- Elle pense que je dois continuer, mais qu'après Polytechnique, je devrais laisser tomber l'ingénierie et les Grands Corps de l'État. Bel avenir en somme.

 

Ses amis s'étaient regardés entre eux, ne sachant comment remonter le moral au jeune homme. C'est alors que Shin avait souligné un point intéressant.

 

- Il y a deux Xavier, avait-il raisonné en français, avec son petit accent japonais. Le Xavier de Palaiseau, celui que nous côtoyons tous les jours, et qui est nul en mécanique, mais qui cartonne en maths appliquées. Et il y a le Xavier de Paris, que nous ne connaissons pas, qui a joué dans Charbon Rouge et Matris, et qui a été sacré meilleur espoir masculin. Xavier, c'est comme le yin et le yang. Il a deux moitiés inséparables. Le polytechnicien et le comédien.

- Et ben...avait lâché Bastien, stupéfait devant les paroles de Shin.

 

Bayan s'était alors approché d'un solennel vers Xavier, et l'avait pris par l'épaule.

 

- Xavier, mon frère, avait-il déclaré sérieusement, sa seconde main posée sur son cœur, qui es-tu ? Qui es-tu vraiment ?

 

Trois mots.

 

Xavier était comédien.

Rideau

 
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vefree
Posté le 13/07/2009
Et bah, didon !!!
Ce Xavier, alors ! .... Deux passions et une balance. Que dis-je ... Trois ! Maintenir l'équilibre pendant plus de 4 ans pour assouvir et maintenir tout ça sur ses seules épaules... chapeau, Xav' ! Diplômé de Polytechnique, comédien de renom, et amoureux de sa petite Lulu...
Et la cerise sur la gâteau ; ils tournent une scène d'amour ensemble dans leur prochain film.
Huhu ! Vef' l'é contente !
Bon, et bien... que dire pour conclure ?... Je me suis bien amusée. J'ai adoré tes personnages, leur constance et leur humour. Leurs petits soucis, aussi, et puis leurs gros, même si, enfin, globalement, la vie est belle pour eux, quand même. Ce sont loin d'être des torturés de la tête et finalement, ça fait du bien, aussi, des histoires où rien de très dramatique n'arrive.
Bravo, encore, ma petite Clo, et merci pour ces bons moments passés avec ton histoire de graines de comédiens.
La Ptite Clo
Posté le 13/07/2009
C'est à moi de te remercier Vef d'avoir lu jusqu'au bout et commenté à chaque fois. =)
Donc, merci beaucoup, beaucoup. *Kâââlins*
Au moins, Xavier sait où il en est maintenant. ;)
Cricri Administratrice
Posté le 02/03/2009
Quelle émotion ! Ma Clo, je sais à quel point tu dois te sentir vide mais, crois-moi, tes Graines continuent d'exister et si l'envie te prend d'écrire des petites historiettes sur eux, tu ne dois pas te retenir !
Moi, j'ai été extrêmement flattée d'avoir été ta bêta sur ce sacré morceau d'épilogue qui m'a fait passer par toutes les émotions. Tu as une très, très belle écriture, lumineuse et tendre, drôle et émouvante, et l'amour que tu ressens pour tes personnages, il se sent et tu me l'as communiqué. Pour moi, Lulu, Xavier, Aline, Pierrick et tous les autres continuent d'exister.
Pour mes appréciations concernant cette dernière partie d'épilogue, tu y as eu droit à travers mes commentaires décousus, je ne vais donc pas faire redondance. Sache juste que je suis très, très, très fière de toi, et je te remercie d'avoir écrit une si belle histoire !
Je ne sais pas si tu as conscience de la qualité de ce que tu fais. Tes textes ont une apparente légerté mais il y a beaucoup de profondeur derrière les mots. Chacun de tes personnages a son caractère, sa philosophie de la vie, et toutes sont intéressantes.
Oui, Lulu a grandi (un peu XD), je l'ai particulièrement remarqué quand elle sermonne Xavier et l'aide à remonter la pente. Quant à Xavier, il a évolué aussi, il a réussi à concilier les deux parties de lui-même. J'en suis vraiment heureuse. Mais ils restent eux-mêmes, aussi, et ça c'est vraiment chouette ^^
Je te suivrai avec plaisir pour Polichinelle, et j'aimerais aussi beaucoup reprendre le Quai des Orfèvres !
Encore bravo !
*cricri toute chose*
La Ptite Clo
Posté le 02/03/2009
*se traîne pour répondre à Cricri*
Ma Cricri, je tiens à te remercier encore une fois, même si je dors à moitié et que j'ai mal au dos (Lulu, tu veux pas me masser à moi aussi ?). Je réfléchis aux petites historiettes les concernant, et si j'en écris une, je la mettrai sur mon JdB. :)
Bref, merci, merci, merci. Pour la Bêta-Lecture : seule, je ne m'en serais jamais sortie. Pour tes commentaires, pour ton soutien : MERCI !
Polichinelle attendra que je me remette de ma fatigue littéraire... Cette histoire risque de te surprendre...si j'arrive à bien la manier (ce qui n'est pas encore dit, et encore moins fait...). J'ai encore pas mal de doutes dessus. Bref.
Je te fais milles bisous, et encore merci infiniment. Mouwaaaaaaaaaaak !
(Pitié Lulu, un massage, juste un !)
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