Epilogue - Anak
Anak tapotait précautionneusement ses cils et la région autour de ses yeux afin de sécher ses larmes sans pour autant ruiner le maquillage que Sandy avait créé avec la dévotion et l’application d’une artiste, mais la tâche se révélait rude. Lorsqu’elle s’était postée à la gauche de l’arche qu’elle, Valérian et Mirabelle, la meilleure amie et témoin de Cherry, avaient monté et décoré pendant des heures, elle avait connu une petite émotion mais l’euphorie du moment avait été plus forte. Les coucous que lui envoyaient Chumani et Sandy sur les bancs au premier rang, ainsi que la vue de tous leurs proches et amis composaient tous un spectacle fantastique et joyeux, coloré de blanc et de rose. Elle avait même dû se cacher derrière l’épais bouquet qu’elle avait été missionnée à tenir pour rire de Wanda qui se pouponnait à l’aide de son miroir de voyage et de Chad qui jugeait sans aucune discrétion les tenues pourtant élégantes des invités.
Puis, l'orchestre de musiciens sioux constitué de flûte, bongos et grelots avait démarré le célèbre air nuptial et quelques instants plus tard, Mohvo avait fait son entrée. Il était superbe dans son costume couleur vieux rose dont Anak et lui avait pensé chaque détail, et son sourire était si large, son regard si heureux alors qu’il voyageait parmi les bancs pour répondre aux applaudissements et sifflements. Il n’avait pas même atteint l’arche que les larmes grossissaient dans les yeux d’Anak. Malgré tout, elle avait tenu bon. Après tout, elle savait qu’il ne s’agissait que du début.
Succédant à son fiancé, Cherry était elle aussi apparue tout au bout de l’allée marquée par un long tapis de satin blanche -sur la surface ultra-glissante contre laquelle Anak avait bien failli se vautrer en beauté à cause des talons qu’elle portrait sous sa robe vert amande- et ce fut une nouvelle épreuve compliquée. Anak ayant assisté aux essayages en sa qualité de future belle-soeur, elle avait déjà vu Cherry dans sa robe et pourtant, elle était encore mille fois plus magnifique. Cherry tenait à certaines traditions de sa propre culture occidentale et un petit en dentelle piquées de fleurs lui tombait délicatement sur le front jusqu’à voiler légèrement son regard, non sans pour autant camoufler ses courtes boucles d’un roux presque rouge. Et sa robe de dentelle style bohème printanier convenait parfaitement au décor, tombant jusqu’à ses pieds en une longue traîne qui magnifiait son avancée acclamée.
A ce stade-là, quelques larmes se balançaient au bord des yeux d’Anak mais elle avait encore la situation sous contrôle. Mais alors quand Mohvo et Cherry échangèrent leurs vœux, puis les anneaux et enfin, un baiser amoureux, Anak comptait parmi les soldats à terre. Elle se consolait dans le fait qu’elle était loin d’être la seule.
En face d’elle, Mirabelle s’eventait le visage pour chasser la chaleur de l’émotion. Elle était habillée de la même robe qu’Anak mais le tissu vaporeux et plissé de la sienne était d’une couleur pêche..
“Mon Dieu, après nous avoir exploité pendant des mois, ils vont nous tuer en nous déshydratant en plein été ! déclara Mirabelle.
-Tant qu’on continue à fuir l’armée de Cherry, je pense qu’on peut survivre, détermina Anak avec optimisme.
-Hum. Ces filles ont des yeux de vautour, elles savent toujours où nous trouver…”
Alors que Mirabelle était l’amie d’enfance de Cherry et que leur amitié remontait à plus de vingt ans, ses quatre demoiselles d’honneur composaient un groupe d'anciennes camarades que celle-ci s’était faite durant ses années d’étude en design. Cherry et Moh leur avaient confié une grosse partie de la décoration, et elles étaient de véritables tyrans qui pourchassaient Anak et Mirabelle pour le moindre détail défait. La pire étant Patricia. Anak avait des frissons rien qu’en repensant au discours enflammé auquel elle avait eu le droit lorsqu’elle avait mal positionné les serviettes sur la table pour le repas de la veille.
“Mais pour l’instant, c’est bon, c’est juste ton frère qui débarque, l’informa Mirabelle en désignant Mohvo d’un geste du menton, je m’en vais chercher ma chérie, bises.
-Mooooh !”
Alors que Mirabelle s’en allait avec une bise aérienne dans une volute de jupon rosées, Mohvo plaque une main sur sa bouche alors qu’une nouvelle vague de larmes lui volait dans les yeux et il enlaça sa sœur. Suite à la cérémonie, lui et Cherry avaient été envahies de toutes parts et Anak avait préféré attendre son tour auprès de sa comparse témoin. Cherry était bien plus loin, sous le grand chêne ancestral que chaque Yak vénérait, et se soumettait à l’un des devoirs de la mariée ; prendre des photos avec chaque invité.
“J’arrive pas à y croire, lâcha Moh, un sourire émue lui dévorant le visage, on est mariés ! Ca y est.
-Oui, je suis si heureuse pour toi, mon petit frère adoré.”
Durant les jours qu’ils avaient passés enfermés dans le cagibi du Kozak, et tous les moments où ils avaient frôlé la mort par la suite, Mohvo et elle avaient parfois cru que tout s’arrêterait là et qu’ils ne vivraient pas de moments comme celui-ci. Et pourtant, un an plus tard, Mohvo épousait l’amour de sa vie.
“Merci, Nanak, je t’aime si fort.
-Moi aussi, Moh, mais va falloir qu’on arrête de pleurer… pour les photos, au moins.”
Mohvo éclata de rire avant qu’ils ne partent rejoindre Cherry et le chêne.
OoOoOo
“Là, attends, cette fleur est un peu tombée…”
C’était sage comme une image qu’Anak permettait aux mains agiles de Valérian de réarranger les fleurs roses pâles que Sandy avait torsadées dans ses mèches brunes sur le côté droit de sa tête. La fête avait changé de localisation et les invités avaient suivi un convoi jusqu’à un grand corps de ferme appartenant à une famille sioux. Ils avaient offert à Mohvo et Cherry de leur prêter les lieux, et le couple n’avait pas pu refuser. En outre, bien que Mohvo et Cherry avaient pris soin d’engager un traiteur, beaucoup de sioux auraient trouvé grotesque de venir les mains vides et de bons petits plats étaient dispersés le long des grands buffets. Une fontaine décorée de statues d’oiseaux en pierre s’élevait au centre de la cour et les invités s’asseyaient sur son rebord pour discuter et manger une assiette d’encas, d’autres dansant tout autour. Parmi eux, Mohvo et Cherry ainsi qu’Apollo et Chad dansaient gaiement avec les deux enfants de Yakta, et non loin d’eux, Chumani était placé à une position stratégique pour tout filmer. Il y avait aussi Murdock et Sibéal qui étaient eux assis à une petite table en compagnie d’Oriag, et Anak pouvait voir leurs rires s’élancer dans les airs alors que Nialh arrivait en toutes pompes en tenant sa nouvelle petite-amie par la main.
Les célébrations battaient donc leur plein tandis que le soleil commençait à décliner dans le ciel qui s’enveloppait lui de son manteau plus sombre.
“Voilà, décida Valérian, tu es parfaite.
-Merci, m’amour répondit-elle en plaçant une main sur son avant-bras, au fait, je ne t’ai pas dit mais ce week-end, on est invité à un barbec.”
Face à cette info, le visage de Valérian se figea et Anak pencha la tête curieusement alors qu’il commençait à froncer ses fins sourcils blonds en détournant les yeux.
“Ce week-end ? Mais ce week-end… euh non…. ce week-end, ce n’est pas possible.
-Pourquoi donc ? s’étonna Anak. Tu as quelque chose de prévu ?
-Moi, non. Enfin, si, peut-être. Attends.”
Tout en baragouinant sa série de pensées étranges, Valérian tâtonnait avec absence de ses mains sur sa chemise et les pans de la veste de son costume gris-perle avant de sortir son téléphone de l’une de ses poches intérieures. Et il le déverouilla directement, ses yeux plaqués sur son écran tandis qu’Anak regardait son manège sans comprendre.
“Non, oui ou peut-être ? demanda-t-elle. Faut que je prévienne Bobby si…
-Oh, ma soeur est là. Enfin ! fit-il en se tournant vivement vers Anak. Je vais la chercher, ne bouge pas.
-D’accord mais du coup, pour le barbec…
-On verra, ma puce !”
Et il lui colla sans plus de cérémonie une bise sur la joue, tout en glissant une main le long de son dos, avant de filer à l’anglaise avec un “Je t’aime !” et Anak resta là comme un rond de flan à le regarder partir. Qu’il était étrange, en ce moment. Il était strictement impossible de prévoir quoique ce soit avec lui et même les plus simples des conversations devenaient labyrinthiques. Anak se demandait si c’étaient encore les affaires sous-marines qui le préoccupaient mais à chaque question qu’elle lui posait, il ne faisait que répondre vaguement comme s’il ne l’écoutait qu’à moitié.
Elle se retourna sur un soupir vers le buffet derrière elle pour se constituer une petite assiette de hors-d’oeuvre avant de rejoindre la tablée du Fafnir, mais alors qu’elle hésitait entre une flutte de pétillant et un verre de vin blanc sucré, une voix l’interpella. Une voix qu’elle reconnut comme appartenant à Laureline. Elle fit donc volte-face en s’attendant à voir Valérian revenir avec elle, mais la sirène approchait sans son frère. Anak fut décontenancée une seconde avant d’être émerveillée par la beauté resplendissante de celle qu’elle considérait désormais comme sa propre sœur. Vêtue d’une robe bleue pourtant simple, Laureline n’avait jamais besoin d’artifice pour être splendide. C’était la particularité du peuple de l’eau.
“Oh, Laurie, tu es déjà là ! l’accueillit Anak avec joie. Valérian m’a dit que tu venais tout juste d’arriver.”
Alors qu’Anak faisait de l’équilibrisme avec les milles mets qu’elle avait rassemblé dans son assiette, Laureline s’avança pour l’embrasser sur la joue.
“Pas vraiment, je suis arrivée depuis vingt minutes, corrigea celle-ci en jetant un coup d'œil à sa montre-bracelet argentée, enfin, trente minutes maintenant. Mais j’ai été alpaguée par ta belle-mère qui voulait me montrer les photos qu’elle a prises de la cérémonie. Pas que je m’en plaigne, elles étaient incroyables. Je suis si déçue d’avoir loupé ça, mais comme je te l’ai dit, ce n’était pas un interview que je pouvais me permettre de manquer…
-Je sais, je sais…”
Anak essayait de se concentrer sur le débit de paroles de Laureline qui n’en finissait pas mais sa première information avait bloqué tout le processus. Comment pouvait-elle être arrivée trente minutes plus tôt alors que Valérian venait de partir la chercher ? Le regard d’Anak scanna les environs à la recherche de son copain mais elle ne vit que Wanda qui présentait Célestin, son petit-copain, à toutes les personnes qu’elle croisait ainsi que Yakta et son mari qui rejoignaient ses enfants sur la piste de danse. Mais pas une trace de Valérian.
“Il passera bientôt à la télé, reprit Laureline en parlant de l’interview.
-Je le regarderai, bien sûr. C’était encore au sujet de la malédiction ?
-Oui. Peut-être qu’un jour le peuple humain acceptera de croire qu’elle a un jour existé.
-Peut-être que ce n’est pas plus mal qu’ils n’y croient pas…
-Tu sais que je ne suis pas d’accord. Ignorer notre histoire ne peut pas aider notre futur.
-C’est vrai mais… je ne sais pas si j’ai envie que tout le monde le sache. Après, moi aussi, je vais devoir faire des interviews…”
Un rictus d’anticipation fit frémir les lèvres d’Anak et elle engouffra un beignet aux crevettes dans la bouche pour se changer les idées. En face d’elle, Laureline secoua la tête, s’amusant des manières puériles de son interlocutrice, puis elle tenta de la raisonner une énième fois :
“C’est inévitable, Anak.
-J’ai rien à apporter à l’histoire. C’est toi, la grande sauveuse. Moi, j’ai voulu faire demi-tour quinze fois alors que toi, tu étais prête à te sacrifier pour le monde entier.
-Quand Sibéal et toi étaient prêtes à mourir pour ne pas avoir à tuer une seule personne, qui n’était même pas de votre espèce. En réalité, vous étiez dans le vrai, et moi, dans le faux. Notre Dieu ne voulait pas davantage de violence et de sang entre nos deux peuples.”
Anak continua à regarder un instant Laureline avant de baisser les yeux. Elle n’aimait pas vraiment repenser à ce jour-là dans la grotte. Elle s’était sentie bien des choses, impuissante, injuste, égoïste, lâche et faible -très bientôt morte- mais pas du tout l’âme d’une héroïne.
“Dans tous les cas, la malédiction est brisée, conclut Anak, n’en parlons plus.”
Laureline sourit en acquiesçant avant de chiper un beignet dans l’assiette d’Anak qui protesta vivement en un :
“Pirate !”
Pour toute réponse, Laureline en chaparda un second et Anak capitula dans un soupir résigné.
OoOoOo
Anak embrassa une dernière fois Murdock et Sibéal en les remerciant d’avoir fait tout ce trajet pour venir -elle écopa au passage d’un nouveau grognement du demi-nain qui l’invitait à arrêter de raconter des âneries- et elle retourna dans le corps de ferme où les invités se faisaient rares. Seule une petite vingtaine subsistait et ils s’affairaient tous à effectuer le plus gros du ménage pour alléger les épaules des jeunes mariés. La nuit s'était changée en matinée et ils pouvaient entendre les horloges de la ferme qui annonçaient les 7h en concert et déjà le soleil les éclairait pour leur faciliter la tâche.
“Ils nous ont abandonné hein, c’est ça ? lança Nialh d’emblée. Je les ai vus filer à l’anglaise !
-Rhô mais non, les défendit Anak, Murdock et Oriag ont profité de leur venue à Hokianga-nui pour caler un rendez-vous pro avec un client potentiel. Du coup, il faut qu’ils soient un minimum frais et opérationnel.
-Tu leur trouves trop d’excuses, Nanak, la sermonna-t-il en libérant une main pour illustrer son propos d’un index sévère, tu n’es pas objective.”
Tout en riant de la leçon, Anak prit sur elle de débarrasser un peu les bras de Nialh qui portait une partie de la décoration des buffets. Certains balayaient la cour et le jet d’eau, d’autres circulaient avec des sacs poubelles pour recueillir les déchets disséminés, et tout le monde luttait contre le sommeil conquérant.
Alors qu’ils marchaient vers les cartons où ils rangeaient la décoration, Nialh lui envoya un petit coup tout en jouant malicieusement des sourcils :
“T’as vu comme elle est chouette, ma copine ?
-Oui !! Elle a l’air extra !
-Elle est extra ! corrigea-t-il. Bien plus cool que le “Célestin” de Wanda, on est d’accord ?
-Pourquoi t’as mimé des guillemets, c’est vraiment son nom, Célestin.
-Mouais…”
Ils déposèrent tout juste leur décos quand la voix suraigue de Patricia, la chef tyrannique du squad des demoiselles d’honneur, traversa toute la cour :
“Niaaaaalh ! Y’a plein de déco là qui reste !
-Mais j’arrive ! protesta-t-il avant de souffler à Anak, quelle sorcière.”
Et il partit en s’écriant “j’arrive, j’arrriveuh!” vers Patricia qui se tournait vers l’une de ses camarades pour échanger des messes-basses.
“Comment une fille aussi adorable que Cherry peut avoir des amies aussi insupportables ?”
L’interrogation émanait de Yakta qui retrouvait un peu de force dans le contenu de sa tasse de café. Son mari était rentré avec les enfants bien plus tôt pour aller les coucher. Leur capitaine s’était mise très en beauté pour l’occasion du mariage de Mohvo, elle portait une longue robe d’un bleu très clair aux bretelles torsadées doté d’un dos-nu savamment étudié.
“L’histoire des opposés qui s’attirent ?
-Ca doit être ça.”
Anak s’étira et les bras, et le dos sous le regard amusé de Yakta.
“Bah alors, copilote, on a un coup de mou ?
-Un peu, capitaine, un peu… d’ailleurs, quand est-ce qu’on repart en mer ?”
Leurs expéditions s’étaient faites rares ce mois-ci et bien que tout l’équipage s’en était réjoui et en avait profité pour vaquer à ses occupations, ça faisait tout de même bizarre d’être si peu en mer. Mais bon, ça avait tout de même vachement arrangé le frère et la soeur Freeman qui avaient fort à faire pour les préparatifs du mariage.
“Ah oui, ça te manque ? se moqua Yakta. Tu semblais pourtant ravi quand je vous ai annoncé deux semaines de repos…
-Bah un peu, évidemment…,” tenta-t-elle de se sauver.
Ca lui valut un rire attendri de la part de sa capitaine qui s’adossa dans un soupir à l’un des murs du bâtiment de ferme qui leur était le plus proche. A l’autre bout de la cour, Apollo administrait un massage aux épaules et au dos de Chad qui ne semblait pas s’en plaindre, lui qui était assis sur une chaise sans se soucier des regards noirs que lui lançait Patricia. Non loin d’eux, Mohvo embrassait Cherry sur la joue alors qu’elle retenait un baillement.
“On va un peu moins naviguer, ces prochains mois, Anak, lui annonça alors Yakta.
-Quoi ? Comment ça ?”
Les questions avaient été crachottées alors qu’Anak se tournait franchement vers Yakta, confuse.
“Je dois m’occuper de la tribu, avoua-t-elle, et… et de mon père.
-Pourquoi ? Quelque chose ne va pas ?
-Il est malade.”
Le visage de Yakta demeura impassible ou presque, il fut marqué cependant marqué d’une ombre à la fois douloureuse et soucieuse qui aurait pu passer inaperçu vu d’un œil non-averti mais Anak connaissait bien sa capitaine. La nouvelle s’abattit sur Anak comme un éboulement de pierres. Elle n’avait connu que le père de Yakta à la tête des Yaks, il était un peu un père pour eux tous puisqu’il les considérait tous comme ses enfants. Par-dessous, elle éprouvait une profonde peine pour Yakta qui elle n’avait qu’un père et n’en aurait jamais d’autre.
“Malade… gravement ? prononça-t-elle difficilement le dernier mot.
-Je le crains, oui. Nous avons voulu le cacher pour ne pas vous inquiéter et vous alarmer inutilement, mais nous allons devoir l’annoncer à tous très prochainement.”
Faute de mots suffisamment forts, suffisamment justes, Anak resta silencieuse tout en jetant des petits regards perdus à Yakta qui finit par lui caresser l’épaule pour l’alléger un peu du poids de devoir la consoler.
“Il n’y a rien que tu ne puisses faire, Nak. Rien qu’aucun de nous ne puisse faire. Mis à part m’acquitter de mes devoirs, en ce qui me concerne.”
Succéder à son père à la tête de la tribu. Ce qui signifiait cesser toute activité maritime. Ils savaient tous que ça finirait ainsi, c’était la suite logique et aucun d’entre eux n’avait jamais prévu faire ça toute sa vie. Pourtant, la conclusion était venue plus rapidement et plus brutalement qu’ils ne l’auraient imaginé. Du moins, Anak.
“Mais que ce soit sur l’eau ou sur la terre, tu toujours seras ma seconde, Nak. Ma copilote.
-Et toi, ma capitaine,” souffla-t-elle, la gorge prise par l’émotion.
Et bientôt, sa cheffe.
OoOoOo
Un grand sourire se forma sur le visage d’Anak en lisant le nom qui s’affichait sur l’écran de son téléphone et alors qu’elle descendait du bus, elle décrocha :
“Coucou, Koffi !
-Yo. Désolé, je viens de voir ton message mais j’étais en stage de surf avec des élèves, et je consultais pas mon téléphone.
-Je comprends tout à fait, t’inquiète pas. Je voulais juste te dire que finalement je ne pourrais pas aller à Dakar, le mois prochain, et t’expliquer pourquoi.
-D’accord, d’accord… comment ça va ? Tu tiens le coup ? Et ton équipage ?”
Anak se passa la main sur le sourcil dans un soupir alors qu’elle marchait entre les passants sur le trottoir. L’été avait cédé la place à l’automne mais il faisait toujours bon, en particulier en ce jour ensoleillé. Et en ce vendredi soir, les habitants de Hokianga-nui étaient dehors, bien décidés à profiter du week-end qui débutait et les rues étaient bondées. A un kiosque de journaux, elle aperçut le visage de la Reine de Valérian photographiée lors de sa dernière visite diplomatique sur la terre ferme où elle avait serré la main d’un des candidats à la prochaine élection présidentielle des Etats Sioux-Maori Unis.
“On savait que ça allait arriver mais bon…
-C’est toujours dur.
-C’est ça,” soupira Anak.
Deux semaines plus tôt, le père de Yakta s’était endormi un soir et ne s’était jamais réveillé. Son état s’était gravement dégradé depuis le mariage qui remontait à trois mois et Yakta l’avait veillé chaque nuit de cette semaine, accompagnée de plusieurs chamans, mais l’heure était venue et il n’y avait plus rien à faire. Dès le lendemain, la cérémonie traditionnelle de passation de pouvoir avait été organisée, longue et exténuante pour leur capitaine à qui il n’était pas permis de faire le deuil de son père, et elle se soumit à chaque rituel. Depuis, elle occupait la place que son père avait dû quitter et le catamaran restait inéluctablement à son point de mouillage au port de Hokianga-nui. Le temps d’Anak était partagé entre l’auberge où elle aidait son père au service et auprès de Yakta qu’elle épauler dans les affaires de la tribu, particulièrement tumultueuse en cette période trouble.
“Je vais devoir te laisser, Koffi, j’arrive au café où j’ai rendez-vous avec Murdock et Sibby.
-D’accord, pas de souci ! Je te rappelle dans la semaine.”
Après s’être dit au-revoir, Anak raccrocha et pressa le pas vers la terrasse du café où, assis à une table ronde, Sibéal l’attirait à renfort de mouvements de bras aux côtés de Murdock qui affichait un grand sourire. Ils se levèrent tous deux à son approche et Anak les enlaça tous deux tour à tour. Ils ne s’étaient pas revus depuis le mariage mais Anak les avait très régulièrement au téléphone, surtout Sibéal avec qui il était bien rare qu’elle ne communique pas par message pendant une journée entière. Alors qu’ils se rassirent autour de la table au centre de laquelle trônait une carafe de limonade, lamelle de citron flottant à la surface, Anak complimenta Sibéal sur la longue robe, bordeaux à fleurs et évasive qu’elle portait, et avant que cette dernière ne puisse répondre, Murdock le fit pour elle :
“J’suis content que tu l’aies remarqué, gamine, parce qu’on a fait une sacré séance shopping ce week-end pour madame !
-Ohhhh ! roucoula Anak. Ca, c’est chouette ! On en refait une ce week-end ?!
-Tout doux, tout doux, je viens de me débarrasser des courbatures de la dernière…
-C’est un grand sportif comme tu peux le remarquer,” se moqua Sib en posant une main taquine sur l’avant-bras de Murdock posé sur la table.
Un rire aux creux des joues, Anak s’empara du troisième verre vide et se servit en limonade.
“Valérian n’a pas pu venir, désolée, leur annonça-t-elle, il est toujours occupé, en ce moment, et même quand je lui dis de bloquer un jour, il a un imprévu, pff.
-On va le kidnapper, pas l’choix ! décida Murdock avant de devenir sérieux, Comment va Yakta ? Elle est très pudique à chaque fois que je l’ai au téléphone, tu la connais.
-Elle est très pudique le reste du temps aussi, ajouta Anak dans un soupir, il lui faudra du temps…”
Murdock et Sibéal acquiescèrent avec compassion, et ils burent un instant tout en laissant l’instant couler. Et le sourire revint au visage d’Anak alors qu’elle déclara :
“En tout cas, je suis trop heureuse que vous soyiez là pour le week-end !
-Nous aussi ! assura Sib.
-Si tu l’avais vu alors qu’elle foutait le bordel dans notre chambre pour faire notre valise, rapporta Murdock, elle était toute excitée !
-Rhô, tu arrêtes de me balancer !” protesta Sib en le poussant à l’épaule en riant.
Murdock leva les bras en signe de reddition avant de hausser ses épaules et Anak se pencha vers Sibéal pour l’enlacer une seconde fois. Puis, prise par l’excitation, Anak se lança ensuite dans la présentation du programme qu’elle avait prévu pour le week-end et elle n’avait pas terminé celui du samedi que Murdock l’interrompit :
“Hep, hep, hep, gamine ! Avant toute chose, on a un cadeau pour toi.
-Ah bon ?”
Le couple échangea un regard de connivence avant que Murdock ne se penche pour farfouiller dans un sac à dos et en sortir un sachet de papier qu’il fit glisser sur la table. Après avoir jeté un coup d'œil à Sib qui lui sourit, énigmatique, Anak se saisit du sachet et écarta le papier pour y trouver…
“Des chaussettes ?!
-La grande classe, hein ?”
Interdite, Anak sortit complètement la paire de chaussettes en laine et les observa sans trop comprendre. A côté d’elle, Murdock et Sib peinaient à se retenir de rire face à sa tête alors qu’Anak les tournait dans ses mains. Les chaussettes étaient beiges et sur le col, une petite fée tenait une baguette et volait avec la posture de Superman, le bras devant. En capitale, deux mots étaient cousus.
“Super ma…, lut Anak avant de marquer une pause, marraine ?”
Alors que la révélation faisait son petit bonhomme de chemin dans la tête d’Anak, ses mains se hissèrent à sa bouche qui s’ouvrait dans un rond ahuri, et elle se tourna vers Sibéal qui se mordillait la lèvre tout en se tenant tendrement le ventre.
“Je vais être tata ? demanda Anak avec espoir.
-Et marraine si tu le veux bien, ajouta Sibéal.
-Si je le veux ?! s’écria Anak en se levant. Evidemment que je le veux !”
Sibéal aussi s’était levée et Anak observa la région de son ventre. Maintenant que Sib plaquait le tissu fleuri de sa robe contre elle, Anak pouvait discerner le début d’arrondi et un rire émerveillé s’échappa d’elle avant qu’elle n’étreigne une nouvelle fois son amie.
“Bande de cachottiers ! s’exclama Anak en direction de Murdock.
-Sérieux, t’es pas douée, aussi, souligna Murdock, quand t’as vu que y’avait pas de bière sur la table, t’aurais dû t’en douter…”
OoOoOo
Comme pour se faire pardonner son absence depuis le début du week-end, Valérian était allé personnellement demandé à Yakta s’ils pouvaient emprunter le catamaran pour une virée. Yakta avait aussitôt accepté sa requête ; après tout, un bateau était fait pour voguer et non, pour attendre, stationnaire, dans un port. Ce fut ainsi qu’en ce dimanche après-midi, alors que Murdock et Sibéal repartaient le lendemain, ils prirent le catamaran pour s’enfoncer dans les eaux vers une destination choisie par Valérian lui-même. Anak pilotait le Yak avec l’assistance de Chad qui, avec Apollo, s’était joint à l’expédition. C’était étrange de prendre la mer à bord du catamaran avec, mélangé pêle-mêle, un peu de son équipage, de celui de l’ancien Mod -qu’il repose en paix au fond des eaux- et du Mamui Ata. Ça leur rappelait à tous une aventure passée qui, sans être si vieille que cela, semblait appartenir à une vie antérieure.
Valérian les menèrent jusqu’à une île du continent Maori bien connue pour sa population de colibris aux couleurs chatoyantes. Alors que Murdock et Sibéal partirent visiter, qu’Apollo et Chad, sous couvert de surveiller le cata, s’installèrent dans le filet pour bronzer côte à côte, Valérian eut envie qu’Anak et lui aillent plonger dans le récif. La plongée sous-marine étant une passion qu’ils avaient en commun, il s’agissait d’une activité fréquente pour eux deux. Enfin, ça l’était en tout cas car leur dernière plongée ensemble commençait à dater…
Mais Anak compartimenta cette pensée pour apprécier pleinement le moment. Le récif était une véritable vision. Peuplé d’innombrables espèces de poissons et d’autres créatures qui avaient trouvé, en ce lieu protégé, le sanctuaire parfait où cohabiter. Tout en prenant un soin extrême à ne pas toucher le coraux, Anak suivait Valérian, sous sa forme marine, filmant tout grâce à sa GoPro. Lorsqu’Anak commença à manquer d’air, n’étant munie que de sa combinaison, de son masque et de ses palmes, ils initièrent la remontée à la surface quand, tout à coup, comme sortant de nulle part, une famille de dauphin se joignirent à eux. Frappée tout à la fois de stupéfaction et d’émerveillement, Anak ralentit son avancée alors que les cétacés nageaient à leurs côtés, leur tournant autour. L’un d’eux s’approcha si près d’Anak qu’elle put lui caresser le rostre. Valérian, à ses côtés, lui souriait doucement.
Incapable de prolonger plus encore son apnée, Anak dût se résigner à crever la surface pour recharger ses poumons en air mais à sa plus grande surprise, les dauphins étaient toujours là et l’avaient suivies. Ils produirent des petits sons aigus et chantant, et ce fut avec fascination qu’elle vit l’un d’eux bondir dans une cabriole hors de l’eau avant d’y replonger en l'arrosant.
“Mais c’est incroyable ! s’écria Anak. J’ai déjà vu des dauphins mais jamais de si près !”
Afin de la laisser profiter un maximum du moment, Valérian était resté quelque peu à l’écart et ce ne fut qu’alors qu’il s’approchait qu’elle réalisa qu’il ne paraissait nullement étonné. Bien au contraire.
“C’est toi ?! comprit-elle.
-Oui, je les ai appelés, révéla-t-il, pour te faire une surprise.
-Oh mais c’est si gentil, merci, m’amour !”
Valérian vint se positionner contre elle dans une demi-étreinte alors qu’elle continuait à contempler béatement les dauphins qui jouaient désormais ensemble, clapotant à la surface de l’eau. Anak peinait à réaliser que cette expérience était réelle et non rêver, et elle était tout à fait absorbée par le spectacle auquel elle assistait.
“Mais tu les connais ? demanda-t-elle. Genre, c’est tes amis ? Ils ont des noms ?”
Anak entendit les rires de Valérian non loin de son oreille droite. Pourtant, elle attendait réellement des réponses à ses questions. Même si cela faisait maintenant un an et demi que Valérian partageait sa vie, elle avait encore l’impression de connaître si peu à propos de son monde. Elle se rappelait encore de l'appréhension qu’elle avait ressenti quand il avait été convoqué au Palais des eaux par leur reine après lui avoir révélé que toute relation entre humains et sirènes était formellement interdite. Quand ils étaient revenus, Laureline lui avait appris qu’ils n’avaient non pas été réprimandé ou punis, mais félicités et décorés pour leurs exploits. Devant la confusion, Laureline lui avait expliqué que la loi qui interdisait les relations inter-espèces n’était plus appliquée depuis des lustres, mis à part par les conservateurs qui se faisaient de plus en plus rares.
En cet instant, elle avait compris que ce qu’elle connaissait de ce monde ne représentait qu’une goutte dans l’océan de ce qu’elle ignorait -mais également que Valérian avait une manière bien propre à lui de lui présenter les choses.
“Valérian ! Réponds-moi !
-Ce sont des amis oui, répondit-il, et ils sont venus m’aider à t’offrir quelque chose.”
Tiens, donc. Ces derniers temps, on lui présentait bien des cadeaux. Elle se retourna dans l’eau pour lui faire face, et il déplaça son bras pour venir lui entourer la taille. Encadré par sa longue chevelure soyeuse plaquée par l’eau, l’expression du beau visage de Valérian était étrange et prit Anak de court. Une anticipation stressée lui tirait les traits et ses yeux bleus océans semblaient l’analyser avec encore plus d’attention qu’elle employait elle-même. Ce n’était tout de même pas une nouvelle paire de chaussettes ?
La main libre de Valérian plongea dans la sacoche qu’il gardait sa taille et il en tira un petit objet qu’il plaça au creux des paumes d’Anak, entre eux deux. Baissant les yeux, Anak découvrit un coquillage. Un pétoncle au blanc immaculé, parfaitement propre et aux rainures délicatement définies. Bien que le coquillage était joli, elle peinait à comprendre pourquoi Valérian tenait à le lui offrir et elle releva un regard circonspect sur lui.
“Il s’ouvre,” lui indiqua-t-il alors.
Suivant l’indication, Anak usa de précaution pour ouvrir le coquillage et ce fut avec une facilité déconcertante que les deux parties de sa coquille se séparèrent pour révéler un magnifique trésor en son sein. Déposée sur un petit coussin de soie rose pâle, une bague en or étincela dès que les rayons du soleil coula sur elle mais ce ne fut pas ce qui causa l’éblouissement d’Anak. La bague était d’une perle plus belle que tout ce qu’elle n’ait jamais vu jusqu’à maintenant. Sur sa surface nacrée, des éclats bleu-violet voyageaient telles des vagues, un peu comme si la perle était aussi vivante que l’océan.
“C’est une perle d’Ephisnéya, elles sont sacrées chez nous et très protégées, lui expliqua Valérian. Et si j’ai dû tant m’absenter ces derniers temps, c’est qu’il est bien difficile de s’en procurer une.
-Vraiment ? s’entendit-elle demander, le souffle coupé. C’était pour ça que tu étais tout le temps occupé ?”
Un sourire désolé aux lèvres, Valérian acquiesça et elle sentit les larmes lui monter tout autant de soulagement, de reconnaissance que d’amour pour lui. Dans un effort pour les cacher, elle rebaissa les yeux sur le bijoux qui semblait à chaque coup d’oeil plus beau qu’au précédent.
“Et si pour les sirènes il est coutume d’en offrir une à sa moitié, il me semble que sur terre c’est par une bague que l’on s’unit…”
Incertaine d’avoir bien entendu, Anak releva les yeux sur le sourire plus assuré de Valérian qui l’encerclait cette fois-ci de ses deux bras.
“Anak Freeman, veux-tu bien m’épouser ?”
La mer autour d’eux ne connut qu’un seul moment de suspens avant qu’Anak ne bondisse en son sein dans un grand “Oui !!” si bien que la perle manqua de retourner dans le berceau de l’océan là où elle avait naquit. Fort heureusement, Valérian avait d’excellents réflexes et la perle fut rapidement placée en sécurité à l’annulaire de sa fiancée. Et quand ils s’embrassèrent, ce fut aux cris de célébrations de leurs témoins à nageoires.