Épilogue : L’île des baleines

Notes de l’auteur : Si vous êtes ici, c'est qu'il y a quelques chances que vous ayez lu ce roman jusqu'au bout. Donc : merci. :) Ce fut un drôle de voyage d'écrire ce récit (multiples tentatives et coups de rames dans la semoule) et je n'ai aucune idée de son potentiel ni de la qualité de sa trame narrative. Chaque commentaire et lecture est donc très précieux, car il est certain que je ne pourrai plus avancer dans ses corrections sans avis extérieurs sur cette histoire. J'espère que votre lecture vous aura plu malgré tout, et à bientôt sur PA !

J’ai perdu Valéria, et maintenant Judy. Tout ce qu’elle m’a laissé est sa peluche d’enfant. Celle que Valéria lui avait donné, petit clin d’œil au parrain de sa fille, qui ne parlait que baleines, bateau, île et voilier. Valéria m’avait dit, avant tout ça, ou bien après, je ne sais plus, qu’il y avait une île parmi les sept îles, qui s’appelaient l’île des baleines.

Je les connais les sept, chacune mémorisée par cœur, au fil de mes pérégrinations. Aucune ne s’appelle l’île des baleines. Elles portent toutes le nom de grands Connectés qui avaient soi-disant marqué l’histoire. On sait maintenant que leur grandeur est de ce qu’il n’y a rien de moins certain, depuis que la vérité circule dans les rues de toutes l’Océotanie.

Trois mois de chaos et de révolution.

La voix du porte-parole du Parlement continue de vibrer entre les murs de la capitale. Entre les murs de Roche-Lieu, entre les murs d’une Otaïla déserte. Entre les murs en bois de mon voilier qui tangue, tangue, au rythme du vent qui siffle avec hargne. Partout, dans toute l’Océotanie la vérité se déverse dans un flot de verbes.

Les Connexions ne sont plus et notre Histoire est un mensonge.

Nous devînmes la main armée de l’empire. Parce que j’étais trop lâche pour mourir. Pour souffrir. J’étais devenue immortelle. J’aurais dû agir alors qu’il était encore temps.

Et dire que j’ai rencontré la femme qui a écrit ces mots vieux de plusieurs siècles. Dire que c’est elle qui nous a menés à la Grande Déconnexion.

Je voulus déconnecter l’empereur. J’ai frôlé la pendaison. Puis le bûcher. Puis enfin le billot. Et je ne voulais pas savoir ce que cela signifiait que de vivre, la tête détachée du corps.

Artéga remplaça Yeird Clastfov pour le compte de l’empereur qui ne voulait pas propager l’histoire d’une tragédie. Réécrire l’histoire. Il voulait la gloire des Calamités. Leur bravoure. Leur noblesse. Leur générosité.

Non, pas la lâcheté.

Artéga transmit l’Anti-lumière à son premier enfant.

Moi, je fus prise dans une embuscade alors que je m’éloignais de la guerre, dans un corps de vieille dame, vers les hauteurs. J’expérimentai pour la première fois, la mort. Mon corps mourut d’une flèche de glace dans le cœur. L’Anti-lumière voyant son hôte mort, me quitta et s’empara du corps d’un paria.

Mon cœur mit trois mois à battre à nouveau. Je mis quatre générations à retrouver le fil des porteurs à qui j’avais cédé l’Anti-lumière.

           

Je suis Léna Clastfov. L’héroïne de la guerre contre le Prince des sangs, le monstre sanguinaire qui peuple les cauchemars des enfants. J’ai connu le Prince Décent, il avait un visage et ce n’était pas un diable. Le monstre n’est pas celui auquel on pense.

Si vous lisez ces lignes, c’est que j’ai réussi à rendre ce que nous avions volés. J’ai réussi à vous transmettre la vérité.

Nous ne sommes pas sept-cent-deux ans après l’Avènement des connexions. Les Connexions existaient bien avant mon époque. Nous sommes trois-mille-quatre-cent-cinquante-deux ans après l’A.C. An 3452.

Quant à vous qui lisez ces lignes, je ne sais combien de temps s’est passé, combien de centaines d’années me séparent de vous. Pour vous, c’est encore un autre an.

Et si vous pensez avoir perdu la lumière, ouvrez les yeux, ouvrez votre cœur. Faites face à votre part d’obscurité.

La Lumière vous guidera.

           

Je suis les mots de Léna, aveuglément à travers la distance et le temps, la voix du porte-parole et des baffles grésillant de la radio, et tout ce que je sais d’elle. Quinze ans en vérité se sont écoulés depuis qu’elle a écrit son histoire, parole d’antiquaire. Elle a vécu sept-cent ans et des broutilles. Elle m’hypnotise encore. Sa force de persuasion plus grande que ma rancune.

J’espère encore retrouver, entre les lignes, celle qui avait été autrefois Mélaine dans les couloirs des Doigts de fée, derrière son étal de babioles adressées aux maîtres du Feu. Comme si toute cette histoire n’était qu’une simple construction de salades. Mélaine m’a aidée à protéger Judy. N’est-ce pas ironique, sachant qu’elle manigançait la Grande Déconnection, son seul salut, chaque jour que je la croisais !

Nous avons construit des mensonges entiers ensembles pour me faire passer pour un Déconnecté et dissuader Judy de suivre son rêve de Connecté. Mélaine m’a manipulé de bout en bout, et je n’ai rien vu venir.

Je serre la peluche entre mes doigts. Cette peluche est tout ce qu’il me reste de Valéria et Judy. Tout ce qui me rattachent à elles. Nous ne sommes pas du même sang, pourtant elles sont pour moi comme ma sœur et ma fille, ma famille de substitution, ou bien l’unique que j’ai réellement eue. J’ai eu beau jouer un rôle pendant une quinzaine d’années, à force, c’était devenu ma vérité. Ça l’est encore. Les mots mentaient, le cœur jamais.

La côte de l’île du Faiseur-de-pluie se rapproche à l’horizon.

Cette île s’appelait l’île des baleines avant que l’empereur n’efface la moitié de l’Histoire. La radio continue de parler.

« Voilà les derniers mots écrits par Léna Clastfov à l’an 3452, année authentifiée par le Siège d’archéologie d’Edel, dans le carnet trouvé à la Source, le seul endroit en Océotanie où les portails qui relient la dimension des Esprits à la nôtre peuvent être ouverts. »

Je change la chaîne. Les politiciens passent tour à tour sur les trois ondes existantes. Cette invention vient à peine de voir le jour, et elle a déjà envahi tous les foyers océotaniens.

« Oui, c’est ça. C’est ce que je pense. Le Cabinet des Inventions va prendre de l’ampleur, maintenant que les Connexions ne sont plus là pour nous assister dans notre vie quotidienne. Voyez, déjà la radio. Cette invention s’est répandue dans l’Océotanie avec une vitesse sans précédent. À présent, il nous faut reconstruire ce que nous n’avons pas construit parce que nous n’en avions pas besoin. Il faut rétablir la vérité, mais les fauteurs de trouble seront partout. Personne ne veut y croire. C’est trop brutal, et pourtant, cela impacte tout le monde. Nous sommes obligés de le voir en face. Il faut s’attendre à une grande crise qui dévastera l’Océotanie, sur tous les plans, une inversion des rôles et des discriminations. Nous voyageons vers un monde d’absolue incertitudes… »

Je coupe le son à l’entrée du port. Les drapeaux flottent au-dessus des mâts. J’amarre le voilier, et je pose le pied sur l’appontement. Je sais exactement où aller. Je me dirige droit vers le restaurant qui fait face au port, et je commande une voiture.

La route est gravillonneuse. La voiture gravit le plateau en crachotant la rouille des vieux rouages. Une immense étendue d’herbes vertes éclatantes semblant aussi doux que le duvet s’ouvre devant le pare-brise. Les falaises tombent dans la mer.

Je la gare juste à côté d’un chemin qui zig-zag dans la côte, comme le chemin secret dans les flancs de la montagne d’Edel.

Il y a une croix au bout de ce chemin. C’est là que le corps de Valéria a été rendu à la mer selon la coutume des gens d’Audal dont elle faisait partie. Depuis l’île des baleines. Ici aussi que je devrais retrouver Judy. Je reviendrai tous les jours s’il le faut.

Je n’ai pas réussi à être le bon père. J’ai abandonné un enfant. Pire, je lui ai menti. Me pardonnera-t-elle, un jour ? Je lève les yeux avec espoir. Une silhouette se tient bel et bien devant la croix.

La roche effritée crisse sous mes semelles et Judy tourne la tête. Trois mois d’errance marquent à jamais son visage.

— Papa, dit-elle comme si elle n’y croie pas. Tu es là.

Quand j’entends ce mot, j’entends toutes mes craintes se taire. Puis elle se détourne : elle est venue pour Valéria.

— Judy, il est temps de montrer à ta maman que je ne vis pas qu’à travers les photos des journaux. Il est temps d’aller voir les baleines. Pour de vrai. J’ai un bateau.

Temps de retrouver sa famille ?

Elle sourit tristement et jette le bouquet de fleurs qu’elle a entre les mains dans le vide, vers l’écume de l’océan contre les falaises. Des petits asters bleus.

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