38 : Comme le sable

La pelle avait buté sur quelque chose qui avait craqué, avec pour seuls témoins Damassieu et Den, deux ombres étendues autour de Mémé, dans une eau trempée de rouge. Les paupières de cette dernière étaient fermées paisiblement comme si elle était dans un cercueil et qu’on célébrait aujourd’hui son enterrement. Et Judy creusait sa tombe. Elle souleva une nouvelle motte de tourbe.

Quelque chose de blanc. Des ossements. Puis en dégageant la « tombe », Judy se rendit compte que la pelle avait rencontré la surface dure d’un petit coffre. Elle prit le coffre, légèrement enfoncé par son coup de pelle, et l’ouvrit. Aucune nécessité de clef. Qui irait chercher ce coffre ici ? Personne. Il n’y avait pas de carte au trésor. Personne ne savait même qu’il existait et ce qu’il contenait.

C’était un petit carnet aux pages fragiles et jaunâtres que l’humidité n’avait pas épargné. Cependant, les lettres esquissées d’une encre à toute épreuve étaient nettes et précises, comme l’esprit de celle qui les avaient écrites.

Elle tenait à présent le carnet dans ses mains depuis plusieurs minutes. Le quart d’heure puis la demi-heure, accrochée à chaque mot, à chaque phrase, dernières bouées et dernières vagues de son long naufrage.

Quelqu’un approcha, brisant la quiétude dans laquelle elle était plongée – dans sa tête, les images de guerre et de sang se succédant. Elle releva les yeux au bout de quatre froissements sonores de branches et d’herbes sèches et rigides. Lunaé se tenait devant elle.

— Oui ? demanda Judy.

N’était-ce donc pas assez clair ?

— Vous savez que je ne vous suivrai pas ?

— Judy…, répondit Lunaé. Ils vont… Tu vas passer en justice si tu restes ici. Tu vas être condamnée. Tu as vu ce que tu as provoqué ?

— Condamnée ? répéta Judy. Par qui ? Qu’est-ce que vous pourrez y faire, de toute façon ? Ne me dites pas que vous allez me cacher. Me protéger. Je sais bien que cela n’a jamais été votre but et ne le sera jamais.

Elle se tourna presque instinctivement vers Pierre et Nathanaël, aux côtés de Kateline, des centaines de pas plus loin dans le marais. Savaient-ils que la garde verte arriverait d’une minute à l’autre ? Que M. Olivertown serait soigné ? Qu’il n’y avait pas besoin de courir à la montgolfière ?

— Les Chaussettes violettes, aussi, elles passeront en justice. Si vous ne déguerpissez pas maintenant, vous êtes cuits.

Lunaé fronça les sourcils. Pas longtemps. Elle comprit à quoi elle faisait référence quand Judy tapota sa montre.

— Oui, la garde a infiltré les Lombrics. Ils arriveront d’une minute à l’autre. Vous êtes cuits. Fuyez donc ! Mais sans moi. Contrairement à vous, je ne passerai pas ma vie à fuir.

Elle sera le carnet entre ses doigts, et Lunaé ne tarda pas à le remarquer.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle malgré le temps qui commençait à dégringoler devant elle.

— La vérité.

Lunaé jeta un coup d’œil nerveux vers l’horizon.

— Partez, dit Judy. Vous saurez bien assez tôt tout ce qu’il y a à savoir.

Toute l’Océotanie saurait. Ils n’auront pas d’autre choix que d’y croire.

Luné secoua la tête, entre frustration et déception.

— Tu devras fuir, Judy. La population va te haïr.

— La moitié de la population, répondit Judy. Je n’ai pas peur. Je fais partie de l’autre moitié de la population à qui j’ai tout pris.

Elle soutint son regard, semblable à deux puits sombres. Lunaé recula lentement, luttant sans doute contre l’empressement.

— Au revoir, Judy.

Elle se retourna, et trottina vers l’attroupement. Elle ordonna de partir.

— Au revoir, murmura Judy.

Lunaé, Eustache, M. Olivertown, Nathanaël, Kateline, Pierre… Quand il y avait trop de monde à citer, on ne citait plus les noms. Au revoir.

Eustache se figea en apercevant Judy ; elle le salua de la main, prenant le risque de recevoir sa haine à lui aussi. Il leva la main, avec hésitation. Elle ne pouvait pas voir avec précision s’il affichait de la tristesse ou bien une amertume contenue. Ce n’était pas… elle devrait éviter d’y penser. Pierre et Nathanaël suivaient déjà Lunaé, M. Olivertown s’appuyant sur leurs épaules. Il pouvait tenir debout avec de l’aide. Quelque soit la blessure, il s’en sortirait.

Kateline fut la dernière à décamper. Elle resta un instant face à son père, sans rien dire. Et puis, le vent tourna, peut-être, signal inaudible qui la poussa à tourner également des talons.

Judy se pencha au-dessus du trou qu’elle avait creusé. Finalement, ce trou ressemblait davantage à une tombe qu’à un trou. Mémé ne lui avait jamais parlé de son frère. Pourtant, Judy était presque sûre qu’elle aurait souhaité être enterrée à son côté. Il avait été important pour elle.

Elle était presque sûre qu’elle lui avait dit entre les lignes qu’elle aurait souhaité être enterrée ici.

Judy n’hésita pas longtemps. Elle tracta le corps de Mémé, étonnamment lourd. Ce n’était pas le corps de Léna. C’était le dernier corps de sa vie, là où son âme était partie. Sa véritable tombe, parmi des centaines. L’illustre Léna Clastfov avait une tombe et Judy la connaissait.

Judy la fit doucement rouler dans l’excavation, puis, ôta délicatement la tourbe qui avait entaché son visage et lissa les plis de son manteau. Elle chercha la nappe de la table de la cuisine de la cabane, dont les broderies étaient encore visibles malgré la poussière, le sel et l’humidité, et l’étendit sur le corps endormi de Mémé.

Avec une lenteur contrôlée, elle la recouvrit de terre, émettant des bruits de clapotis à chaque pelleté. Quand elle eut fini, la tourbe avait repris son aspect initial. Quelle tombe ? Il n’y avait pas de tombe. Léna pouvait retomber dans la légende aux côtés de son frère. Peut-être qu’un jour Judy reviendrait honorer sa promesse et tracer dans la pierre non pas ici repose Mémé mais ici repose Léna Clastfov. Pas aujourd’hui.

Des silhouettes apparurent petit à petit à l’horizon. L’escadron de la garde verte. Les rayons du soleil percèrent enfin le film vaporeux des nuages, morcelant le ciel. Les Chaussettes violettes avaient déserté la plaine. Il ne restait plus qu’elle, Luc le faux Lombric, Gaspard et Aster.

Le faux Lombric leur avait sans doute déjà tout dit. Ce dernier d’ailleurs avait abandonné sa radio. Il se tenait sur le pas de la porte, prêt à intervenir. À retrouver son véritable chef.

L’escadron encercla la cabane. D’autres pantins en uniformes que Judy ne saurait différencier. Dertella se trouvait au centre du demi-cercle, vêtue de noir et de blanc, et avançait d’une allure déterminée droit vers Judy. Nul doute que c’était à elle qu’elle voulait parler. Ça tombait bien. Judy avait la vérité à lui rendre en échange de sa liberté. Ce devait être un marché équitable. Dertella devait l’accepter parce Judy n’avait de plan B.

Dertella intima d’un geste à ses gardes du corps de s’arrêter où ils étaient, alors qu’elle continua de marcher.

— Judy Blyton, dit Dertella en la saluant d’un hochement de tête.

— Madame la présidente du Conseil des ministres, répondit Judy.

Dertella s’approcha, son regard ambré et froid la détaillant avec la manière d’une femme de pouvoir. Vue la distance qu’elle marquait, elle devait se méfier de Judy. Cela la fit rire intérieurement. Il y avait à peine un an, elle se faisait jeter par terre par l’un des agents de la garde verte. Celle qui n’était qu’un moucheron était devenu un aigle redoutable en un claquement de doigts ? Voilà la fumée qu’étaient les apparences !

— Je ne suis pas dangereuse, madame, dit Judy en souriant sans pouvoir s’en empêcher. Le pire est derrière vous, maintenant.

Dertella plissa les yeux, piquée de curiosité, mais ne parla pas.

— J’ai un marché à vous proposer, dit Judy.

— Il va être difficile d’éviter la justice, vous savez. Même à votre âge.

Judy ne cilla pas. Difficile ? Elle allait lui montrer ce qui était difficile.

— Je vous offre toutes les explications et la vérité sur l’Histoire de l’Océotanie si vous me laisser partir après vous l’avoir remis. Vous me laisserez partir et disparaître sans me suivre.

— Quelle vérité ? Vous avez ouvert la dimension des Esprits avec votre associé Pierre Forêt. La vérité est limpide.

Qu’est-ce qu’ils étaient bien renseignés !

— Ajoutez-le à notre accord, dit Judy. Lui aussi vivra libre.

Son insolence ne plaisait pas à Dertella, dont la lèvre supérieure frémit.

— Oui, jusque-là vous avez juste. Vous êtes bien informée. (Elle pointa du menton l’entrée de la cabane.) Luc a fait du bon travail.

Dertella claqua de la langue, agacée.

— Vous avez ensuite déconnecté l’entièreté de la population. J’ignore comment, mais c’est ce qu’il s’est produit. Il faudra réparer vos erreurs.

— Mais c’est fait. C’était cela. J’ai réparé l’erreur de l’humanité. C’est la déconnection, votre réparation.

Oh non, elle ne pouvait plus s’empêcher de rire, à présent à gorge déployée.

— Je n’aime pas comment vous parler, dit Dertella.

Judy reprit son sérieux en un instant, frappée au cœur.

— Vous aimerez encore moins la vérité. J’ai entre mes mains un manuscrit qui date de plusieurs siècles. Il vous sera facile de l’authentifier.

Ils ne la croiraient jamais. Qu’est-ce qu’il lui avait pris de croire, elle, qu’elle pourrait s’en sortir finalement ? Elle tendit le carnet, en soutenant le regard de la présidente. Dertella le saisit, circonspecte, comme s’il s’agissait d’un artéfact maléfique, puis se tourna vers la cabane :

— Chalieux !

Luc accourut.

— Oui ?

— Trouvez l’antiquaire. J’ai une pièce à faire analyser.

Luc hocha la tête et disparut dans les troupes. Ils étaient excessivement nombreux pour le peu qu’ils avaient été ici : les ennemis, les morts, les soldats de Lombrics et des Chaussettes violettes. Ils les avaient surestimés. La garde verte avait pris l’habitude de surestimer les Lombrics depuis qu’ils avaient pris possession des sous-sols d’Edel.

— Je ne peux pas te laisser partir, reprit Dertella.

— Vous pouvez. Ce n’est pas une question de pouvoir, c’est une question de vouloir. Vous avez le choix.

Il fallait dire qu’elle ne lui avait pas parlé avec la plus grande cordialité. Si Dertella refusait, elle ne pourrait s’en prendre qu’à elle-même. Sa cage thoracique rapetissait. Non. Elle ne pouvait pas retourner en prison. Retourner à la case départ. L’horlogerie, Otaïla, ou bien le chalet. Elle n’avait véritablement choisi aucun de ces endroits. Elle s’en était toujours enfuie ; elle n’était jamais partie comme toute personne libre le ferait. Cette fichue cabane non plus. Les geôles d’Edel, sa vie entière s’envolerait. Ouvrir le portail alors n’aurait servi à rien, sauf à Léna.

Dertella l’observa de longues minutes.

— Qu’est-ce qui me prouve que tu ne mens pas ?

— J’ai causé la déconnection de tous les Océotaniens. Je n’ai pas déconnecté l’humanité. J’ai simplement ouvert le portail. Ce sont les Esprits qui nous ont déconnecté. On les avait volés, il y a des centaines d’années, ils étaient furieux…

Les mots s’échouèrent dans la fange.

— On m’a menti pour me faire faire ce que l’on veut. On m’a menti. On n’a fait que ça. Je dois partir. Je suis restée alors que j’aurais pu fuir. Je suis restée pour vous donner la vérité, madame la présidente.

Elle voudrait se mettre à genoux. Croyez-moi. Croyez-moi. Mais elle avait le sentiment qu’aucun mot ne servait plus à rien.

Dertella ouvrit le carnet, le feuilleta, le parcourut des yeux.

— Je lirai ce manuscrit.

Judy retint son souffle. Ce n’était pas un non.

— S’il répond à mes questions, si je pense qu’il est vrai, je vous laisserai partir, toi et Pierre.

— Et Nathanaël.

Dertella l’interrogea du regard. Elle ne le connaissait pas.

— Et Nathanaël, qui soit-il, d’accord.

— Et…, reprit Judy. Hum, mon père. Il est à l’étage de la cabane. Il a été emprisonné par Aster, affamé. C’était un ancien membre de la garde verte. Vous l’aiderez ?

Dertella garda un faciès de marbre. Elle reprenait enfin l’ascendant sur la conversation. Judy demandait et elle répondait.

— C’est tout, dit Judy.

C’est tout. Les autres se débrouilleraient. Kateline s’en sortirait comme à chaque fois. Aster irait enfin payer ses actes. Les Chaussettes violettes, également.

L’antiquaire arriva après une éternité. Dertella avait déjà lu la majorité du tas de lettres qu’il y avait à lire. L’antiquaire était une grande femme longiligne, et surtout très patiente. Dertella lui remit l’ouvrage sans un mot, puis s’adressa à Judy :

— Pars avant que je change d’avis. Que je ne te revois plus jamais.

Son cœur se figea, effrayé que ses oreilles l’aient mal entendu. Ses jambes tremblaient. Honorez vos engagements, s’il vous plaît. Qu’ils puissent tous vivres libres et vivre, tout court. Elle recula. Elle avait l’impression d’être un animal de proie. Elle contourna la cabane par l’arrière, le plus loin possible d’Aster, et se mit à courir à travers les marais.

Fuyait-elle comme elle s’était promis de ne pas le faire ?

Elle ne partait pas. Elle fuyait encore. Elle fuirait toujours.

Quand Dertella se transforma en ombre sur l’horizon orange, Judy courut de plus belle, mue par une autre force qui n’était plus la peur. Elle allait rencontrer son destin. Ce n’était pas la fin car elle venait d’échapper à la prison, ce ne pouvait pas être la fin.

C’était le début de sa longue épopée.

Le soleil se couchait sous les écailles dorées des nuages et les feuilles des hautes herbes ondulaient dans le vent frais, comme des cheveux blonds. Judy courait et ses chaussures laissaient des traces brunes sur une langue de sable infinie.

Des traces de pas qui se remplissaient d’eau et disparaissaient, laissant derrière elle une surface aussi lisse que celle du reste de la plage.

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