Hugues se tenait là, immobile, les yeux partagés entre le visage parfaitement illuminé de son aîné et la missive de l’Empereur lui-même. Pourtant installé sur son énorme fauteuil, sur lequel il passait l’intégralité de ses journées, affairé aux tâches les plus intenses de sa vie de maire, il n’avait jamais eu position si peu confortable qu’aujourd’hui. Malgré cela, il y restait assis, le poids de ses doutes le rivant contre le dossier couvert de velours rouge.
La lettre entre ses doigts, dont l’écriture manuscrite possédait l’élégance même de l’aurore, lui annonçait la plus incroyable de toutes les déconvenues.
« À mon très cher maire Hugues Lewis, dévoué à sa tâche,
Premier Consul de l’Empire,
Président du Conseil d’Administration et directeur général de Morrow Factory,
Par la présente missive, J’annonce votre destitution prochaine du titre de consul de l’Empire, ainsi que du poste de maire de la Sainte Everlaw. Vos actions certes honorables envers notre glorieuse cité ne pourront effacer vos écarts. Mes avertissements vivement ignorés, vous voilà ainsi dans l’obligation de quitter vos fonctions dès la prochaine assemblée du Sénat, que Je présiderai en personne.
Humphrey Lawrence Aurora,
Troisième du nom,
Empereur d’Everlaw, des Cités et de l’Aurora. »
Écartant de sa vue le papier doré, il contempla d’une moue perplexe le sourire de son fils. À sa gauche se tenait une femme, d’une vingtaine d’années, si ce n’était moins, le visage parfaitement inexpressif. Son regard, d’un mauve intense, décoré de cils en amande, trônaient une face aussi charmante que celle d’une poupée de porcelaine. Ses cheveux caramel étaient trônés d’un voile blanc, plongeant jusqu’au milieu de son dos. Elle était habillée de ces tenues de servante de manoir, sobres et distinguées à la fois, et se tenait parfaitement droite, attendant les paroles de ses maîtres.
« Que me vaut donc ce grand sourire, Abel ? prononça enfin Hugues Lewis, sous l’air ravi du jeune homme.
— Je tenais à vous l’annoncer en personne ! J’ai travaillé dessus pendant des mois, presque plus d’un an… Vous souhaitez peut-être en finir avec ces documents ? Je ne souhaite pas vous gêner avec…
— Oh, non ! Non, c’est juste une missive de l’Empereur, comme il m’en envoie souvent. Il n’a d’ailleurs pas pensé à te saluer, cette fois. Je t’en prie, présente-moi ton… amie.
— En vérité… Il s’agit de bien plus qu’une amie, père.
— Oh ! », s’exclama-t-il avec surprise, ses coudes quittant le bureau. Il se racla la gorge et dissimula son regard gêné. « Je ne pensais pas que tu en choisirais une si tôt, et d’extraction plutôt basse, je dois dire…
— Seigneur non, Père ! s’esclaffa Abel, sans réaction de la part de la dame. J’ai bien une prétendante, mais elle est assidument plongée dans les études. Si cela vous rassure. Non, il s’agit ici de… enfin, dans un sens… de ma fille. »
Le père fronça les sourcils.
« Oui, continua l’aîné, ce n’est pas très clair… Laissez-moi plutôt vous montrer ! Lyza ? »
La jeune dame leva les yeux en direction d’Abel, les expressions toujours absentes de son faciès symétrique.
« Oui, Abel ?
— Présente-toi à mon père.
— Qui est votre père ? »
À ces mots, Abel ricana légèrement, la gêne empourprant ses joues, et il se racla la gorge.
« Mon père, ici présent, maire d’Everlaw.
— Bien. » Elle se tourna en sa direction, avant de s’incliner respectueusement, dans un mouvement d’une époustouflante fluidité. « Ravi de vous rencontrer, mère. Je me nomme Lyza. »
Elle resta bloquée ainsi, tête baissée, alors que les deux hommes attendaient une suite à cette phrase. Lewis dirigea ses pupilles en direction d’Abel qui, d’un grand soupir, ordonna à Lyza de se relever.
« Elle n’est pas encore au point, je me suis un peu pressé pour ce qui est de l’intelligence, mais…
— L’intelligence ?
— Eh bien ! Il s’agit ici du premier prototype d’éternel ! Ou de sinistré vivant… Ou de non-sinistré… J’avoue hésiter encore sur le nom. »
Lewis planta son regard stupéfait dans les yeux de la jeune femme, toujours immobile. Il se leva alors d’un coup, tout fardeau l’ayant quitté.
« Il s’agit de… d’un robot ?
— Oui ! En chair et en… cuivre. Mieux : j’ai même réussi à synthétiser tous les sens. Le toucher, l’odorat, l’ouïe, la vue et même le goût ! Elle peut digérer des aliments pour alimenter ses batteries, elle voit aussi bien qu’un humain, ses appareils auditifs sont à vibration, comme un tympan, et sa langue… C’est compliqué à expliquer ça, mais voilà ! »
Le père tournait autour de la création de son fils, qui restait tout à fait droite, suivant du regard celui dont les yeux ne la quittaient plus. Il posa avec douceur ses doigts sur sa joue, et se surprit à y trouver une intense chaleur.
« Elle est brûlante…
— Pas très compliqué de faire chauffer un robot pareil, se vanta le jeune homme. Le plus dur était de stabiliser le tout. Sa température corporelle est de quarante-huit degrés constants, dix virgule cinq degrés de plus que nous. Elle pourrait même avoir de la fièvre.
— Elle sent tout ? continua le consul baladant ses doigts sur le visage de la jeune femme.
— Oui, absolument tout. Allez-y, touchez partout ! Lyza ? Ferme les yeux et indique-moi où il te touche.
— La joue. Le cou. La main. Le dos. Le ventre. Le postérieur. Les épaules. » La curieuse dame répondait sans erreur, les yeux clos.
« Vous voyez ? s’enthousiasma le chercheur.
— Fascinant, en effet », songea Hugues en s’écartant. Il tourna la tête en direction de la lettre de l’Empereur, posée sur son bureau. Tout le poids du monde retomba sur ses épaules fatiguées, tandis qu’il gardait une posture droite, torse bombé, tel qu’il en avait l’habitude. Une fine pellicule de sueur perla son front creusé de rides. Un acouphène vint lui percer les tympans, alors que la voix excitée de son fils lui parvenait en écho. « Dis-moi, reprit-il en interrompant ce dernier.
— Oui ? répondit-il d’un grand sourire, les doigts caressant le menton délicat de l’éternelle.
— J’ose imaginer que personne d’autre n’est au courant.
— Seulement vous et moi. Le directeur d’Almaden a également conservé certains de mes plans, mais il ne s’agit là que de choses dont il ne s’intéresse pas. Je compte également présenter cette invention à l’Empereur en personne.
— Tu en as conçu d’autres ?
— Pour le moment non, mais j’espère bien en faire fabriquer d’autres oui ! Le but est de permettre à tous les sinistrés d’avoir un corps sensible. Imaginez ceux-ci redécouvrir les plaisirs du corps. J’ai étudié de vieux sinistrés pendant mes nombreux mois de recherche, et ils souffrent bien plus que n’importe qui. Leur corps ne ressent plus rien, mais leur cœur est pétri de douleur. Ils ne parviennent plus à distinguer le vrai du faux, la pensée du geste, leur mémoire du présent… Le plaisir de sentir les caresses sur sa peau, les odeurs des plats, la subtilité des vinyles, ou même se fatiguer et pouvoir dormir. C’est tout ce qu’un sinistré désire. Je pense qu’avec ce projet, Père, je peux permettre un nouveau pas en avant pour le monde. Quand ça sera prêt, bien sûr, haha ! »
Hugues pinça doucement la peau du cou de Lyza, qui eut un léger réflexe musculaire. Oui, son corps fuyait la douleur. Il la ressentait.
« Cela ferait probablement plaisir à notre Lorace, reprit le père en s’éloignant en direction de la porte.
— Très certainement, reprit le fils avec enthousiasme. J’admire sa résilience. Bientôt deux siècles qu’il endure son corps. Nous pourrions avoir un éternel au Sénat, imaginez alors ! Un humain immortel. Le futur de l’évolution.
— L’évolution. Oui, je pense également que c’est le mot. »
Il commençait à voir flou. Son pouls martelait ses tempes, comme si les cloches étaient en train de sonner.
« Je pensais offrir ce prototype à la fille de l’Empereur. Cela ferait un merveilleux cadeau, ne pensez-vous pas ? Elle vient de fêter ses seize ans !
— Très certainement, répondit le père d’un ton non assuré.
— Lyza, veux-tu bien nous laisser seuls ? Va auprès des domestiques du palais impérial, qu’ils te présentent à la princesse.
— Bien », dit simplement l’éternelle avant de s’incliner proprement et de marcher avec élégance jusqu’à la porte. Son regard traversa celui du maire un court instant, qui lui ouvrit la porte avec la plus grande des amabilités. Il la ferma ensuite, la verrouillant à double tour.
« Aucun risque qu’elle se fasse remarquer ? hasarda Hugues, cherchant un cigare dans sa poche.
— Aucun, elle est faite pour agir comme un être humain. Comment pourrait-on douter qu’il s’agisse d’un robot, après tout ? Bon, son intelligence reste à désirer, je la lui ai implantée d’urgence… mais ce projet concerne avant tout les sinistrés !
— Un corps pour un sinistré… Un éternel. Abel, tu ne cesses de me surprendre, mais je pense qu’aujourd’hui encore, je peux l’affirmer. Tu es ma plus grande fierté en ce monde. »
L’intéressé ne cacha pas ses rougeurs et frotta l’arrière de son crâne, flatté.
« C’est méchant pour Joshua, mais je prends le compliment, Père.
— Je ne sais comment réagir, très honnêtement… Tiens, si. J’ai une nouvelle invention à te montrer, moi aussi. »
Plein d’enthousiasme, le trentenaire s’avança en direction du père, qui restait les bras croisés devant une plaque d’un noir de jais, qu’il n’avait pas encore remarqué. Un cigare éteint à la main, Lewis en coupa le bout et le garda entre ses doigts.
« Sais-tu ce que c’est, ça ?
— Je crains bien l’ignorer, affirma Abel.
— Une plaque de cuisson. »
À ces mots, le fils ne cacha pas son rire, auquel le père répondit d’un simple sourire.
« Oh, mais moque-toi, je t’en prie. Sais-tu ce que cette plaque a d’unique ?
— Non, Père ? se reprit Abel, séchant une larme.
— Elle ne nécessite aucun gaz. Simplement de l’électricité. Mieux encore, on peut adapter très précisément la vitesse de chauffe et la température. Et lorsqu’elle détecte qu’une partie de notre peau entre en contact avec elle, elle s’éteint automatiquement, dissipant toute chaleur. Celui-ci est un prototype, cette dernière option n’a pas été intégrée. »
Illustrant ses propos, le père tourna une petite manivelle, éclairant la plaque d’un rouge ardent. Il devint de plus en plus vif, à mesure qu’il actionnait la machine. Le fils, quant à lui, était relativement perplexe. Face à l’incroyable découverte dont il lui avait fait part, cette plaque avait bien peu de valeur scientifique…
« Je crains de ne pas vous suivre, avoua très justement Abel.
— Toute création peut bouleverser le monde. La mienne permettra à tout un univers culinaire d’être révolutionné. Des plats d’une immense précision pourront être concoctés, pour les papilles les plus exigeantes de notre classe. Mais également, les familles plus modestes pourront peut-être s’en procurer, et élever le niveau de leur cuisine. La tienne permettra à des gens souffrants de retrouver une raison de vivre. Elle élèvera alors la condition humaine à une condition presque divine. Elle bouleversera le monde entier, et sur tous les plans. Santé, recherche, sport… politique. Une telle technologie est précieuse. Plus elle est précieuse, plus elle est convoitée. À cela, il faut faire attention, mon fils. »
Buvant ses paroles, Abel gardait ses yeux rivés sur ceux de son père, fixés sur le rouge de la plaque. Ceux-ci se tournèrent après quelques instants vers son fils, et se couvrirent de larme.
« Père ? s’inquiéta le fils.
— Tu es ma plus grande fierté, répéta Hugues, essuyant ses yeux avec son mouchoir de soie. De très loin. »
Il posa sa main sur l’arrière du crâne de son aîné, pour qui les larmes ne tarderaient point à venir.
« Ma plus grande création. »
Il caressa cette fois-ci sa joue, d’une jeunesse radieuse.
« Je regrette que tu sois si sincère. Trop pour conserver tout le savoir dont la nature t’a fait don.
— Père ? »
Ce dernier enfonça le mouchoir de soie dans la bouche d’Abel, avant de venir plaquer son visage contre la plaque incandescente. Le bruit de chair brûlée masqua ses hurlements étouffés, et l’odeur envahit la pièce. Le bras tremblant, le visage couvert de larmes, Hugues Lewis maintenait la tête de sa progéniture contre le métal hurlant.
Quand tout fut fini, il lâcha prise, et laissa le visage fondu tomber au sol. L’homme ne retint pas les relents de son estomac, étalant tout sur la précieuse moquette outremer. Tout en allumant son cigare sur la plaque encore rouge, il activa le système d’aération, avant de débrancher son invention. Il marcha d’un pas lourd jusqu’à son bureau, respirant d’intenses bouffées de tabac brûlé, et tapa sur sa machine à écrire. « Venez, l’Araignée. »
Lorace Swaren mit peu de temps pour toquer à la porte, que le maire ouvrit juste assez pour laisser le corps svelte du sinistré entrer dans la pièce. Ce dernier fit tomber son haut-de-forme en découvrant le corps du démiurge, Abel Lewis, le visage brûlé.
« Je vous en serais fort reconnaissant si vous pouviez vous occuper de ça en second lieu, dit le consul d’un ton calme. L’Empereur me pose quelques déconvenues.
— Je suis censé ne point réagir à ce que je vois, Lewis ? Je ne me fourvoie pas, il s’agit bien de…
— Oui. Lui-même. Les obsèques attendront. Une affaire impériale nous attend. »
Lewis s’assit à son bureau et tendit la lettre au robot, qui l’attrapa après de très longues secondes d’hésitation. Ses yeux verts parcoururent l’élégante écriture, et il en oublia un instant le grand brûlé derrière lui.
« Certainement, cela est grave.
— J’ai quelque chose qui pourrait vous intéresser. Si vous consentez à m’aider.
— Je ne vois pas comment je pourrais vous apporter mon concours après ce que vous avez commis ! Les écarts que mentionne l’Empereur… sont sans commune mesure avec ce qui se tient derrière moi.
— Peut-être bien. Mais je ne me serais pas risqué à vous faire venir ici si cela n’était pas dans votre intérêt. Vos soucis pourraient totalement disparaître. »
Swaren garda le silence, attendant que le consul enchaînât avec sa proposition.
« J’ai entre les mains une nouvelle création. Une technologie qui pourrait révolutionner le genre humain. Quelque chose me dit que retrouver vos sens pourrait vous intéresser. »
L’automate prit place sur le second fauteuil, toute ouïe.
« Vous avez des contacts que je n’ai pas. Grâce à cela, nous nous débarrasserons de l’Empereur. »
Sur une des aiguilles de l’immense horloge, trônant derrière la baie vitrée, une petite chouette vint se poser.