Postlude - À l'autre bout

Par Daichi

Driiing ! Driiing !

La sonnerie continuait de retentir. Claudicante, Neila avançait sur ce chemin luisant, sans comprendre jusqu’où cela la mènerait. Elle ne savait qu’une chose : ce son strident et effrayant s’approchait. À moins que ce fût elle, qui réduisait la distance avec cette musique ?

Driiing ! Driiing !

Tournant, suivant la lueur, elle tint sa marche. Se rassurant quelque peu – que la lumière faisait fuir les monstres, que la sonnerie effrayait les chasseurs. Seule, la voilà confortée. N’importait que cette vague blanche, qui la mènerait à terme quelque part. À l’abri. Loin. Sous la lumière. Peut-être même en compagnie. De quelque chose, n’importe quoi, n’importe qui.

Driiing ! Driiing !

Une chose se mit à l’inquiéter : elle ne montait pas. Sa route était plane, voire descendait légèrement. Rien ne la faisait s’approcher de la surface, et telle une enfant perdue, elle chouina de crainte. Serrant sa loupiote, de deux mains tremblantes et crispées, elle pressait le pas autant qu’elle le pouvait. Sa jambe hurlant de détresse, son ventre percé de géhenne, elle chuta maintes fois. Se rattrapant sur ce sol de crasse et de mousse puante, naviguant même dans un océan de rouille et de métal tranchant. Elle ne put compter les blessures sur ses paumes, entre ses phalanges, ni même estimer à quel point la vase avait comblé les plaies de son mollet.

Driiing ! Driiing !

Le son était proche ! Tout vibrait, même ses dents. Le chemin prit un virage, dans une petite entrée dans le métal. Comme une ouverture dans un tunnel, menant à une échelle vissée sur le mur. Il devenait évident que, là-haut, se cachait la source de ce vacarme…

Driiing ! Driiing !

Tout s’éloignait de ce son, car depuis cette heure à vagabonder, elle ne vit nulle âme. Nul hère affamé, assoiffé. N’y avait que cette sonnerie. Neila fut prise d’une intense hésitation, à poser le pied sur cette première marche, mais ce fut de courte durée quand, en haut de cette échelle, elle perçut une lumière. Orangée cette fois. Elle clignotait, fatiguée et en détresse, appelant à l’aide à chaque sonnerie.

Driiing ! Driiing !

Neila bondit jusqu’en haut de l’échelle, grognant à chaque poussée de son genou gauche. Il lui fallut cinq minutes pour la gravir, et jeter le cube dans cet antre clignotant. Arrivée, les oreilles agressées, elle soupira, vidant ses poumons. Ses larmes vinrent inonder le sol, aucune force ne parvenant à les retenir. Le sanglot l’étreignit, désormais emmurée dans sa petite cachette aux deux lumières.

Driiing ! Driiing !

Et aux deux sonnettes. Lorsque ses oreilles lui ordonnèrent de bouger les bras pour faire cesser ces clochettes, elle vit le téléphone, fixé au mur. Fatigué. Rouillé. Usé. Au cadran si ancien que ses numéros étaient effacés. Aux sonnettes si trouées que la sonnerie tenait du miracle. Le petit marteau, lui, dansait vigoureusement, comme un vieillard pris d’un accès de jeunesse.

Driiing ! Driii-

Neila décrocha le combiné et le raccrocha tout net. Silence. Un soupir, encore, profitant d’une absence de dérangement. Un calme qui…

Driiing ! Driiing !

Il n’y avait rien pour débrancher l’appareil. Puis, elle réfléchit. Comment pouvait bien fonctionner un téléphone ?… Quelqu’un appelait, non ? La lanterne l’avait menée jusqu’ici… Dans quel but ?

Driiing ! Driiing !

Elle craignait de décrocher. Sa main serra le combiné, le peignant de sueur et de sang, de terre et de rouille. Inspirant fortement, elle tira, et plaqua l’objet contre son visage.

Aucun son.

« C’est… qui ? », hésita Neila. Puis, elle entendit un bruit de microphone, comme si l’on décrochait après elle.

« Central d’Atélia. Numéro ? »

Neila quitta l’échelle contre laquelle elle s’était réfugiée, effrayée par cette voix inconnue. Se rapprochant de l’engin : « Que…

— Le numéro de votre correspondant.

— Mais… vous… m’avez appelée…

— Nous avons répondu à votre appel. Numéro ? »

Une respiration et expiration, par seconde. Saccadée, sa poitrine frappa ses poumons, brouillant le micro de son souffle. Sans capter la voix de l’autre bout, ses oreilles bouchées par son angoisse, elle n’entendait qu’une chose.

Cinq deux trois… zéro un neuf trois…

« … un six huit. »

Derrière, la voix raccrocha, cédant sa place à une sonnerie. Plus douce, « boooup, boooup ». Chacun de ces petits battements résonna à l’unisson de son cœur, martelant son crâne.

Et, enfin… le combiné décrocha.

« Quoi ? »

Neila hoqueta. Elle serra l’appareil contre elle, comme pour enlacer cette voix venue d’ailleurs. C’était la sienne. À peu de choses près, la même que sa propre voix. Plus douce, moins enrouée, teintée d’une sécheresse enrobant la tendresse. La sienne !

« Allô ? Je suis occupée, pourquoi tu m’appelles ?

— She… lly… » Elle avait du mal à parler, sa gorge noyée de larmes et de fatigue. Elle toussa, faisant remonter une bile de sang, mêlée à de la poussière. Cela ne masqua pas la respiration de celle qui, à l’autre bout, venait d’expirer.

« C’est… c’est toi ? Neila ?

— Shelly…

— Je rêve… Comment, comment tu… Où es-tu ?

— Ever… Everlaw… Je suis venue te chercher… Shelly, c’est horrible, j’ai peur, je…

— Calme-toi ! Attends… Me dis pas que tu es montée dans le train ! Tu devais rester à Little Coin !

— Non… Je comp… rends pas…

— Tu ne dois surtout pas tenter de me chercher ! Ce type est fou à lier, dangereux, manipulateur ! Si tu le vexes, il… »

Elle ne continua pas.

« Shelly… Je t’en prie, je veux te voir… Je suis seule, je… Il… il m’a…

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il t’a fait ? Tu l’as croisé ? »

Elle n’osa répondre. Elle frotta les larmes de son visage et fit de la place dans sa tête.

« Shelly. Je veux te revoir. Je veux te sortir d’ici. Donne-moi un moment… Je vais venir à Atélia, et…

— Hors de question ! »

Sa voix avait grincé, subitement.

« Ne mets jamais les pieds sur son terrain de jeu, c’est tout ce qu’il attend ! S’il te plaît… Pars. Loin. Très loin d’ici, et ne reviens pas.

— Mais…

— Je vais raccrocher. Fuis dès que possible.

— Non… Shelly ! J’ai tout abandonné, j’ai tout sacrifié pour toi !

— Désolée… Mais, c’est trop dangereux, pour vous… Pour toi.

— NON ! M’abandonne pas encore une fois ! Je t’en prie, sauve-moi !

— Je ne veux pas te revoir.

— Je t’en prie ! Me laisse pas ! J’ai peur, il fait noir ! J’ai froid ! J’ai mal… J’ai plus personne… Personne à part toi… Tout le monde m’a abandonnée… j’ai tué… j’ai… je les ai trahis… tous… pour toi… Je t’en supplie… viens me chercher ! Réponds-moi, Shelly ! Je veux pas être toute seule, j’ai froid… il fait noir, je… La lettre, il… Je suis perdue……… Shelly ? »

Plus aucun son, à l’autre bout.

 

 

 

La dame retira son casque, déliant les nœuds qui s’y étaient logés. Remettant en place ses boucles dorées, touchant son maquillage défait par l’appareil, elle soupira. Ses doigts délicats attrapèrent le fard, pour s’en pouponner la joue. Puis les paupières. Et puis tout le reste, pourquoi pas. Elle le reposa ensuite sur le journal, près de la photo qu’elle avait demandée à Maxwell. Son autre main débrancha son microphone, et dévissa le modificateur de voix qui était dessus. Pour, enfin, se tourner vers son sinistré, lui demandant un lait au miel. Il ne fallait pas que sa voix s’usât… Et ce, en aucune manière. Les épagomènes approchaient, et le Nouvel An avec eux.

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