– Mademoiselle de Carmin-Jusquieux est arrivée, Monsieur le Président.
Gonzague releva lentement les yeux en souhaitant ardemment avoir imaginé cette déclaration, mais la tête de son secrétaire qui dépassait entre les deux battants de la porte entrebâillée réduisit son espoir à néant. À regret, il rangea le foulard de soie avec lequel il polissait chaque jour amoureusement sa plaque et reposa celle-ci sur son bureau, non sans s’autoriser un dernier regard vers le cuivre rutilant et l’inscription noire qui annonçait : « Gonzague Bonneval-Gadoux - Président du Cercle Restreint d’Extermination des Vindicatifs Urbains et Ruraux Extraordinaires ».
– Merci Valdys, lâcha-t-il dans un soupir.
Le secrétaire disparut en refermant la porte.
Gonzague s’extirpa de son fauteuil en s’efforçant de se composer un visage serein. Ce qu’il n’était pas. Il s’avouait volontiers que ces femmes, indépendantes — pour ne pas dire vieilles filles —, inexplicablement fières de l’être et qui clamaient tout ce qu’elles pensaient à tort et à travers, le mettaient fort mal à l’aise. Or, Henriette de Carmin-Jusquieux était la pire de toutes. Pour tout dire, Gonzague la soupçonnait d’être folle à lier. Ce n’était que par amitié pour le père de la demoiselle, son prédécesseur à la présidence, qu’il s’était résolu à en faire une chasseuse. Le pauvre homme devait se retourner dans sa tombe s’il voyait l’espèce d’amazone que sa fille était devenue.
Le Président inspira, tira sur son gilet, lissa son épaisse moustache, puis ouvrit la porte sur la salle d’attente où patientait une jeune femme brune, vêtue d’un manteau noir à revers grenat et d’un chapeau ridiculement large et plumeux, qui se redressa avec un sourire carnassier dès qu’elle le vit.
– Henriette, ma chère ! s’exclama-t-il en écartant les bras dans un geste qu’il voulait paternel.
– Bonjour, mon oncle, répondit-elle.
Elle se pencha vaguement pour recevoir le baiser sur le front dont il la gratifiait depuis qu’elle était toute petite, mais comme elle mesurait une dizaine de centimètres de plus que lui, il dut se hisser sur la pointe des pieds en abandonnant toute dignité. Ce qui augmenta d’un cran sa mauvaise humeur, persuadé qu’il était qu’elle l’avait fait exprès.
– Je vois que vous êtes en forme, commenta Henriette avec une moue entendue.
Venait-elle réellement de lui tapoter le ventre ? Gonzague évita de justesse de s’étrangler, puis la suivit dans son bureau en priant pour être épargné par l’ulcère.
La demoiselle s’était déjà installée dans l’un des élégants fauteuils. Le Président rejoignit son propre siège, s’autorisant au passage à redresser d’un millimètre sa plaque de cuivre.
– Avez-vous enfin trouvé un nouveau nom pour le Cercle ? demanda Henriette en voyant son geste.
– Allons, allons, nous avons déjà eu cette discussion et vous savez fort bien que moi vivant, nous conserverons le nom de notre chère institution.
– Quel dommage. Vous avez quitté le terrain il y a longtemps, vous ne vous souvenez assurément plus de la réaction des gens lorsqu’ils lisent nos cartes de v…
– Le sujet est clos, interrompit Gonzague un peu trop vivement, en se pinçant le nez pour refouler les relents de moutarde qui lui irritaient les muqueuses. Abordons plutôt le cas pour lequel je vous ai demandé de venir.
Henriette battit des mains comme une petite fille.
– Je suis ravie de repartir si tôt en mission ! Personne d’autre n’était disponible ? Enfin, loin de moi l’idée de m’en plaindre.
Gonzague jeta un coup d’œil au dossier qui reposait bien droit sur son sous-main. À vrai dire, lorsqu’il avait pris connaissance de son contenu, il avait immédiatement su qu’il ne pourrait envoyer personne d’autre. Aussi crispant que ce soit de le reconnaître, Henriette était la meilleure.
– En effet, vous étiez la seule disponible, grommela-t-il en lui tendant la chemise cartonnée.
La chasseuse l’ouvrit et commença à lire.
– Saint-Priest-Taurion en Haute-Vienne, comme c’est charmant ! J’imagine déjà l’air bucolique et stimulant de la campagne limousine !
Gonzague se dispensa de répondre à ce verbiage.
– Et ça se situe tout près de Limoges ! Fabuleux ! Je pourrai trouver un de ces adorables services à thé !
– C’est ça, parlons porcelaine… marmonna le Président.
Le visage d’Henriette perdit un peu son engouement puéril et elle sembla enfin se concentrer.
– Onze morts depuis le 14 mars 1889… Environ un mois, donc… Nocturnes… Morsures… Quelques témoins… Qui est ce Gaston de Saint-Vinox ? interrogea-t-elle.
– Le maire du patelin. C’est lui qui a sollicité notre aide. Nous nous devons de faire quelque chose pour ces braves gens. Avez-vous noté que des attaques ont également eu lieu dans des villages voisins ?
Henriette hocha la tête en poursuivant sa lecture jusqu’à ce que son doigt ganté de velours noir s’arrête ostensiblement sur un détail.
– Des « perdeybous » et des « gigotins » ? Voilà qui est nouveau ! Pour moi, en tout cas…
– Ne vous y fiez pas. Ces désignations sont sans doute issues du patois local. Une fois sur place, vous vous apercevrez à coup sûr qu’il s’agit d’espèces tout à fait courantes. Dangereuses, probablement, mais courantes.
– Possible, dit la jeune femme avec une moue dubitative.
Elle referma le dossier dans un claquement et tourna vers son pseudo-oncle un sourire épanoui.
– Magnifique affaire ! J’ai carte blanche ?
Au hochement de tête de Gonzague, elle fut secouée par un léger frisson d’excitation anticipée qui fit frémir à son tour le Président, mais de peur.
– Et maintenant, dites-moi, interrogea-t-elle les yeux brillants. Qui sera mon partenaire ?
Gonzague ne put retenir une grimace. Si Henriette mettait son veto, il devrait revoir ses plans. Il n’osait plus demander aux autres chasseurs de travailler avec elle, et il était hors de question de l’envoyer seule sur le terrain. Or, il était tout à fait possible qu’elle refuse de collaborer avec un… rustre pareil.
– Je vous laisse le découvrir par vous-même, finit-il par suggérer en se levant. Je vous accompagne à l’armurerie où il doit justement s’équiper.
– Vous êtes un vilain cachottier, mon oncle, dit Henriette en trottinant derrière lui.
L’armurerie était déserte, mais des bruits sourds et des claquements émergeaient de la salle d’entraînement contiguë. Un homme à la carrure et à la taille peu communes terminait de mettre en pièces à l’aide d’une hache de combat un mannequin de bois dont le visage sculpté présentait un nez difforme, des dents acérées et des oreilles en pointes. Malgré l’intensité de ses gestes, les traits du géant restaient imperturbables sous ses épais sourcils noirs et ses boucles brunes en bataille.
– Blaise Bon… souffla Henriette avec un sourire gourmand qui découvrait ses canines. C’est parfait…
Gonzague leva les yeux au ciel, mais préféra ne pas se poser de question.
– Monsieur Bon, dit-il tandis que celui-ci s’approchait d’eux, Mademoiselle de Carmin-Jusquieux est là, vous allez pouvoir vous mettre en route.
Le chasseur fit entendre un grognement. Comme c’était son mode d’élocution habituel, Gonzague ne s’en formalisa pas. En revanche, il nota une lueur étrange dans les prunelles de Bon lorsque celui-ci regarda Henriette. Maintenant qu’il y songeait, peut-être ces deux-là avaient-ils déjà travaillé ensemble…
– J’attrape mon sabre et nous pourrons partir découper du zombie à la campagne ! chantonna la jeune femme en sautillant vers l’une des grandes vitrines de l’armurerie.
Gonzague tapota l’épaule du colosse.
– Bon courage, Monsieur Bon, lui souffla-t-il, bon courage…
Je m'étais dit, "je jette juste un oeil pour évaluer le style, voir si ça correspond à mes goûts et si je fiche ça dans ma PAL."
J'ai pas réussi à lâcher.
Sérieusement. J'ai essayé. "Ah, c'est marrant... Gonzague. Je découvre Henriette et j'arrête. Oh, comment ça son oncle ? Quelle demoiselle juteuse ! Allez, juste une dernière ligne. J'adore ce vocabulaire. Ça s'enchaîne ! Woah, il est immense le gus avec qui elle va faire équipe. C'est lui Blaise Bon ? Ça promets. Oh, ils se connaissent déjà ? Aaaah je suis arrivée au bout de l'épisode 1, mince !"
Bref tu auras compris. Je suis accrochée malgré moi, haha ! C'est que tes personnages sont truculents et les dialogues si bien construits que je n'ai pas vu l'épisode passer. Tu poses très bien leurs personnalités et leurs mimiques personnelles.
Mention spéciale à Henriette que j'apprécie déjà intensément, que j'ai appréciée dès son apparition en vérité : "vêtue d’un manteau noir à revers grenat et d’un chapeau ridiculement large et plumeux, qui se redressa avec un sourire carnassier dès qu’elle le vit."
D'ailleurs, c'est cette partie de la description qui m'intéresse et titille aussitôt mon affection. "jeune femme brune", c'est presque trop banal en comparaison. Surtout avec l'annonce précédente de ce bon vieux Gonzague --> "Il s’avouait volontiers que ces femmes, indépendantes — pour ne pas dire vieilles filles —, inexplicablement fières de l’être et qui clamaient tout ce qu’elles pensaient à tort et à travers, le mettaient fort mal à l’aise. Or, Henriette de Carmin-Jusquieux était la pire de toutes."
Là, je m'attends à de l'explosif, du pétillant, du spectaculaire. Hors, "jeune femme brune" me déstabilise. L'effet est peut-être recherché ? J'en ai douté avec la suite, "grenat", "plumes" et "carnassier" étant suffisamment délicieux à la lecture pour me redonner la sensation d'un personnage extravagant.
Bref, une mise en bouche très réussie. Je suis fan !
Oh ben ça me fait super plaisir que tu aies été "accrochée" comme ça ♥
Le but était de faire du drôle et du facile à lire. Bon, pour le "facile à lire", il faut quand même aimer mes phrases de 4 lignes, mais on se refait pas, hein...
Je voulais essayer d'écrire une série selon les critères de Rocambole. Chapitre courts et beaucoup d'action. Juste pour voir si j'y arrivais. C'est pas gagné, comme tu vois, puisque je me suis arrêtée à trois chapitres. Mais j'ai tout le plan, jusqu'à la fin. Comme le reste, je m'y remettrai sans doute un jour...
Pour l'anecdote, les patelins existent vraiment et je les connais bien puisqu'ils sont tout près de chez mes parents, dans mon Limousin presque natal. Ca me faisait rire de décrire des endroits que je connaissais (même s'ils ne devaient pas avoir la même tête en 1889).
J'ai noté ta remarque sur la "jeune femme brune", mais j'emploie du vocabulaire un peu alambiqué, alors de temps en temps, une phrase plus simple, ça peut être reposant XD
En tout cas, je me suis amusée à écrire ces trois chapitres et ça me fait plaisir que tu t'amuses en les lisant !
Merci beaucoup pour ta lecture et ton commentaire !
Quant au brave Blaise Bon, j’attends de voir comment tu vas gérer ce colosse au nom si pacifique et quelle va être sa relation avec Henriette..
Pour la date, tu pourrais lui faire lire une ou deux lignes du rapport : un mort le 14 mars 1889 à saint martin du schnouf, un autre le 15…
Détails
Il s’avouait volontiers que ces femmes, indépendantes — pour ne pas dire vieilles filles —, inexplicablement fières de l’être et qui clamaient tout ce qu’elles pensaient à tort et à travers, le mettaient fort mal à l’aise : le sujet est bien loin du verbe et la phrase un peu longue et dure à suivre
persuadé qu’il était qu’elle l’avait fait exprès : bcp de « que »
Et oui, en effet, elle chante bien qu'elle va découper du zombie, à la fin... tu en déduis ce que tu veux ;P
Pour ce qui est de Blaise, je vais justement voir comment j'arrive à le gérer dès le second chapitre...
Je note tes remarques (totalement justes !).
Merci pour ton passage et ton retour !
Peut-être que tu devrais le garder finalement ? ^_^
Ça se lit très facilement et je crois, d'après ton jdb, que c'est justement l'objectif, pour moi on y est tout à fait : )
J'adore l'ambigüité entre Bon et Henriette, je me demande s'ils s'apprécient ou se détestent, haha, j'ai hâte de le découvrir : D
Est-ce que le fait d'utiliser le nom de l'un et le prénom de l'autre est une référence au caractère machiste du Président, parce que l'on est en point de vue interne ?
Deux petites remarques : au début le Président fait référence aux "vieilles filles" mais finalement Henriette semble plutôt jeune. Alors je sais que la notion de "vieille" à cette époque n'est plus du tout la même qu'aujourd'hui mais cela a tout de même créé une petite confusion pour moi car les deux mots sont utilisés en point de vue interne (enfin il me semble) par le même personnage pour désigner la même personne... je peine à me projeter sur la tranche d'âge d'Henriette du coup (remarque je ne sais pas si c'est vraiment un problème ^^).
Et par ailleurs, je trouve l'arrivée de la date "1889" peut-être un peu étrange ? Car le dossier lu par Henriette ne recence que des cas de morts depuis un mois seulement et il me semble peu naturel (même si je comprends bien qu'il s'agit de renseigner le lecteur ^^") d'annoncer l'époque via cette date utilisée ainsi dans ce dialogue alors qu'il est rare il me semble de citer sa propre année à l'oral ^^"
En tout cas, j'adore le concept de ce nouveau projet et cette première mise en scène des personnages auxquels je suis déjà attachée alors que tout reste à découvrir sur leur compte ♥
Le côté facile à lire, c'est effectivement ce que j'essaie de faire. Mais ma fâcheuse tendance à faire des phrases de 4 lignes me rattrape quand même un peu XD Apparemment, ça ne t'a pas gênée, ouf !
L'utilisation du nom pour Blaise et du prénom pour Henriette, ce n'est pas un signe de machisme de la part de Gonzague (pourtant il l'est bien, c'est indéniable), c'est surtout dû au fait qu'il connaît Henriette depuis toujours puisqu'il était ami avec son père et qu'elle l'appelle "oncle".
Tu as complètement raison pour tes deux remarques ! Je vais supprimer le "jeune" devant "femme", d'ailleurs. Ceci dit, pour te répondre, Henriette a entre 25 et 30 ans, donc elle n'est pas bien vieille. Mais à l'époque, ça pouvait déjà être considéré comme au-delà de la date de péremption pour le mariage, surtout si elle ne manifeste aucune intention de se marier (c'est surtout ça qui dérange Gonzague, d'ailleurs).
Quant à la date... j'avoue que je n'étais pas très convaincue moi-même XD Tu as donc mis le nez en plein sur ma flemme de chercher autre chose ! Mais tu as raison ;) Je chercherai comment faire autrement.
On va vite en savoir un peu plus sur les relations entre Blaise et Henriette, puisque le prochain chapitre est du point de vue de Blaise :)
Merci pour ta lecture et ton commentaire !