Épisode 2 : Les parfums de la nature authentique

Par Isapass

Le train s’immobilisa dans un couinement métallique tandis que sur le quai, le préposé annonçait en boucle « Limoges Bénédictins ! » en défilant devant les wagons. Blaise expira longuement par le nez pour évacuer l’irritation accumulée durant les sept heures de trajet. Henriette n’avait pas cessé ses bavardages plus de deux minutes d’affilée pendant la première partie du voyage, au point que les trois autres occupants du compartiment avaient fini par montrer d’évidents signes de dépression agressive. Le chasseur avait bien cru qu’il allait devoir intervenir — ce qu’il aurait fait pour protéger plutôt les potentiels assaillants que sa partenaire, qui n’avait aucun besoin de lui pour se défendre, bien au contraire.

Après Châteauroux, lorsqu’ils s’étaient retrouvés seuls, elle s’était enfin tue et Blaise avait cru à la possibilité d’un peu de paix. C’était naïf de sa part. Profitant de la proximité des banquettes, elle s’était mise à frôler à intervalles très réguliers le mollet du chasseur du bout de sa bottine, soi-disant concentrée sur le paysage. Elle ne prenait même pas la peine de dissimuler son petit rictus sadique. Insupportable… Enfin, tant que la situation lui permettrait de s’abstenir de parler, il serait capable de rester stoïque. Il ne détestait rien tant que parler.

Il sauta sur le quai juste à temps pour entendre Henriette refuser les services d’un porteur. Puis elle lui colla son sac de voyage dans les bras.

– En route, Blaise. Trouvez-nous donc un fiacre, une charrette, quelque chose. Hop !

Sur ce, elle s’avança vers la sortie en fendant la foule telle un brise-glace.

– Mmrrrh…, répondit Blaise.

 

Trois quarts d’heure plus tard, ils approchaient du village de Saint-Priest-Taurion par une route en sous-bois qui mettait les suspensions de la voiture à rude épreuve. Henriette avait fait tout un foin pour que le fiacre soit décapoté et s’extasiait depuis sur « l’intensité des parfums de la nature authentique ». Blaise, lui, trouvait que ça sentait le champignon pas frais. Il avait surtout remarqué la nervosité croissante du conducteur qui tournait sans arrêt le regard de droite et de gauche pour sonder la profondeur de la forêt. Les rumeurs de morts violentes avaient dû se répandre au-delà des limites de la commune.

– Arrêtez ! hurla tout à coup Henriette.

Le cocher émit un couinement affolé et tira si fort sur ses guides que le cheval menaça de s’asseoir entre les brancards. Blaise lui-même se leva à demi, la main déjà serrée sur le manche de sa hache dans les entrailles de son sac.

 – Je propose que nous descendions ici pour terminer à pied. J’ai besoin de m’imprégner de l’atmosphère des lieux, déclara la jeune femme sur un ton pénétré avant de s’extraire lestement du véhicule. Qu’en pensez-vous, Blaise ?

La mâchoire du cocher se décrocha, tandis que ses yeux quêtaient une explication rationnelle dans ceux du chasseur. Malheureusement, celui-ci n’en avait pas à lui fournir, mais il se fendit d’un haussement d’épaules solidaire. Il sauta à terre juste à temps pour recevoir encore une fois sur les bras le lourd bagage d’Henriette. Au passage, la poignée du long sabre qui en dépassait lui heurta l’arête du nez.

Sitôt perçu le paiement de la course, le cocher fit volter son équipage et fouetta son bidet pour s’éloigner au plus vite, autant de sa passagère que des dangers sylvestres.

Henriette se mit en marche en poussant un soupir d’aise. Sous les arbres, l’humidité commençait à transpercer les étoffes et la lumière déclinait à vue d’œil — la demie de cinq heures avait dû passer — et le village n’était même pas en vue. Tout ce qu’ils gagneraient au caprice de cette furie, c’était au mieux un refroidissement, au pire une foulure sur ce mauvais chemin où les trous seraient bientôt invisibles.

– Mmrrhh, laissa échapper Blaise.

Il ne fallut pas cent mètres à Henriette pour estimer qu’elle avait suffisamment humé les parfums de la nature et qu’elle pouvait reprendre son bavardage habituel.

– Ce pays est charmant ! Regardez-moi cette forêt, Blaise. Allons, regardez ! Je compte six espèces de feuillus. Et ce sont des arbres centenaires, au moins ! Quant aux petits bourgs que nous avons croisés en chemin, avez-vous vu ces constructions ? Des murs solides, de belles pierres ! Ça manque peut-être un peu d’ouvertures, mais ces braves gens sont en majorité agriculteurs. Ils doivent se coucher tôt, le soir, ils n’ont pas besoin de beaucoup de lumière. Ah, imaginez ça, Blaise, une vie saine, au grand air, à produire de la bonne nourriture pour son prochain… Je vous l’annonce, un jour je viendrai m’installer ici, comme fille de ferme. J’aime déjà follement cette rég…

Malgré ses jacasseries aussi discrètes qu’un tocsin, une bête avait dû vaincre sa panique et décider de rester sur place. Ou bien il s’agissait d’un animal sourd. Quoi qu’il en soit, quelque chose s’agitait dans les taillis à quelques pas devant eux, assez bruyamment pour avoir fait taire Henriette. Celle-ci ouvrit la bouche — probablement pour émettre un commentaire inutile — pourtant une plainte déchirante jaillit des buissons sans lui laissait le temps de s’exprimer. Le hurlement semblait humain, mais déformé par une terreur épouvantable. En un bond, la chasseuse rejoignit Blaise et tira son sabre au clair à la seconde où son partenaire brandissait sa hache. Prêts à réagir au moindre mouvement, ils s’approchèrent pas à pas du fourré. Cependant, le cri cessa tout à coup, les branches crissèrent encore un peu, puis une minuscule silhouette en surgit.

– Ooooooooh ! s’écria Henriette en abaissant sa lame. Un enfant ! Mais qu’est-ce qu’il fait là, pauvre petit ?

En effet, la créature avait l’apparence d’un garçonnet de trois ou quatre ans. Il était habillé de guenilles, pieds nus, et serrait contre lui un objet oblong difficilement identifiable. Néanmoins, Blaise lui trouvait l’air louche. Qu’est-ce qu’un si jeune gamin fabriquait aussi loin du village à la tombée du jour ?

– Il a dû se perdre, ce cher ange, n’est-ce pas ? babilla Henriette de cette voix moitié chantante, moitié geignarde que les femmes prennent immanquablement en présence d’enfants en bas âge. Bonjour, mon chérubin, comment t’appelles-tu ? Est-ce que tu sais où sont tes parents ?

Tout en parlant, elle s’approchait du petit, courbée en avant comme pour se mettre à sa hauteur. Blaise était de plus en plus convaincu que quelque chose clochait. Ses yeux trop grands étaient complètement secs. Quel bambin de quatre ans se perdrait en forêt sans verser une larme ? Et pourquoi ne prononçait-il pas un mot ? De plus, ses oreilles étaient légèrement pointues, ses bras inhabituellement longs, et sa bouche entrouverte donnait l’impression qu’il ne pouvait pas la fermer, comme si ses dents avaient trop poussé ou qu’il en possédait en surnombre. Cependant, la pénombre de plus en plus dense empêchait le chasseur d’être complètement sûr de lui. En outre, pour avertir Henriette, il lui faudrait parler. Avec des mots.

Tout de même, la jeune femme était vraiment très proche de la créature, à présent. Or, de son côté, elle semblait n’avoir aucun doute. Lorsqu’elle s’accroupit à un pas à peine du pseudo-garçonnet, Blaise fut bien obligé d’intervenir :

– Arrêtez, dit-il calmement pour ne pas pousser la chose à l’attaque. C’est pas un gamin.

Henriette se tourna vers lui d’un bloc et le fusilla du regard.

– Vous êtes affligeant, Blaise.

Sur ce, elle fit de nouveau face à la petite silhouette et lui tendit les bras. L’enfant laissa tomber son objet et vint se blottir contre elle. Henriette se redressa en le câlinant.

– Non, mais tu entends ça, mon chéri ? lui susurrait-elle. Les inepties que ce grand monsieur débite ? Tu te rends compte que tante Henriette doit supporter ça ? Affirmer que tu n’es pas un enfant alors que tu es le plus beau petit garçon que j’aie jamais vu ? Mais c’est fou, ça, c’est fou, non ? Qu’est-ce que tu en penses, toi, cher ange ?

Blaise se sentit confus. Il était pourtant persuadé que le petit était une créature nuisible, une de celles qui changent de forme ou qui ont une apparence trompeuse pour attirer les naïfs. Deux ou trois épais volumes leur étaient entièrement consacrés parmi les ouvrages de la bibliothèque du Cercle. Peut-être que par déformation professionnelle, il commençait à voir le mal partout ? Mais s’il ne pouvait plus se fier à l’instinct sur lequel il s’était toujours appuyé, qu’adviendrait-il de ses compétences de chasseur ?

– Cet enfant est un amour, déclara Henriette en revenant vers lui. Nous allons l’emmener avec nous, puis nous nous renseignerons sur ses parents en arrivant au village. En attendant, je vais l’appeler Lucien. J’aime beaucoup ce prénom. N’est-ce pas qu’on dirait tout à fait un Lucien ?

En prononçant la dernière phrase, elle leva le petit à hauteur du visage de Blaise pour qu’il puisse l’admirer de près. En un éclair, la créature se projeta sur lui, se suspendit à ses cheveux et lui planta ses dents acérées dans le nez en poussant des grognements bestiaux. Sous l’effet de la surprise, Blaise tomba en arrière, essayant d’arracher le nuisible de son visage.

– Un deymoniau ! hurla-t-il. Je savais que c’était pas un gamin ! 

Le monstre lâcha enfin son nez, mais entreprit de s’attaquer à son oreille pour la mâchouiller hardiment.

– Bien sûr que non, asséna Henriette sans esquisser un mouvement pour l’aider. C’est un pauvre enfant affolé à qui vous avez fait peur avec vos gros sourcils et votre voix trop grave. Cessez de faire le pitre, à présent, vous êtes navrant.

Le deymoniau se tortillait si bien que Blaise ne réussissait pas à le saisir. Il devait pourtant l’immobiliser avant de lui desserrer la mâchoire, s’il voulait conserver un morceau d’oreille. La sensation de moiteur dans son cou lui indiquait que les quenottes de la bestiole avaient déjà fait des dégâts.

– Mais aidez-moi, nom de nom !

Un instant plus tard, la créature était de nouveau pelotonnée dans les bras d’Henriette qui lui caressait les cheveux en murmurant :

– Pauvre petit Lucien…

Blaise se remit sur ses pieds en épongeant le sang qui lui coulait dans le col.

– Passez-le-moi, je vais lui régler son compte.

– Vous êtes un malade, laissa tomber Henriette en reprenant sa marche vers le village, la tête du deymoniau sur son épaule.

Blaise se visualisa un instant en train de déposer sa démission ainsi qu’une Henriette ligotée et bâillonnée sur le bureau du Président Bonneval-Gadoux, puis son regard tomba sur l’objet que le deymoniau avait lâché. Il s’agissait d’un bras humain en décomposition.

– Mmrrhh, fit Blaise.

Et il se mit en devoir de rattraper Henriette et « Lucien ».

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Rachael
Posté le 16/05/2021
Il est juste parfait, ce chapitre, j’ai bien ri en le lisant. Tu as trouvé le même genre de ton décalé que dans le reliquaire, mais c’est encore plus drôle. L’idée cette fois de plonger dans la tête de Blaise pour donner une autre image d’Henriette est excellente, car on la découvre encore plus givrée que dans le premier chapitre.
C’est peut-être un peu dommage de dire qu’elle parle tout le temps dans le train sans en donner un échantillon, ou au moins dire de quoi elle parle plus précisément (parce qu’on se le demande, quand même !).
La partie avec le deymoniau est très drôle, entre Henriette qui persiste à le déclarer adorable et Blaise qui doit s’en défendre. La chute avec le bras humain est magique !

détails
d’évidents signes de dépression agressive : excellent !
Le cocher émit un couinement affolé : il y avait déjà le train qui couinait, tu peux peut-être trouver un autre mot ?
Isapass
Posté le 17/05/2021
Oui c'est vrai qu'il y a des points communs avec le reliquaire (ça doit être ma façon de faire de l'humour), mais là j'ai plutôt misé sur l'humour "tripes et hémoglobine" alors que le reliquaire c'était plus "pipi-caca" XD J'assume les deux sans problème :P
Ah ah, j'attendais la remarque sur le bavardage du train. J'espérais un peu que le second bavardage me dédouane, mais ça aurait était trop facile XD
Le problème que j'ai, c'est que j'essaie vraiment de me caler sur les exigences de Rocambole et qu'en principe, les épisodes doivent faire 10k signes. Or, je suis déjà un peu au-dessus. Mais je pourrais botter en touche avec une petite phrase qui dirait que Blaise n'a pas écouté un mot ou un truc comme ça (ou effectivement, citer les sujets qu'elles évoquent).
C'est bien que le reste t'ait fait rire : j'ai pas l'impression d'être super originale (mais en humour, c'est pas toujours ça qui marche le mieux, ceci dit).
Et en effet, je trouvais ça drôle de laisser croire que c'étaient les a priori de Gonzague qui la lui faisaient qualifier de folle, et de montrer qu'en fait elle l'était quand même pas mal.
Je note la répétition de "couinement", bien vu !

Merci pour ta lecture et pour ton commentaire encourageant !
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