Léonard Leyjaud apposait sa signature au dernier acte de décès de sa pile lorsque, relevant ses yeux fatigués, il distingua par la fenêtre du bureau deux individus qui se dirigeaient tout droit vers la mairie. À pied, et chargés de bagages.
– Quessecé qu’ça ? laissa-t-il échapper.
Des promeneurs inconscients ? Non, leur pas décidé n’avait rien de touristique. Des vendeurs ambulants, peut-être ? Où était leur marchandise, alors ? Les atours de la dame éliminaient la possibilité de forains et l’heure tardive, celle de fonctionnaires arrivant de Limoges. L’homme pouvait être un bûcheron, vu sa carrure ; quelle montagne ! Entre son gabarit d’armoire à glace, ses sourcils noirs proéminents et ses boucles brunes qui lui donnaient l’air d’un bandit de grand chemin, on n’avait pas envie de lui chercher des noises. Quant à la femme, on devinait qu’elle était de la haute rien qu’à sa taille fine et à sa façon de lever le menton. Sans parler de ses frusques qui coûtaient probablement l’équivalent d’une génisse ou deux. Ils paraissaient mal assortis, mais ce que Léonard avait pris pour un ballot dans les bras de Madame s’avéra finalement être un enfant. Ce devait donc bien être un couple. Mais qui ça pouvait-il bien être, boudiou ?
Le brave homme n’avait toujours pas réussi à former une hypothèse cohérente sur la présence et l’identité de ces gens lorsque la porte du bâtiment fit entendre son habituel grincement. Une voix féminine, chantante mais indéniablement autoritaire, le tira de ses réflexions en lui arrachant un sursaut :
– Bonsoir ! Quelqu’un est là ?
Pendant une seconde, Léonard sentit la panique s’emparer de lui, ce qui ne lui était pourtant jamais arrivé même depuis que ses concitoyens se faisaient trucider toutes les nuits. Il envisagea de se cacher, puis sa raison reprit le dessus et il se leva pour accueillir les visiteurs.
– Vous désirez ? demanda-t-il en ouvrant la porte du bureau.
– Nous cherchons le maire, Monsieur de Saint-Vinox, répondit la bonne femme.
– L’est absent, le Gustave. Je peux p’têt vous aider, je suis l’adjoint.
– Mais bien sûr, vous êtes l’homme parfait ! s’exclama son interlocutrice. Monsieur de Saint-Vinox a fait appel à nous.
Elle se mit à farfouiller dans un réticule si petit que Léonard n’aurait pas réussi à y introduire deux doigts, mais qui semblait pourtant contenir une infinité de choses. Pour meubler, l’adjoint au maire adressa un sourire incertain à son compagnon. Mauvaise idée : l’homme était encore plus impressionnant de près et son visage n’esquissa pas même un frémissement en retour. En désespoir de cause, il tourna le regard vers l’enfant — celui-ci, au moins, ne lui manifesterait pas d’agressivité —, mais il n’y trouva aucun réconfort, bien au contraire ; quelque chose dans les traits du gamin lui évoqua le cauchemar récurrent qui lui avait valu le surnom de "pisseux" jusqu'à ses quatorze ans.
– Ah, voilà ! s’exclama enfin la femme en brandissant une carte de visite sous le nez de Léonard.
Il s’en saisit, s’approcha de la porte pour la regarder aux dernières lueurs du jour, et manqua s’étouffer.
– Eh ! Dites donc ! Faudrait voir à rester polie, ma p’tite dame ! Vous êtes peut-être chez les bouseux, mais pas chez les débiles, hein !
Sans se démonter, la femme gratifia son compagnon d’une tape sur le bras comme si elle venait d’obtenir une preuve qu’elle attendait depuis longtemps.
– Ah ! Vous voyez, Blaise, j’ai encore évoqué l’effet désastreux de nos cartes de visite avec Oncle Gonzague pas plus tard qu’hier. Ne vous formalisez pas, mon cher, poursuivit-elle à l’intention de Léonard, c’est un acronyme. Nous appartenons au Cercle Restreint d’Extermination des Vindicatifs Urbains et Ruraux Extraordinaires. Nous sommes là pour votre petit problème de massacre. Peut-être pourrions-nous nous installer plus confortablement pour en parler ?
Sur ce, elle s’engouffra dans le bureau en poussant des cris de ravissement à propos des poutres, des pierres et de « l’atmosphère rustique et chaleureuse », tandis que Léonard, bouche bée, tentait en vain de trouver quelque chose à répondre.
***
– Eh ben ça a commencé y a p’têt un mois d’ça, raconta Léonard en se resservant un petit verre de vin de noix. Un soir où y avait une brume à couper au couteau. C’est loin d’être exceptionnel, pour nous aut’. Le Taurion rencontre la Vienne à deux pas, au niveau du moulin, alors le brouillard, c’est quasi deux soirs sur trois par ici.
Il s’interrompit pour remplir le verre que la demoiselle — puisqu’apparemment ces deux rastaquouères n’étaient pas mariés — lui tendait sans le quitter des yeux, comme suspendue à son récit.
– Seul’ment cette fois, reprit-il, ceux qu’habitent dans l’centre-bourg, y z’ont entendu un tintamarre de tous les diables : des sortes de grognements, d’abord, et pi ensuite des cris épouvantables.
– Vous les avez entendus, vous, les cris ? interrogea le bûcheron — Monsieur Bon, un nom dont Léonard ne savait trop quoi penser — d’une voix caverneuse qu’il utilisait pour la première fois.
– Non, ma ferme se trouve à une demi-lieue.
– Continuez, Monsieur Leyjaud, c’est passionnant ! encouragea la demoiselle.
– Ben le lendemain matin, on a retrouvé Léonard Poulouzeix, notre sabotier, qui gisait dans son sang au milieu de la grand-rue. Tout bouffé qu’il était ! Des morsures partout, des morceaux arrachés… c’était pas beau à voir.
Il s’appuya contre son dossier pour ménager une pause dans le récit. Les visiteurs ne le quittaient pas des yeux et tout compte fait, ça n’était pas désagréable d’avoir un auditoire aussi attentif.
– On n’a pas pu se poser des questions bien longtemps. La nuit suivante, rebelote. Et encore celle d’après. Trois morts : Edmond Coignac le gendre de l’épicier, une fille de ferme gironde comme tout qui s’appelait Yvonne Damville, et le père Joulignat, cantonnier à la retraite. Léonard Joulignat.
Ses deux spectateurs échangèrent un regard, mais ne posèrent aucune question. Mademoiselle de Machin-Truc se resservit un verre au passage, puis lui fit signe de continuer.
– On a d’abord cru qu’y avait un loup qui rôdait dans le coin.
– C’est vrai qu’il en reste quelques-uns dans la région, approuva Monsieur Bon.
Léonard hocha la tête, agréablement surpris que l’homme connaisse ce genre de détail. S’il avait de sérieux doutes sur la demoiselle — occupée à loucher sur le mobilier en s’envoyant consciencieusement son troisième verre le petit doigt levé —, l’autre semblait connaître son affaire.
– Mais c’est les traces de dents qui allaient pas, poursuivit-il. Même si personne avait envie d’y regarder de trop près, ça sautait aux yeux. Seulement, pas moyen de savoir quelles bêtes avaient laissé ces marques.
– Pourtant lorsqu’il a fait appel à nous, votre maire a mentionné des « perdeybous » et des « gigotins » ?
– C’est que depuis, y a eu d’autres attaques et d’autres morts, mais y a eu aussi quelques rescapés qui ont vu.
Henriette de Machin-Chose poussa une exclamation aiguë en attrapant le bras de son collègue.
— Des témoins ! s’écria-t-elle tandis que le bûcheron fixait la main sur sa manche comme si une limace répugnante s’y était laissée choir. Vous entendez ça, Blaise ? Quelle chance nous avons ! Alors, qu’ont-ils donc vu ?
Léonard réprima un frisson. Il n’avait pas observé lui-même les créatures, mais comme la majorité des villageois, il avait écouté les récits entrecoupés de sanglots des miraculés et il lui arrivait d’en faire des cauchemars. Il se pencha en avant et chuchota :
– En fait, c’est des bonshommes. Sauf qu’ils grognent au lieu de parler, qu’ils puent la charogne et qu’ils essaient de nous bouffer. Certains ont l’air décomposés, au point que parfois, ils perdent des bouts. Qui un doigt, qui un bras, qui une mâchoire… Du coup, on les appelle des perdeybous. Mais ça les arrête pas. La mère Bajaille en a vu un laisser une jambe derrière lui, et ben il a continué à cloche-pied, y s’est même pas retourné !
– C’est bien ce que je pensais, déclara la demoiselle d’un air expert en se servant derechef. Ce sont des zombies.
Le bûcheron ne contredit pas, mais un léger plissement de ses yeux laissa croire à Léonard qu’il n’approuvait pas l’hypothèse.
– Et ils gigotent dans tous les sens, aussi, ajouta l’adjoint au maire dans un souffle. On dirait que quelqu’un les secoue comme des pruniers. On entend même leurs os qui s’entrecognent.
Soudain, Mademoiselle de Machin-Truc se pencha vers lui, les yeux brillants intensément. Hypnotisé, Léonard s’inclina à son tour, prêt à recevoir sa révélation.
— C’est du châtaignier ? demanda-t-elle en tapotant l’accoudoir de son fauteuil.
– Pardon ?
– Les meubles, ils sont en châtaigniers ?
– Ou… oui.
– Pourquoi ?
– Pourq… Euh, y en a beaucoup dans la région, répondit Léonard en luttant contre la sensation de mal de mer que cette femme provoquait chez lui. Les châtaignes ont sauvé plusieurs fois les Limousins de la famine, dans l’temps.
— Magnifique ! souffla-t-elle avant de vider son vin de noix d’un trait. C’est tellement… brut !
Monsieur Bon l’empêcha in extremis d’attraper la bouteille et lui arracha son verre de la main sans tenir compte de sa moue contrariée. Il déposa les deux sur le manteau de la cheminée, hors de portée de sa coéquipière.
– Des zombies qui gigotent, j’en ai jamais vu, dit-il de sa voix d’outre-tombe. Ni des zombies qui transforment pas ceux qu’ils mordent en zombies. C’est autre chose.
– Moui… bougonna la demoiselle. Faudrait voir sur pièce.
Léonard se dirigea lentement vers la fenêtre, une poigne glacée soudain serrée sur ses boyaux.
– M’est avis qu’vous allez pas tarder à être servis. Pendant qu’on parlait, la nuit est tombée et la brume s’est levée. Écoutez…
De légers craquements troublaient le silence. Proches… Vraiment très proches…
– Ah non ! C’est Lucien ! s’écria tout à coup la folle-dingue en désignant quelque chose avec un air émerveillé.
Accroupi sous la table, l’enfant de cauchemar grignotait le bois massif d’un des pieds. Il en avait déjà bouffé la moitié.
– Même, insista Léonard après avoir secoué la tête pour chasser la sensation d’irréalité, y vont arriver. C’est par des nuits comme ça qu’ils sont venus, les autres fois. J’vais pas pouvoir rentrer à la ferme.
Comme pour lui donner raison, des grognements lugubres se firent entendre au-dehors.
– Ne vous inquiétez pas, Monsieur Leyjaud, déclara la demoiselle en exhalant une haleine d’alambic. Cette nuit, vous dormirez chez vous.
Avec un sourire démoniaque, elle tira un sabre plus grand qu’elle de son sac et se dirigea vers la porte.
Je viens de finir la lecture des 3 chapitres et c'est la première histoire de plume que je lis :).
Je confirme: cela se lit facilement !
J'aime bien ton style d'écriture, agréable et clair.
J'ai beaucoup apprécié la vanne avec le nom de l'organisation. Je n'avais pas tilté dans le 1er chapitre, mais seulement ici quand Henriette tend la carte à Léonard xD.
D'ailleurs, belle construction des personnages ; le côté déjanté et imprévisible d'Henriette contraste bien avec le sérieux et le froid de Bon.
Dans le début du chapitre 3, je pensais que Blaise, en tant que colosse badass, allait insister un tout peu plus en refusant catégoriquement que Lucien les accompagne. Surtout après l'attaque et les morsures. Mais j'avoue que c'est compliqué étant donné qu'il n'aime pas parler ^^.
En somme, je dirais que les points forts de ton récit sont la qualité des dialogues qui mettent en valeur le caractère contrasté de tes personnages.
Et comme suggestion, je trouve que si tu ajoutais 1 ou 2 phrases de description des lieux et de la météo, cela pourrait rendre ton récit encore plus immersif.
Je n'ai pas encore lu tes autres oeuvres, mais j'irais y jeter un oeil (ou 2) à l'occasion ;).
Et je serais ravi de lire la suite des aventures de nos chasseurs de zombies :).
Au plaisir de te lire !
Je suis très flattée d'être la première plume que tu lis ! Et encore plus de lire que tu as passé un bon moment avec mon texte.
Je me suis lancée là-dedans parce que je voulais voir si j'étais capable d'écrire une "série littéraire" (genre assez nouveau mais réel), qui exige des chapitres courts, beaucoup d'action et de bons cliffhangers.
J'ai suivi les standards des éditions Rocambole (dont je ne sais pas ce qu'elles sont devenues, d'ailleurs). Je voulais aussi écrire sur des patelins qui sont près de chez mes parents et que personne ne connaît hormis les régionaux. On kiffe comme on peut, hein XD Enfin, je voulais essayer de faire un peu d'humour, parce que mes autres projets auraient plutôt tendance à faire pleurer dans les chaumières :) Mais l'humour, c'est très subjectif, alors ça me fait plaisir que tu y aies été sensible.
J'avoue que je me suis beaucoup fait rire toute seule avec ma blague de la C.R.E.V.U.R.E., même si j'ai dû me livrer à une sacrée gymnastique pour trouver l'acronyme ! Et en effet, tout le monde ne voit pas le résultat en même temps.
Je note tes suggestions. J'y souscris, d'ailleurs. En général, j'ai tendance à planter l'ambiance (parfois un peu trop, même), mais là je suis allée droit au but pour respecter les règles que je m'étais fixées (10 000 signes par chapitre). Je pourrais effectivement y gagner en tordant un peu cette limite.
Au risque de faire retomber ton enthousiasme, je dois t'avouer que cette histoire est en hiatus. Je la reprendrai sûrement un jour (d'autant que j'ai tout le plan), mais j'écris beaucoup moins qu'avant et je me concentre plutôt actuellement sur un autre projet (Walter Cobb, un genre de western fantastique un peu inspiré de Des Souris et des Hommes de Steinbeck et de La Ligne verte de Stephen King). Je suis donc bien incapable de te dire quand la suite sera disponible, désolée.
En tout cas, je te remercie chaleureusement pour ta lecture et ton retour encourageant ! Si tu veux des conseils de lecture, n'hésite pas, PA regorge de perles ! Tiens, par exemple, si tu as bien aimé mon histoire de zombies, je te conseille "Un cadavre exquis" de Dan (une de nos chères administratrices, dont j'adore la plume), que j'avais adoré.
A+
Oui, Ne t'inquiète pas. J'ai lu les autres commentaires et un peu ton Jdb. Tant que l'inspi te vient pour écrire, fonce, peu importe l'oeuvre. J'ai voulu commencer par une histoire plus courte, même si elle n'est pas terminée.
Etant donné que je travaille sur ma nouvelle, j'en lis déja pas mal hors PA pour m'imprégner du rythme.
Je me lancerais dans des plus gros morceaux et des pavés (de saumon) dans un second temps, mais il y a certains romans hors PA que j'aimerais terminer avant.
Avant de rejoindre PA, je ne connaissais pas vraiment la taille de la commu et je n'imaginais pas qu'il y avait tant d'oeuvres disponibles!
ça donne presque l'envie de ne plus acheter de livres xD. j'ai envie de lire toutes les oeuvres d'un auteur quand je me balade sur les Jdb xD.
De plus, le système de commentaire est cool. Il donne envie d'aider et de partager notre joie de lire, ce qui fait autant plaisir au lecteur qu'à l'auteur.
Des que je peux, je passerai faire la rencontre de Walter :).
En attendant, encore bravo pour tout ton travail et bon courage !
Que les Muses soient avec toi ! ^^
Je suis curieuse de voir quels sont ces zombies qui n’en sont pas…
Le prochain épisode devrait comporter plus d'action et ce sera le premier du pdv d'Henriette !
Merci pour ta lecture et ton retour ♥