Vêtu en petit bourgeois défraichi, chapeauté de son haut-de-forme moutarde, Erle était le seigneur des Halles, régnant sur une bande d’enfants errants en échange d’un toit et d’une maigre pitance. Chaque matin, ses courtisans se déployaient dans le grand marché pour lui glaner un pain sec, lui ramener la bourse d’une dame distraite et surtout, lui colporter les ragots de la journée qu’il vendait à sa patronne madame Sacassot. « Mieux vaut avoir Erle dans sa poche, qu’il te vide les poches » disaient les commerçants du bazar qui préféraient trafiquer avec le jeune flamboyant et bénéficier de la quasi-immunité conférée par la collaboration.
Outre ce marchand à qui il avait soutiré un ballot de lard, la récolte s’avéra maigre en cette fin d’après-midi. Les enfants mendiants n’avaient croisé que des radins, les bourgeoises avaient veillé sur leurs sacoches, les commères étaient restées à la maison. Lorsqu’il retourna à son coin de rue, il en était à sa septième tournée de la journée « Rien de nouveau sous le soleil madame Desquames? Besoin d’un petit coup de pouce monsieur Sarcieux? » Aucune de ses offres n’avait rapporté.
- Erle? Tu es bien Erle? Lui demanda un garçon crotté, noir de la tête au pied.
- Oui… c’est moi, hésita-t-il un moment, cherchant la présence d’un gendarme prêt à lui mettre la main au collet.
- Nous sommes vraiment contents de te croiser ! s’exclama le compagnon du crasseux tout aussi sale et terriblement puant. Tu nous as été recommandé par le vendeur de marrons, nous sommes temporairement en ville et nous cherchons un endroit où passer la nuit.
- On vous a bien conseillé, je suis l’homme de la situation. Personne ne dormira sur ce trottoir cette nuit, juré… Erle renifla un bon coup, craché… un répugnant amas de morve atterrit au pied d’Anna et de Gwion. Bien entendu vous devez avoir de quoi payer.
- Euh, il nous reste quinze centimes, répondit Anna.
- Quinze centimes? C’est très peu… vous n’avez pas un don merveilleux, une rumeur salée ou un objet de valeur à échanger…cette canne par exemple?
- Elle n’est pas à vendre, mais j’ai plein de talents qui pourraient vous être utiles; je sais vider les poches, chiper les brioches, crocheter les serrures, simuler la mort ou la misère, sauter, grimper, courir… quand je ne suis pas blessé, avoua Gwion.
- Intéressant et très inspirant. Et toi, le puant, tu caches quoi dans ton sac de cuir? Tu as un talent qui pourrait payer ta nuit? interrogea Erle.
- Je ne vieillis pas et mes membres repoussent, répondit sarcastiquement Anna. En ce qui concerne le contenu de mon bagage, ça ne te regarde pas.
- C’est bon, tu as au moins un don en humour, ça peut toujours servir, accorda Erle, amusé par la répartie d’Anna et intrigué par le sac qu’elle tenait fermement. Ce soir, vous allez dormir aux Halles, ce n’est pas le grand confort, mais on va vous trouver de quoi manger et un coin bien au chaud.
*
Le grand bâtiment, à la structure verte d’acier, se vidait des derniers maraichers qui empaquetaient leur cargaison de légumes, déployant des toiles sur les comptoirs, balayant le sol de leur échoppe. Sous les tables, des gamins récoltaient les rares trésors oubliés : une patate roulante ou une pomme amochée. Erle guidait les nouveaux arrivants entre les étals fermés en commentant la visite à la tournure touristique.
- Ici, c’est l’étal de monsieur et madame Flageolet. Ce long tréteau appartient au Poirier. Ah ! Et l’homme qui vient vers nous, avec son air de gendarme, c’est monsieur Custodian.
- Monsieur Erle, je vous ai avertis plusieurs fois : les halles ne sont pas un refuge pour jeunes vagabonds ou pour enfants abandonnés, l’hospice Civil est là pour ça. Déjà que je tolère votre horde de rats détrousseurs…
- Très cher monsieur, je ne vais certainement pas vous imposer des gamins qui pourraient être pris en charge par la très bonne institution qu’est l’hospice… Non… Non, ces enfants sont en ville pour une seule nuit, ils ont besoin d’un coin chaud et sécuritaire, j’ai immédiatement pensé à vous, à votre nature généreuse, toujours prêt à rendre service… en échange d’un petit dédommagement, Erle sortit le ballot de lard de son chapeau et l’offrit au gardien de l’édifice.
L’homme analysa un instant le paquet de bacon, sa moustache de morse tremblante au-dessus de l’emballage.
- Pour cette nuit seulement alors. Je ne veux pas avoir de problème avec les autorités. Ils n’ont qu’à s’installer dans la réserve de foin près des mangeoires et des abreuvoirs à chevaux… Ils en profiteront pour se baigner, ils empestent le dégueulis vos amis ! constata Custodian.
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Anna fit sa toilette dans la fontaine, nettoya ses vêtements de garçon, revêtit ses habits de fille. Elle essorait sa longue chevelure au-dessus du bassin d’eau lorsque Erle surgit sans s’annoncer.
- Euh… dé… désolé mademoiselle, je venais voir le puant… ah, c’est toi? C’est vous… vous êtes une fille? Je n’aurais pas cru, bafouilla-t-il, intimidé.
- C’est utile d’être un garçon pour voyager librement et éviter les questions. Qu’est-ce que tu veux au puant? Taquina Anna.
- J’ai des couvertures et un morceau de pain… mais ce n’est pas convenable pour…
- Ça suffit ! Interrompit Anna fâchée. C’est totalement convenable pour moi, je me suis simplement lavée et changée, je n’ai pas muté en espèce de sirène impotente. Dégage avec ta face de fouine ébahie, tu reviendras quand tu seras capable de me parler normalement.
- Je ne désirais pas vous choquer, madame, avant que je parte, dites-moi, quel est votre nom?
- Le puant, ça me va parfaitement, répondit Anna.
Après le départ de Erle, Anna rejoignit Gwion qui préparait les couchettes, il avait aménagé des matelas avec du foin et disposée les couvertes.
- Je n’aime pas ce Erle et je ne lui fais pas confiance, avoua Anna.
- Moi non plus, mais il nous a trouvé un coin pour dormir et ce n’est que pour un soir, répondit Gwion.
- Mais à quel prix?
*
Le quartier commercial était endormi, les halles silencieuses et vides depuis plusieurs heures. Monsieur Custodian procédait à sa ronde, éclairant les allées du faisceau de sa lampe au gaz. Entre les tables, une ombre agile passait d’une cachette à l’autre, évitant le rayon de lumière révélateur, se faufilant vers le dormoir des enfants. Enroulés dans leur couverture de laine, épuisés de leur journée interminable, Anna et Gwion dormaient profondément. L’ombre se glissa entre les deux amis, discrète. Le sac de cuir, si intrigant, reposait entre les dormeurs. Le cambrioleur procéda à la fouille du bagage. Une feuille…le froissement du papier agita le sommeille de Gwion qui se retourna. Le voleur se figea, attendit qu’il se rendorme et se remit en fonctions. Quelques paires de bas, des vêtements, un canif « ça peut toujours être utile », pensa-t-il en le confisquant, un serpent mort… Un serpent mort ! Par réflexe, il retira sa main, crispée de dégout. Il hésita une seconde et reprit sa prospection. Une chemise nouée en tapon contenant un objet lourd; Erle dégagea le paquet avec minutie et l’entrouvrit. « Vous aviez de quoi vous payer mille et une nuits avec cette pierre, merci pour ceci et désolé petite sirène impotente », pensa-t-il en s’éclipsant.