Monsieur Hénaff était adossé, victorieux, et bras croisé, au flanc de sa charrette. Grâce aux gamins il avait évité une corvée. Il les regardait se démener dans le charbon, soulevant les lourdes pelletées de houille, bras et jambes tremblantes. Après quelques heures de labeur, les deux forçats, maculés de suie, ressemblaient à des ombres chinoises aplaties par l’ouvrage, la marche nocturne et l’absence de sommeil. Gwion tomba le premier. Il s’écrasa sur les genoux, découragé par l’état de ses mains.
- Je n’en peux plus, j’ai les paumes ensanglantées et je n’ai pas dormi. Svp, laissez-nous partir. Nous avons compris la leçon. Nous ne remettrons jamais plus les pieds dans votre arsenal, supplia-t-il.
- Ce n’est pas de mon ressort petit. Le fourgon doit être chargé avant la tombée du jour et il est à peine rempli à moitié. Le Quartier maitre est le seul à pouvoir lever votre sanction, répondit Hénaff.
- C’est moi qui ai entrainé mon ami sur votre terrain, déclara Anna en retirant son béret, libérant ses nattes et s’essuyant le visage de sa manche pour dévoiler sa féminité.
- Non de Diou, une fleurette sur un tas de houille. Mais qu’est-ce qui vous est passé par la tête tous les deux?
- Nous vous avons suivi. Nous cherchions à trouver à qui appartenaient les armoiries sur votre coffre, avoua Anna, honteuse.
- Le grand M? C’est l’écusson de la compagnie des mines Myrmédiane… vous auriez dû me le demander plus tôt mes pauvres. La famille Myrmédiane est la principale fournisseuse de charbons de la ville, leurs armoiries sont imprimées un peu partout.
- S’il vous plait monsieur Hénaff, pouvez-vous parler en notre faveur à votre officier pour qu’il abrège notre condamnation ?
*
Assis au côté du charretier, les enfants, affranchis, avaient enfin pu quitter le dépôt de charbon : « Conduisez ces deux chenapans loin de l’arsenal et des ateliers de l’artillerie », avait ordonné Le Quartier maitre à monsieur Hénaff.
- Vous avez une idée où vous allez passer la nuit? demanda-t-il à ses passagers.
- Non, mais nous allons bien trouver, répondit Gwion
- Avez-vous de quoi bouffer au moins? Il comprit au regard des enfants qu’ils n’avaient rien à manger. Voilà quelques centimes, vous pourrez vous payer du pain et du fromage. Je vais vous laisser aux abords du pont National, traversez sur la rive sud, vous serez davantage en sécurité.
- Merci, monsieur Hénaff, vous êtes d’une grande aide. Vous savez où nous pouvons trouver les Myrmédiane? demanda Anna.
- Pardi ! Quand vous avez quelque chose dans la caboche fillette, vous ne l’avez pas dans les pieds ! Cherchez dans le grand dépôt de charbon, parc au Duc, sous le château. Il sert au ravitaillement des paquebots et des locomotives… Mais si j’étais vous, je laisserais tomber cette histoire de blason. Voilà, nous arrivons.
Une large allée achalandée montait vers le tablier d’un immense pont tournant, permettant le passage des navires à hauts mâts. Les doigts jouant sur les barreaux de la rambarde comme sur les cordes d’une harpe géante, Anna constatait pour la première fois la grandeur de la ville.
- C’est complètement fou. J’aperçois des dizaines de bateaux, des centaines de bâtiments et des milliers de personnes, toutes ces cheminées, Et ce boucan assourdissant. Regarde, juste en dessous comme nous sommes haut, observa Anna en montant les pieds sur la traverse.
- Descends de là, tu me donnes le vertige, gronda Gwion en la maintenant par la chemise.
- T’inquiète. Tu as vu? Nous sommes en plein centre du pont tournant, j’ai les sabots de chaque côté de ses sections… Avant de le faire tourner, tu crois qu’ils avertissent les gens?
Gwion, perplexe choisit une parti de pont, préférant éviter d’être écartelé vers le vide. Accoudés au garde-fou de l’ouvrage, ils détaillèrent la ville pendant une bonne heure, les quais, les longs bâtiments blancs de la marine et surtout le château, bien visible, à l’entrée de la rivière.
- Si on se fie à monsieur Hénaff, le dépôt serait au pied de ce bastion, mais pour l’instant, je crois que nous devons manger quelque chose et nous reposer, proposa Anna.
Gwion se rallia à la proposition, pressé de trouver quelque chose à croquer. Sur la rive sud, cordonnerie, chapellerie, tailleurs, restaurants et autres boutiques exhibaient leurs vitrines, soulignées d’écriteaux : Bar Chaudvin, LEPETIT- fabricant d’échelles, Parfums Lebousier. Les clients entraient et sortaient des commerces dans un trafic incessant.
Sur les trottoirs, des kiosques avaient été aménagés, leurs propriétaires tentaient d’appâter les passants avec leurs produits ou leurs phrases racoleuses.
- Chauds, chauds les marrons. Vous monsieur à la moustache, vous en prendriez bien un cornet pour votre belle compagne? Ah non? N’hésitez pas si vous changez d’idée.
- Ils sont combien vos marrons? demanda Gwion.
- Dégagez les crasseux, vous allez faire fuir la clientèle, allégua le marchand.
- Nous avons de quoi payer. Nous avons passé la journée à pelleter de la houille…nous sommes vraiment affamés, insista Anna.
- Bon ça va, trente centimes pour vous deux.
Il ouvrit le grand couvert de sa poêle à rissoler, une gourmande odeur de châtaignes rôties chatouilla les narines des deux enfants morts de faim. La chaleur réconfortante du chaudron poussa Gwion à se rapprocher pour se réchauffer les mains.
- Depuis combien de temps vous êtes dehors? Vous avez l’air gelé, remarqua le vendeur en montant l’intensité de son fourneau. Il distribua les cornets débordants de marrons aux jeunes acheteurs.
- Merci, monsieur, nous n’avons nulle part où passer la nuit, nous sommes arrivés en ville tôt ce matin, répondit Anna.
- Merchi monchieu, ils chont très bonch fos marrons, Gwion le tamia s’était rempli les joues de châtaignes, Anna le regardait découragée.
- Si vous cherchez un endroit pour crécher cette nuit, vous pouvez toujours vous adresser à Erle. Le garnement traine habituellement au coin des rues de Siam et de la Mairie, il est facilement reconnaissable avec son chapeau jaune.
- Milch merchis monchieu…prononça Gwion dans sa bave.
- Ça veut dire mille mercis en langage humain, clarifia Anna avant de quitter le marchand de marrons.
Ils suivirent les indications du vendeur, remontant l’allée en consultant les panneaux à chaque intersection.
- De la Traverse… Tu devrais prendre le temps d’avaler une première bouchée avant d’en engouffrer une autre… tu vas t’étouffer un jour, réprimanda Anna.
- Tu sais ce qu’il ne m’a pas manqué dans ma vie de mendiant pas de maman? Les remontrances de mère. Je suis assez grand pour manger seul.
- D’Aiguillon… J’espère que ce Erle va être plus sympathique que Trévor à la canne. Je trouve ça injuste que des enfants soient laissés à eux même.
- Bon, encore la mère… Le monde n’est pas comme dans tes livres de princesses…
- Quoi? Tu n’as qu’à les lire mes livres de princesses et tu vas te rendre compte qu’ils ne racontent pas que de belles histoires, tu découvrirais des drames aussi et… Anna s’attarda une seconde sur Gwion qui détournait les yeux. Tu peux me lire le prochain panneau de rue?
- Euh... je ne l’aperçois pas très bien…
- Nous sommes juste à côté maintenant, tu le vois très bien… Je crois plutôt que tu ne sais pas lire… C’est ça?
- Oui ! Tu es contente? Je ne sais pas lire, je ne vois pas bien, je suis affamé, je dois me faire porter par une fille parce que, moi, je me blesse et, en plus, je vieillis normalement ! Je me demande pourquoi, tu as besoin d’un garçon qui mange trop vite !
- Gwion…je ne voulais pas t’insulter… Je n’ai n’y ton courage, n’y ton intelligence et aucune expérience… je n’ai rien vécu. Toi, tu te débrouilles tout seul, moi… j’ai besoin de toi, Jean Macé…
- Hein, qui?
- Nous sommes au coin de la rue Jean Macé, continua Anna.
- Tu m’énerves… J’espère que nous ne traverserons pas toute la ville comme ça, dit Gwion qui avait l’articulation enflée.
- Rue de la Mairie ! Nous y sommes. Reste à trouver un chapeau jaune.